De temps en temps
Sur le problème du temps musical
p. 111-120
Texte intégral
1L’un de mes soucis principaux dans le domaine de la composition concerne la question du temps musical et de sa mise en œuvre. Depuis vingt-cinq ans, j’y ai beaucoup réfléchi, et cela se retrouve de diverses manières dans mes compositions. Les auditeurs et les musicologues qui s’intéressent à mon travail ne peuvent l’ignorer1. Jusqu’ici, toutefois, je n’avais pas abordé sur le plan théorique les voies et les découvertes mises au jour dans ma pratique compositionnelle. J’ai évité de formuler une « technique de mon langage musical », préférant maintenir ouvertes certaines possibilités et ne souhaitant pas présenter un tableau définitif de mes réflexions. Je n’ai cependant jamais cessé d’apporter de nouveaux éclaircissements à mes points de vue essentiels, notamment dans mon enseignement, si bien que presque tous mes élèves, en particulier les plus jeunes d’entre eux, sont relativement bien informés à ce sujet. Si je me décide aujourd’hui à formuler quelques-uns de mes cheminements de pensée fondamentaux, c’est surtout parce que depuis le milieu des années quatre-vingt, il existe, me semble-t-il, un manque croissant de réflexion sur la composante temporelle de notre art. Toutefois, je me limiterai à des réflexions générales, qui mènent moins à des réponses qu’elles ne posent certaines questions centrales, et je laisserai totalement de côté les prolongements techniques, ainsi que les exemples analytiques tirés de mes œuvres ou de celles d’autres compositeurs. J’ose espérer que les questions posées, si elles sont prises au sérieux, pourront susciter des impulsions créatrices importantes.
2La musique est l’art du temps par excellence. Tout ce qui se déroule en elle y est lié, en est une fonction, qu’il s’agisse de micro-ou de macro-temps. La physique acoustique a exploré ce domaine depuis longtemps. Le bruit, le son, le timbre, le rythme dans le sens le plus large du terme, c’est-à-dire aussi la forme, la micro-et la macro-forme, ne sont pas seuls à être des fonctions du temps, à s’exprimer par le vecteur temps : notre conception créatrice, l’imagination, puis la fabrication musicales se déroulent elles aussi dans ce cadre-là. Ce sont des évidences. Mais on ne cesse de les refouler, notamment chez les compositeurs ! Nous avons si fortement intériorisé certaines données que nous ne remarquons absolument plus avec quel esprit routinier nous avons coutume d’évacuer ce qui est pourtant le plus digne d’interrogation. Et lorsque nous nous rapprochons des points fondamentaux de la réflexion, presque plus rien n’est clair.
3Qu’est-ce au juste que le temps compositionnel ? Est-ce simplement le temps subjectif du compositeur ? Je ne peux ni le supposer, ni le croire. Pour moi, le temps compositionnel, considéré d’un point de vue totalement réaliste, se présente sous trois aspects : le temps mesuré et le temps vécu et le temps anticipé1. Mais peut-être devrait-on précisément considérer ce dernier comme la composante créative, au sens propre du terme (temps anticipé = temps créatif !).
4L’une des questions fondamentales est celle du rapport entre temps mesuré et temps vécu. Comment manier le temps calculé et calculable dans son rapport avec la dimension spirituelle, avec les impressions ressenties dans le temps ? C’est l’une des plus grandes énigmes, et jusqu’à aujourd’hui, l’énigme fondamentale du temps. Quand on la rapporte à la musique, on réduit en général cette question au seul problème de l’auditeur. Pourquoi, par exemple, dans une forme musicale dont le sommet divise le temps de l’œuvre en deux moitiés égales, la deuxième partie paraît-elle plus longue que la première ? Pourquoi une répartition du temps respectant les proportions du nombre d’or donne-t-elle au contraire l’impression d’une articulation musicale équilibrée et pour ainsi dire naturelle ? Il existe toute une série d’expériences liées aux proportions du temps de l’œuvre et du temps vécu, dont la connaissance est importante. On peut affirmer que la « densité » de l’information musicale exerce une influence décisive sur la sensation temporelle : dans le cas d’une densité d’information extrême, la sensation du temps s’élargit ; dans le cas d’une densité moyenne, elle tend à rétrécir ; dans le cas d’une densité minimale, en revanche, la tendance s’inverse ; c’est le cas de la minimal music : elle mène à une extrême extension du temps vécu.
5Dès que l’on veut généraliser de telles constatations, en tirer des lois, on tombe dans la spéculation. Je crois que l’on devrait se satisfaire des résultats statistiques. Mais ce qui me semble important, c’est que cette question du temps mesuré et du temps psychologique ne concerne pas seulement l’auditeur, mais aussi le compositeur. Si un compositeur s’en tient à la quantification du temps musical dans toutes les composantes pouvant être notées, comme micro- ou macro-temps d’une œuvre, il est, au moins depuis le début des années cinquante, classé dans la catégorie des compositeurs sériels ou « structuralistes ». S’il part au contraire directement de sa sensation, que ce soit par des motifs, des thèmes, des périodes, des mouvements rythmiques, etc., il est perçu comme un compositeur respectant la liberté du processus créatif et ouvrant toutes grandes les portes à l’intuition. Avec une conception aussi simplificatrice du processus de composition, on aboutit cependant à une fausse conclusion, lourde de conséquences. La réalité présente des aspects sensiblement plus complexes.
6À titre provisoire, je voudrais d’abord me référer aux réflexions d’un poète que l’on ne soupçonnera pas d’être un calculateur constructiviste : Friedrich Hölderlin. Il écrit, au début de ses Remarques sur Œdipe :
« Il sera bon, afin d’assurer aux poètes, même chez nous, une existence dans la cité, qu’on élève la poésie, même chez nous, et compte tenu de la différence des époques et des constitutions, à la hauteur de la mekena des anciens. Même à d’autres œuvres d’art, comparées aux grecques, ce qui manque c’est la solidité du fond ; jusqu’à maintenant, elles ont été au moins plutôt jugées par les impressions qu’elles font que par le calcul de leur statut et les autres démarches méthodiques grâce auxquelles le beau est produit. Mais le défaut de la poésie moderne est surtout du côté de l’école et du métier ; il lui manque en effet que sa démarche propre puisse être calculée et enseignée, et qu’une fois apprise elle puisse toujours à nouveau être répétée en toute sécurité dans la pratique. On a, humainement parlant, à propos de n’importe quoi, à prendre avant tout en vue ceci que c’est quelque chose de connaissable par l’intermédiaire (moyen) de son apparition, que son mode de conditionnement peut être déterminé et, dès lors, appris. C’est pourquoi, sans parler des raisons plus hautes, la poésie a particulièrement besoin de principes et de délimitations sûres et caractéristiques. À cela appartient, d’abord et précisément, ce calcul du statut de l’œuvre. Ensuite il faut voir comment le contenu s’en différencie ; par quelle démarche, et comment, dans la cohésion infinie mais déterminée de part en part, le contenu particulier se comporte par rapport au calcul général, et comment le décours et ce qui est à fixer, le sens vivant – qui ne peut être calculé – est mis en relation avec le statut calculable2 ».
7Hölderlin évalue ici la possibilité d’une relation entre ce qu’il appelle « le statut calculable » et le « sens vivant qui ne peut être calculé ». Il ne se pose donc pas la question d’une alternative entre les deux termes – qui implique toujours une réduction des réponses –, mais s’interroge sur leur relation possible. Il affirme que l’art élevé ne peut naître que dans l’interaction des deux composantes. Plus encore : le « sens vivant » sans lequel une œuvre d’art ne signifie rien n’est, selon Hölderlin, pas calculable. Il apparaît sous la forme de ce « qui sort de et va au-delà », et qui ne le fait pas à l’encontre, mais pour ainsi dire à travers le « principe calculable ». Le « sens vivant » est, dans la conception de Hölderlin, une catégorie élémentaire de l’art. Mais comment se constitue-t-il ?
8Presque tout dépend de ce que le compositeur ne tire pas de cette confrontation entre temps mesuré et temps psychique la nécessité d’une alternative. Et c’est précisément vers cela que nous ne cessons de tendre aujourd’hui. L’une des problématiques essentielles de la créativité des trente dernières années réside précisément dans la tentation que ressentaient les compositeurs de prendre a priori une décision capable de mettre fin à cette alternative. Et ce, non point pour une œuvre déterminée, mais au contraire – puisqu’il s’agit manifestement d’une question de croyance – pour l’ensemble de leur création. Ce que l’on postulait aux antipodes du principe calculable, ce n’était pas le sens vivant, mais la liberté de l’acte créateur (et de l’artiste). Celui pour qui la liberté spontanée, individuelle par excellence, produit nécessairement du sens vivant dans l’art, se détournera du principe calculable, éprouvant envers lui une méfiance radicale. Mais celui pour qui le principe calculable garantit à lui seul un sens vivant maudit cette liberté créatrice qu’il considère comme une source d’imprécision. Selon Hölderlin, le principe calculable est inséparable du sens vivant.
9Pour illustrer un tel lien, je choisirai d’abord l’exemple du travail mené par John Cage sur le hasard ; il a produit ses résultats les plus frappants en ce qui concerne la succession temporelle. On omet presque toujours de remarquer, à propos de Cage, que pour ses jeux avec le hasard (dont il sort toujours gagnant), il fait souvent intervenir en guise de contrepoids un élément aussi banal que le chronomètre, c’est-à-dire le temps mesuré dans sa forme la plus pure ! Il existe donc, dans le monde idéel de Cage, une dialectique élémentaire entre le temps vécu et le temps mesuré ; elle saisit l’auditeur d’autant plus vivement et émotionnellement qu’elle est imprévisible et indécelable. En d’autres termes, Cage parvient à soustraire ce temps chronométré à l’expérience de l’auditeur. Il ne me semble donc pas (ou plus) approprié de réduire le problème phénoménologique de l’aléatoire, au moins dans la mesure où il concerne la succession dans le temps, à la question de la responsabilité artistique et morale du compositeur envers son œuvre. C’est précisément là, en effet, qu’apparaît une autre question fondamentale : le problème de l’anticipation du temps musical.
10Si l’on considère le phénomène du temps sous un angle philosophique, on distingue trois modes fondamentaux : le passé, le présent et le futur. Le philosophe allemand Georg Picht a formulé sur ce sujet des réflexions très intéressantes, dont je ne peux malheureusement pas rendre compte ici, fût-ce de manière fragmentaire3. Je ne m’attacherai qu’à certaines généralités : le passé est considéré comme une chaîne d’éléments factuels, dotée d’un nombre de strates infini (l’histoire humaine, etc.) ; le futur est un faisceau de possibilités, doté lui aussi d’un nombre de strates infini ; quant au présent, il apparaît comme la transition, liée à un nombre de strates infini, entre le passé et le futur. Le présent crée inlassablement du passé à partir du faisceau des possibilités futures. Vu sous cet angle, il n’existe pas de « répétitions » – et encore moins de « répétitions générales » – ni dans la vie humaine, ni dans la politique, ni dans l’Histoire. Ce qui survient est alors factuel au moment même de son apparition ; on ne peut plus faire en sorte que cela n’ait pas été.
11Que signifie alors pour le compositeur le problème de ce que j’ai appelé l’anticipation du temps musical ? C’est une problématique essentielle à laquelle l’invention de la musique est toujours confrontée, au moins, et de manière cumulative, depuis que l’on passe par une notation musicale. Il vaut la peine de réfléchir, de temps en temps, à l’idée que l’écriture d’une musique qui n’existe pas encore ne va absolument pas de soi. J’ai remarqué plus d’une fois, au cours des vingt-cinq années de mon enseignement de la composition, que la faculté de « prévoir » ce qui est à venir constitue l’une des plus grandes difficultés de la composition. Notamment tant que l’on a le souci d’un « opus perfectum », c’est-à-dire d’une œuvre achevée, de quelque manière que ce soit. (Mais ce n’est même pas le cas lorsqu’on y est parvenu, comme on l’a vu avec l’exemple de Cage… !) Cette « pré-audition » est aussi une faculté que l’on ne peut pratiquement pas enseigner ou apprendre. Dans une certaine mesure, on peut la développer par l’expérience. Et de nouveau, la mise en relation du « statut calculable » et du « sens vivant », qui ne peut être calculé (et qui est aussi, face au temps mesuré, un temps vécu, psychique), joue ici un grand rôle, peut-être même le rôle décisif.
12Il devrait être clair pour chacun d’entre nous que la préformation aussi complète que possible des œuvres au début des années cinquante avait aussi pour objectif la préformation du temps musical, et par là même la fin définitive du conflit entre les deux espèces de temps. Il est impossible de dénoncer l’attitude radicale des compositeurs sériels comme une manière d’éviter une contradiction productive. Car à y regarder – et à y écouter – de plus près, on voit se déployer dans les œuvres réussies qui s’étaient fixé cet objectif esthétique une capacité étonnante du compositeur à anticiper le temps musical. Pour être précis, dans une telle composition, l’exigence visait à prévoir l’œuvre aussi bien dans toutes ses composantes – de l’individuel au tout, de la micro à la macro-structure – qu’en tant que « sens vivant ». « Les extrêmes se touchent2 ». Nul besoin d’un chronomètre pour interpréter la musique sérielle. (Un métronome peut cependant être indispensable.) Nous avons tout de même devant nous une « mécanique du temps » plus ou moins explicite, un « temps mesuré », justement, que nous vivons ou tentons de vivre dans sa globalité.
13Il existe aujourd’hui une attitude courante qui s’interdit tout travail de préformation, privilégiant la spontanéité – une sorte d’action composing, si je peux me permettre de transposer ainsi dans la musique la notion d’action painting ; une composition intuitive devrait ainsi se garder de toute anticipation du temps musical : elle serait soumise à l’imprévu, à l’imprévisible. L’idée de la Momentform4 formulée par Stockhausen fut peut-être la tentative la plus conséquente de prendre un tournant radical pour s’éloigner du temps musical préformé (et tout spécialement du macro-temps), sans toutefois jeter par-dessus bord les nombreuses connaissances qui en avaient été tirées. Il me semble que les impulsions innovatrices lancées par Stockhausen dans Momente, cette œuvre immense que l’on entend rarement, n’ont pas encore perdu leur validité. D’autant moins que Stockhausen, dans son travail obsessionnel sur la superformule, s’est pour ainsi dire retrouvé devant la préformation du temps de sa période sérielle, mais dans une dimension quasi cosmique. Reste à savoir si, ce faisant, il ne déforme pas plus qu’il ne la crée la possibilité de l’anticipation du temps musical dont je parlais plus haut…
14Revenons à l’action composing : l’acte créateur, vu sous cet angle, pourrait être défini comme la plus grande concentration possible sur le seul instant créateur. L’ambition visant à obtenir une quantité optimale de spontanéité, d’immédiateté, présupposerait alors que l’on garde en permanence ouvert « l’avenir » de son propre processus de création en affirmant que l’on ne doit en aucun cas anticiper le temps musical. Mais une telle musique est, la plupart du temps, prévisible avec une assez grande précision. On maintient apparemment la plus grande distance possible, tandis que l’on écrit ce qui émerge du fond de la mémoire. Une telle musique apparaît bien moins innovatrice que, par exemple, les travaux d’avant-garde de Cage ou les œuvres de Bernd Alois Zimmermann. Pour ne citer qu’un seul exemple : l’anticipation du temps compositionnel dans la technique de montage de sa dernière œuvre, Ekklesiastische Aktion, me paraît à tous égards aussi fascinante qu’insaisissable.
15Voilà trois ans, j’ai dit à Darmstadt que tout, ou presque tout, tenait selon moi à l’abandon de conceptions antinomiques dépassées. Il faudrait rassembler toutes ses forces pour plier l’un vers l’autre les pôles opposés. Non point pour niveler la tension, non point dans le sens d’une réconciliation des opposés ou d’un comblement des failles, mais au contraire pour obtenir des courants inductifs d’où le sens vivant dont parle Hölderlin soit capable de faire jaillir des étincelles.
16Dans son essai intitulé « Das Unbekannte in der Musik5 », [« L’inconnu dans la musique »], consacré au compositeur Giacinto Scelsi, qui est mort en 1988, Heinz-Klaus Metzger cite un livre de Willi Baumeister qui eut une grande influence au moment de sa parution, Das Unbekannte in der Kunst [L’inconnu dans l’art, Cologne, 1976]. Je résume les réflexions essentielles de Baumeister : quand l’artiste sait par avance ce qui, dans l’œuvre achevée, va résulter de son projet, de ses intentions, cela ne peut en aucun cas avoir la qualité catégorique d’un inconnu. Une prescience exacte, détaillée, serait au contraire le signe décisif indiquant que l’on fabrique des sous-produits. À l’inverse, estime Baumeister, l’originalité d’une œuvre d’art est conditionnée par le fait que dans la structure immanente du processus de production survient une libération de forces objectives que l’on ne peut dominer subjectivement. Cela pousse l’œuvre dans la direction de l’inconnu. Dès lors, la différence entre le projet rationnel de l’auteur et la dimension de l’inconnu dans une œuvre constituerait précisément ce qui confère à l’œuvre d’art son authenticité. Pour désigner cette différence, Baumeister introduit dans sa théorie le terme de « point de vue créateur ». Il est dommage que Baumeister soit pour ainsi dire oublié. Sans parvenir à les résoudre, il éclaire pourtant maintes contradictions du processus créateur.
17Je pourrais, en utilisant le concept du temps dans la musique, établir une étroite relation entre les réflexions de Baumeister et le principe de la courbure des pôles opposés l’un vers l’autre qui permet, selon moi, d’obtenir les courants inductifs du créatif. Au lieu de l’antinomie que l’on trouve chez Hölderlin (principe calculable – sens vivant), on pourrait réfléchir raisonnablement, y compris dans le domaine de la musique, au principe de l’interdépendance, considéré comme le principe de tout ce qui est vivant.
18Si je considère l’extérieur et l’intérieur, la surface et la profondeur, la subjectivité et la collectivité, etc., comme en état de dépendance mutuelle, en perpétuelle alternance, serait-ce irréaliste ? En quoi cela relèverait-il d’un refus de la réalité ? Celle-ci – Dieu soit loué – n’est pas limitée aux constructions de l’être humain, mais à celles de la nature dont l’humanité n’est qu’une partie. Non seulement le physique de l’homme, mais aussi son psychisme sont un élément de cette création. La médecine psychosomatique a montré qu’aujourd’hui même une discipline scientifique ne peut pas s’en sortir sans reconnaître le principe d’interdépendance.
19Le quatuor à cordes de Luigi Nono Fragmente-Stille – An Diotima me paraît exemplaire quant à l’importance fondamentale de ce concept d’interdépendance. Il existe entre le texte et la musique, mais aussi au sein de la musique elle-même. « Tout » dépend de « tout », « tout » est lié à « tout ». Le terme d’interdépendance ne désigne pas un système figé ; il y a fluctuation permanente ou, si l’on veut, pulsation de variantes « infinies » entre quelques points de repère. Je pourrais entrer dans les problèmes de technique compositionnelle, et parler de la technique de substitution chez Nono, qui lui permet d’atteindre, dans ses œuvres tardives, à une transformation durable du sens vivant.
20En passant par l’opposition de l’extérieur et de l’intérieur, je suis presque revenu au point de départ de mes réflexions, c’est-à-dire à l’antinomie du temps mesuré et du temps vécu. Pour conclure, je voudrais tenter d’ajouter, en partant de l’œuvre tardive de Nono, une « quatrième dimension » à cette réflexion sur le temps musical : « la profondeur du temps3 ».
21Je me souviens de discussions avec Nono dans le studio expérimental du Südwestfunk à Freiburg : il insistait toujours, de façon quasi obsessionnelle, sur le fait qu’une pensée musicale monadique, comme il l’appelait, n’était plus possible de nos jours. Il excluait la structure monadique non seulement de la réalité musicale, mais aussi de la réalité tout court. Conséquence : on ne pouvait plus faire de la musique avec une combinatoire de notes considérées comme des unités indivisibles. Il s’agissait de pénétrer à l’intérieur de la note isolée, de la « briser », de lui donner, pour ainsi dire de l’intérieur, un « nouvel éclairage ». Un monde s’ouvrait alors en elle, un monde nouveau, comme le soutenait Nono avec assurance. Impossible, disait-il encore, de continuer à penser la réalité du temps, en tant que durée musicale, comme une simple succession et juxtaposition d’unités de temps : il fallait pénétrer dans la durée du temps en tant que telle. Ainsi, le matériau musical ne consistait plus en des monades combinables et dans le traitement d’unités comptables. Il fallait atteindre ce qui se trouve derrière une telle surface.
22Ce rejet de la structure monadique chez Nono ouvre de toutes nouvelles perspectives pour la musique et particulièrement pour le temps musical, perspectives que, à l’unique exception de Giacinto Scelsi, seules les œuvres tardives de Nono ont élevé à la conscience avec une telle acuité.
23Comment définir cette « profondeur du son4 », dont Scelsi ne cesse de parler, y compris dans un grand poème6 ? Il ne s’agit pas de hauteur, de dynamique, de durée, ni même de timbre ou de structure spectrale, mais plutôt d’une interprétation créative de l’interdépendance de toutes ces qualités, pour ainsi dire par l’intermédiaire de l’oreille créative elle-même.
24« La profondeur du temps5 » : serions-nous ainsi arrivés face à la fiction, intéressante sur le plan musical, d’un temps multidirectionnel ? À ce que l’on pourrait nommer : la profondeur de l’espace ?…
25Version revue de la conférence « Zeit-Komposition, -Dekomposition, -Implosion. Von Zeit zu Zeit » (« Composition, décomposition, implosion du temps. De temps en temps »), prononcée les 1er et 2 août 1988 aux Darmstädter Ferienkurse. Texte révisé, modifié et terminé le 6 février 1991.
Notes de bas de page
1 Cf. entre autres, Garda, Michaela : « Tempo e redenzione in Klaus Huber », in Quaderni di Musica Nuova 2, Turin 1988, et Schweizer, Klaus : « Geschichte, eingespannt in Gegenwart. Chorale in Partituren von Klaus Huber », in Neue Zeitschrift für Musik 7-8, 1985, p. 32-38.
2 Alors que Huber utilise le terme de kalkulables Prinzip, Hölderlin utilise le terme de kalkulables Gesetz, traduit par « statut calculable » dans : Hölderlin, Friedrich : « Remarques sur les traductions de Sophocle », in Œuvres, éditées sous la direction de Philippe Jaccottet, traduction de D. Naville et F. Fédier, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1967, p. 951-952.
3 Picht, Georg : Kunst und Mythos, C. Eisenbart (éd.), Stuttgart, Klett-Cotta, 1986.
4 Stockhausen, Karlheinz : « Momentform », in Texte zur elektronischen und instrumentalen Musik, Bd l, Cologne, DuMont, 1963, p. 189. Traduction française in Revue Contrechamps 9, 1988, p. 101.
5 « Giacinto Scelsi », in Musik-Konzepte 31, Heinz-Klaus Metzger et Rainer Riehn (éds), Munich, 1983, p. 10-23.
6 Scelsi, Giacinto : Il sogno 101. Seconda parte. Il ritorno, V. Luciano (éd.), Rome/Venise, Martini.
Notes de fin
Auteur
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