Au nom des opprimés
Contre la réification de l’homme et de l’art
p. 81-96
Texte intégral
Le prix des choses monte, celui des hommes descend.
Main d’œuvre aussi bon marché que possible (pour elle, il n’y a pas d’hygiène, pas de symphonies de Beethoven).
Et dans le Nordeste, les ventres se dévorent eux-mêmes. Oui, Julião, le capital prolifère comme des bacilles.
Le capitalisme, le péché accumulé.
[…]
Sa pierre angulaire, c’est l’inégalité.
[…]
Le temps n’est pas à la critique littéraire, ni aux poèmes surréalistes contre les dictatures militaires.
Et à quoi bon des métaphores, si l’esclavage n’est pas une métaphore,
pas plus que la mort dans le fleuve « das Mortes »,
pas plus que l’Escadron de la Mort ?
(Ernesto Cardenal, extrait de l’« Épître à Monseigneur Casaldáliga »1)
Notre mince presqu’île est remplie des pleurs de ceux qui moururent innocents. Pleurs des innombrables qui moururent lors d’une invasion étrangère, dans la guerre fratricide, sous la dictature, dans la révolte, de faim et de maladie. Être le porteur de leurs plaintes, le médiateur de leur deuil, faire prendre conscience de cette tragédie historique – j’ai souhaité que mes vers deviennent cela : des poèmes d’apaisement des esprits.
Chacun aspire à vivre dans une clarté rayonnante. Moi aussi, j’ai besoin de la lumière, comme un possédé. Mais comment sortir de cette pénombre ? Dans cette obscurité bourbeuse de la nuit, on ne peut que ramper en haletant vers l’endroit où l’aube percera. Rampant, baignant dans le sang, sans s’arrêter, jusqu’à son dernier souffle – j’ai souhaité que mes vers deviennent cela : des poèmes de l’action. (Kim Chi-ha, extrait de sa postface au recueil de poèmes La Terre jaune2)
L’embourgeoisement de toutes les valeurs
1Quand je tente de m’affirmer dans la situation politico-intellectuelle d’aujourd’hui, en tant qu’artiste, citoyen d’un pays rassasié, professeur enseignant une matière devenue plus problématique que jamais – la composition musicale – ou simplement en tant qu’individu éveillé, l’effroi s’empare de moi. Ce qui me terrifie, c’est la polarisation des oppositions, qui ne cesse de s’accentuer. L’antagonisme de toutes les tendances matérielles et intellectuelles, y compris morales, ne peut mener au bout du compte, sauf erreur de ma part, qu’à un bouleversement d’une ampleur inimaginable. Les menaces apocalyptiques qui existent réellement et qui culminent dans la possibilité (certains parlent déjà de vraisemblance) d’une autodestruction de l’humanité, voire de la destruction de toute vie sur cette terre, prennent aujourd’hui une place de plus en plus large et de plus en plus profonde dans la conscience générale de notre temps.
2Une conscience radicalement nouvelle, bouleversante, prenant en compte la nécessité d’un questionnement sur le sens de la vie – et pas seulement de l’existence humaine –, d’un renversement des valeurs, a fait irruption dans la quasi-totalité des secteurs de la pensée et de l’action humaines avec une véhémence qui suscite d’amples espoirs.
3Face à cette « Nouvelle Conscience » – c’est le nom que je voudrais lui donner –, la réaction grandit, indiscutablement. Les mêmes menaces sur l’humanité, les mêmes angoisses nées en elles et qui nous concernent tous, semblent avoir suscité des névroses collectives monstrueuses, pour ainsi dire épidémiques ; elles s’expriment dans un refoulement massif des angoisses liées à l’époque. On va vers la confrontation – en toute certitude ; on ne s’en cache d’ailleurs pas. Une pensée restauratrice, couvrant tous les domaines, prétend définir à l’avance les solutions possibles ; elle agit en conséquence. Partout, émerge de façon arrogante une « Nouvelle Droite ». Que peut-il en résulter ? D’une part, une floraison, que l’on croyait presque impossible, non de la culture, mais du dollar ; d’autre part, un plaisir affiché pour l’intervention et l’oppression, qui abandonne toute ancienne pudeur. On cherche le salut du monde dans un embourgeoisement de toutes les valeurs – qui me paraît, en définitive, mortel. Dorothee Sölle parle d’une réification croissante de l’être humain.
4Mais la conception bourgeoise selon laquelle le futur que l’on peut bâtir soi-même serait un continuum sans fin du progrès, cet entrelacs d’avenir accessible et de croissance illimitée, vacille de plus en plus ces derniers temps. En l’espace d’une nuit, pour ainsi dire, nos rêves de progrès arrogants ont basculé dans les angoisses de survie. C’est de ces angoisses que naît la perte du sentiment de sécurité.
« Ce que l’on appelle “l’homme actuel”, c’est-à-dire l’homme de notre monde postbourgeois, est écartelé entre le désespoir et l’engagement, entre l’apathie et l’amour parcimonieux, entre l’affirmation de soi sans scrupules et une solidarité faiblement développée ; il est désemparé, moins sûr de lui qu’il y a encore quelques générations, tellement peu sûr de lui que désormais, il refuse presque d’être son propre descendant3.»
5Où se trouvent les racines d’une évolution aussi aberrante de la pensée bourgeoise sur la liberté ? Pouvons-nous nous contenter de mettre les symptômes de la maladie dont souffre notre civilisation technico-scientifique sur le compte des égarements de la science ? Ce serait porter sur la réalité un regard beaucoup trop superficiel – et aussi trop confortable. Johann Baptist Metz n’hésite pas à décrire la crise de survie telle qu’elle se présente aujourd’hui comme « l’apocalypse sociale de la vie dominatrice » :
« Face à la nature, l’homme se conçoit comme un sujet qui domine et qui soumet ; son savoir devient surtout une science dominatrice, sa pratique une pratique de domination. […] C’est à partir de cette soumission despotique, de cette espèce d’exploitation et de réification, de cette prise de pouvoir sur la nature que se forme son identité : il “est” dans la mesure où il soumet. […] Ce principe de soumission a depuis longtemps pénétré les fondements spirituels de l’ensemble de notre vie socioculturelle. Il est devenu le régulateur secret de toutes les relations entre les hommes ; les pathologies psychosociales de notre temps fournissent une profusion de matériau pour illustrer cette idée. Dans cet esprit, on ne pourrait et l’on ne devrait pas parler uniquement ou prioritairement d’un empoisonnement de la nature par la surexploitation technique, mais aussi d’un empoisonnement de l’homme lui-même. C’est ce à quoi aboutit une identité formée sur le principe de la domination et de la soumission, débarrassée de tout lien avec les autres, égoïste au sens propre du terme. Elle rend l’homme incapable de se voir avec les yeux de ses victimes. Dans une sorte de cynisme objectif, nous parlons beaucoup aujourd’hui de ces prétendus peuples “sous-développés” ; à y regarder de plus près, il s’agit le plus souvent de peuples dont nous avons soumis, détruit et exploité la culture4 ».
6Quand l’intériorité tente de s’insurger de manière irréfléchie contre de tels reproches à soi-même, elle se dirige, dans le meilleur des cas, vers une fuite hors du temps présent. Or il me paraît juste qu’une première tentative de rupture aille vers l’intérieur. Je vois ici – en tant que chrétien, dans un esprit hérétique, c’est-à-dire non soumis à l’Église bourgeoise – la véritable mission qui commence à se dessiner dans la « Nouvelle Conscience ». Ce mouvement vers l’intérieur ne constitue pas une fuite, mais conduit à la conversion, par un retournement radical de la pensée et de la sensation, par un renversement de l’action.
« L’avenir messianique de la foi chrétienne ne confirme et ne renforce pas notre avenir bourgeois préconçu, il ne l’allonge pas, ne lui ajoute rien, il ne l’élève et ne le transfigure pas, mais au contraire l’interrompt. “Les premiers seront les derniers, et les derniers seront les premiers”. Le sens de l’“avoir” est contrecarré par le sens de l’amour : “Ceux qui possèdent leur vie la perdront, et ceux qui ne lui accordent pas beaucoup de valeur la gagneront”. Ce type d’interruption tranchante, qui trouble un présent que nous avons nous-même gâté, signifie, pour reprendre un terme biblique bien connu, la “conversion”, le retournement des cœurs, la metanoia […]. La transformation des conditions de vie, dit-on, n’est pas l’affaire de l’Évangile ni la mission de l’Église : leur affaire, c’est la conversion des cœurs. C’est à la fois vrai et faux. La conversion des cœurs est, dans les faits, le seuil qui mène à l’avenir messianique. Elle est la forme la plus radicale et la plus ambitieuse du retournement et du bouleversement, et elle l’est du simple fait que l’inversion des conditions de vie ne change jamais tout ce qui devrait réellement être changé.5 »
Un défi gigantesque pour l’artiste
7Ce qui est de plus en plus difficile pour l’artiste d’aujourd’hui, c’est le repli sur la sphère apparemment bien définie et protégée de « l’art pour l’art ». Dans la conscience bourgeoise, un artiste « véritable », un « grand » artiste est sans doute toujours celui qui, au nom de son individualité propre, est capable de s’affirmer sur un terrain dont la stabilité lui paraît inconditionnellement garantie par la valeur artistique de ses œuvres. Dans ce sens, selon la conception bourgeoise, le seul effort de l’artiste doit viser à parachever l’œuvre d’art au nom même de celle-ci, à viser la « perfection ». De ce point de vue, l’étroitesse du domaine où le travail de l’artiste en question trouvera éventuellement une audience ne devrait jouer aucun rôle, tout aussi peu que l’ampleur de l’isolement social qui découle d’une telle étroitesse. Dès lors, pour la conscience bourgeoise, l’étroitesse du « ghetto réellement existant » de l’art contemporain ne pose elle non plus aucune espèce de problème. Au contraire, la conscience moyenne fait tout pour cimenter davantage encore ce ghetto, en l’agrémentant éventuellement de velours, dans la mesure où l’artiste ne tente pas de s’en échapper.
8Dans les années trente, déjà, un jeune écrivain et philosophe de l’art britannique, Christopher Caudwell, brossa avec un réalisme effrayant un tableau de la situation contradictoire de l’artiste, tableau qui anticipait avec une lucidité étonnante le dilemme que connaît l’art dans notre ère postbourgeoise.
« Dans la société bourgeoise, on exige de l’artiste […] qu’il considère l’œuvre d’art comme un objet de consommation achevé, et le processus de création d’une œuvre d’art comme une relation entre lui-même et cette œuvre destinée ensuite à disparaître sur le marché6 ».
9Caudwell croit constater que la pression de la société sur l’artiste pousse celui-ci dans deux directions opposées : ou bien il soumet effectivement sa création aux contraintes du marché, évaluant et accomplissant son travail en fonction de ses chances sur celui-ci – dans ce cas, l’art se développera inévitablement dans la direction d’une commercialisation et d’une vulgarisation sans limites, et tombera par conséquent dans « l’insignifiance » ; ou bien l’artiste se rebelle contre les contraintes du marché, et dans ce cas, selon Caudwell, il tente « […] d’oublier totalement le marché et de se concentrer sur son propre rapport avec le monde de l’art considéré alors comme une unité autonome, toujours plus hypostasiée. Comme l’œuvre d’art est alors entièrement devenue son propre but et que même le marché est oublié, le processus artistique est individualisé à l’extrême. […] De plus en plus, l’œuvre d’art n’existe plus que pour l’individu7 ».
10Mais ce processus enfonce l’art dans le mutisme ; ses valeurs communautaires, qui faisaient de lui une relation sociale, se dissolvent, et les œuvres qu’il produit deviennent des fantasmes purement personnels, des mythologies privées de l’artiste. Cela aussi, au bout du compte, ne peut mener qu’à l’« absence de signification ». Dans le domaine de la musique contemporaine, celle qui me concerne le plus directement, et au moins pour les dix dernières années, je ne peux que prendre acte avec consternation de la justesse de cette analyse.
11Mais quelle direction le compositeur pourrait-il prendre aujourd’hui pour ne pas aboutir dans l’une ou dans l’autre des impasses de Caudwell ? Car les conditions qui régissent la vie musicale dans l’ère bourgeoise tardive sont aujourd’hui encore plus solidement établies qu’il y a une dizaine d’année : elles paraissent avoir trouvé une nouvelle confirmation.
12Je pense qu’il devrait en tout premier lieu commencer par le contenu de son art. Il est clair que l’on ne peut séparer le contenu et la forme dans le domaine artistique. Mais j’estime qu’une concentration exclusive sur le seul aspect formel, fût-elle produite par l’esprit créatif et innovateur le plus important qui soit, n’implique pas forcément un contenu progressiste. En revanche, par une concentration artistique extrêmement consciente sur le contenu du message, les idées formelles progressistes se développent nécessairement dans l’œuvre d’art. Les exemples en sont à mes yeux Guernica de Picasso, Les Soldats de Bernd Alois Zimmermann, et L’Esthétique de la résistance de Peter Weiss.
13D’une telle attitude, il résulte logiquement que l’artiste, dans sa création, commence à s’insurger efficacement contre la pression générale qui pèse aujourd’hui, avec des conséquences dévastatrices, sur toute production artistique – la nécessité d’avoir du succès –, contre la commercialisation continuelle de l’œuvre d’art, contre sa réification. Il se rendra compte, ce faisant, que la liberté de l’artiste, tout comme la liberté du citoyen, prises comme des idéaux absolus, sont devenues fictives depuis longtemps, qu’elles ont perdu tout rapport avec la réalité, et qu’il est devenu difficile de combattre avec les seules armes de l’art pour la liberté de l’art… Au lieu de l’autoaffirmation et de l’incessante autoreprésentation de l’artiste, l’art évolue aujourd’hui plus que jamais, dans une extrême proximité avec les domaines existentiels, avec la vie et la mort, tout simplement.
14Ce que l’on peut appeler l’essence de l’art est plus proche de l’énigme de l’existence humaine que des catégories de valeur artistique ou de valeur marchande, qui en sont au contraire très éloignées. Caudwell cherche à définir cela :
« La science est le moyen par lequel l’être humain apprend ce qu’il peut faire ; et c’est pour cela que la science explore les nécessités de la réalité extérieure. L’art est le moyen par lequel l’homme apprend ce qu’il veut faire ; et c’est pour cela que l’art explore le cœur humain8 ».
15L’enjeu d’une conversion serait donc de préserver de la réification non seulement l’art, mais aussi le cœur humain. Dans mon travail de composition depuis 1967 environ, j’ai accompli des pas dans cette direction. En 1970-1971, j’ai écrit une sorte d’oratorio, une Apocalypse en plusieurs langues pour laquelle j’ai utilisé des paroles de saint Jean, des fragments des conversations de l’équipage qui bombarda Hiroshima et le Traumgesicht (« Vision rêvée ») d’Albrecht Dürer, daté de 1525. J’ai donné à l’œuvre le titre …Inwendig voller Figur… [… à l’intérieur, plein de figures…], pour rappeler que tout ce qui est apocalyptique prend sa source dans le cœur de l’homme. (Accessoirement, ce titre est un hommage camouflé à Dürer, qui nota un jour que l’artiste était intérieurement si plein de figures qu’une vie entière ne suffirait pas à fixer tout ce qu’il avait imaginé.) À l’époque, j’ai écrit à ce propos un texte pour la radio intitulé : « Ende oder Wende : wo ist die Zukunft ? » [Fin ou tournant : où est l’avenir ?], où je tentai quelque chose comme une profession de foi artistique, une esquisse de ma manière de voir. Aujourd’hui, je constate que j’ai anticipé ce qui est entretemps devenu, dans un certain sens, un patrimoine commun sous le nom de « Nouvelle Conscience ».
« Même si cela ne me convient pas, si je suis trop indolent, trop fatigué, trop dispersé, beaucoup trop occupé – même si cela me prive de mon sommeil, je devrais, je dois écouter nos peurs les plus profondes, la peur apocalyptique de la destruction de la vie sur notre terre.
Que personne n’affirme trop vite qu’un homme mûr, aujourd’hui – de quelque manière que ce soit – doit pouvoir maîtriser cette peur.
Que personne ne dise : mais qui donc la ressent ?
Refouler l’angoisse originelle et l’angoisse du temps, la chasser de notre conscience et surtout – tant que c’est possible – tenter sans relâche de l’expulser de nos sentiments ne nous apporte pas un véritable soulagement, et encore moins une libération.
Cette peur, nous devrions l’accepter et vivre avec elle. Nous devrions ensuite prendre conscience de la double signification de l’avenir pour l’être humain : l’humanité a sans doute un avenir illimité devant elle, mais la possibilité de la fin existe dans le temps présent. Dans cet alternative, entre notre existence et notre mort, nous n’avons pas de temps à perdre : nous devons proclamer nos objectifs.
[…]
Depuis la Seconde Guerre mondiale et au plus tard depuis l’année 1945 ( dont Dürer, dans son aquarelle, avait formellement dépeint le champignon atomique avec 420 années d’avance), notre conscience rationaliste est de plus en plus pénétrée par l’idée qu’il n’a encore jamais existé aucune époque où la peur originelle de la destruction de la vie sur notre terre ait été plus justifiée qu’aujourd’hui…
Elle apparaît toutefois sous une forme profondément modifiée et soudain toute proche de nous : la peur de l’autodestruction.9 »
16Avec Erniedrigt – Geknechtet – Verlassen – Verachtet… [Humiliés – Asservis – Abandonnés – Méprisés], j’ai progressé dans cette direction. J’ai travaillé à cet oratorio qui dure toute une soirée en 1975, puis de 1979 à 1982. C’est une sorte de Passion de l’homme écorché dans le temps qui est le nôtre. À côté de textes fondamentaux d’Ernesto Cardenal, qui traversent toute l’œuvre, j’ai utilisé des textes non littéraires, pour ainsi dire documentaires, écrits par les personnes concernées elles-mêmes, dans le langage qui est le leur. Ce sont des textes de Florian Knobloch, un travailleur immigré yougoslave en Allemagne, qui parle de son travail dans une aciérie ; des notes du Journal de Carolina Maria de Jesus, une mère noire dans une favela brésilienne ; les Prison Letters de George Jackson, qui a grandi dans les ghettos noirs de Chicago et Los Angeles : petit délinquant, Jackson fut condamné à l’âge de dix-neuf ans à une peine de prison pouvant aller d’un an à la perpétuité. Dans les conditions de détention aggravées par le racisme, il se politisa. Membre des Soledad Brothers, il fut abattu au bout de onze ans de prison à Saint-Quentin – pendant une tentative de fuite, a-t-on prétendu. Les sept parties de la composition portent les titres suivants : Um der Unterdrückten Willen [Au nom des opprimés] (Knobloch) ; Armut, Hunger, Hunger [Pauvreté, faim, faim] (Carolina) ; Gefangen, gefoltert [Emprisonné, torturé] (Jackson) ; Steht alle auf, auch die Toten… [Levez-vous tous, même les morts…] (Las Campesinas del Cua) ; Senfkorn [Grain de sénevé] (voix d’enfant) ; Tagesanbruch [À la pointe du jour] (Amanacer) ; Das Volk stirbt nie [Le peuple ne meurt jamais] (El pueblo nunca muere).
17L’une de mes intentions fondamentales est de transformer l’œuvre d’art contemporaine en un témoignage, d’édifier avec elle un monument contre l’oubli qui règne actuellement et qui permet à l’homme contemporain d’écarter aussi commodément que possible le souvenir d’événements scandaleux, pour se vouer aussitôt à quelque mensonge historique, alors qu’ils devraient en fait le tirer de sa léthargie. C’est pour cette raison que j’ai donné à une autre de mes compositions le titre Erinnere dich an G… [Souviens-toi de G…].
Contrainte et problématique de la marche en avant
« Ils [les artistes] savent qu’ils ont un message à transmettre. C’est l’effet inévitable qu’exerce sur l’art une période révolutionnaire, et il n’est pas possible d’y échapper en se réfugiant dans l’art “pur”, dans la tour d’ivoire, car il n’existe plus d’art pur…10 »
18La situation du compositeur aujourd’hui est effectivement prise dans les griffes d’acier de l’Histoire. L’artiste – et par là même l’art – réagit de manière sismographique aux transformations de la conscience sociale, et chaque « changement de tendance » (y compris politique) rejaillit indirectement sur les arts, et plus directement encore sur le marché de l’art.
19Quand Johann Baptist Metz parle de la « conversion des cœurs », cela ne permet en aucune manière le malentendu d’une pensée visant à la restauration, ce n’est en aucune manière un « retour à… ». Il est choquant de constater quelle image déconcertante offre la situation intellectuelle dans les arts, précisément sur ce point. On est en général fort loin aujourd’hui d’accorder à la modernité, et encore moins à l’avant-garde artistique, un crédit pour l’avenir. La tendance générale va au contraire dans la direction d’un postmodernisme gratuit, simplifié : la modernité serait (définitivement ?) révolue. On a coutume de subsumer nonchalamment sous ce concept toute la création artistique qui prend ses distances avec les positions avant-gardistes des années cinquante et soixante, et même de l’entre-deux-guerres, en adoptant une attitude pour laquelle je ne trouve qu’un seul qualificatif : lassitude envers l’Histoire. À la base repose, me semble-t-il, une conscience restauratrice de plus en plus importante.
20En 1977, Heinrich Böll s’exprimait sans aucune équivoque sur le « tournant » de la littérature de langue allemande :
« Ce changement de tendance que l’on nous a proposé n’a été guère plus qu’un tournant opportuniste, une sorte d’attrape-mouche, tartiné d’un miel de mauvaise qualité pour des compagnons de route souffrant d’un piètre sens de l’orientation11 ».
21Dès lors, voici la question qu’il faudrait poser aujourd’hui à Caudwell : vivons-nous, dans le monde développé, une période antirévolutionnaire dans laquelle il n’est même plus utile de demander si nous progressons ou si nous stagnons ; ou, dans la plus parfaite tradition nihiliste, ne peut-on plus croire à un avenir de l’art, sinon à travers des esthétiques de la restauration ?
22Telle est la remarque préalable que je dois faire lorsque je m’interroge sur la nécessité d’aller de l’avant en pratiquant une technique de la « terre brûlée », de la « tabula rasa » ; l’ignorance de ce que l’on a atteint dans les arts n’est-elle pas un symptôme témoignant moins d’une conscience progressiste que d’une conception du marché où l’on se livre, tête la première, à une fuite en avant ? Peut-on seulement soutenir l’idée selon laquelle une « tabula rasa », telle que l’entendaient les futuristes, garantit à elle seule l’avènement de quelque chose de neuf ? Claude Debussy se moquait un jour en ces termes : « Vous courez derrière ceux qui n’ont pas même encore appris à marcher… ».
23Ce qui est à la mode, ce qui se vend mieux parce qu’il est « nouveau », est le pendant exact de la foi bourgeoise irréfléchie dans le progrès. Celle-ci, dans son unilatéralité, son absence de contenu et son caractère éphémère, constitue pourtant une attitude artistique qui tend vers la conversion… Il faudrait par conséquent analyser la manière dont la pression exercée sur l’artiste pour qu’il crée « du nouveau à n’importe quel prix » a effectivement débouché sur les symptômes névrotiques les plus divers au sein de la création artistique. Un tel progressisme fanatique comme phénomène touchant l’ensemble de la société devrait être étudié. On pourrait peut-être risquer la thèse selon laquelle une culture qui ne disposerait d’aucun passé, quel qu’il soit, et qui n’aurait donc aucune espèce de racines, ne serait tout simplement pas en mesure d’exister. Une culture ponctuelle du présent resterait sans avenir.
24Pour illustrer mon idée d’une évolution de la conscience culturelle liée à un possible héritage humaniste, je choisirai un exemple tiré de la botanique. Pour les arbres, il existe deux formes de croissance radicalement différentes : les arbres à croissance autopodiale, et les arbres à croissance sympodiale. Les uns se développent de telle manière que leur bourgeon principal produit une pousse principale qui ne cesse de « croître avant les autres », constituant pour ainsi dire l’avant-garde au fil des années et des décennies. Tous les bourgeons axillaires, toutes les pousses latérales en sont issus. L’arbre qui se développe ainsi a une forme conique plus ou moins pointue selon la vitesse de développement du processus principal. C’est le cas par exemple du sapin. La pousse principale n’est remplacée par une pousse latérale dans sa croissance que lorsqu’elle a été abîmée par une action extérieure ; alors, cette pousse latérale prend le rôle principal. Dans la croissance sympodiale, chaque pousse principale meurt après une période relativement brève – il ne se forme plus de bourgeon principal. La pousse latérale devient la pousse principale sans modifier de manière essentielle la direction de sa croissance ; mais elle aussi meurt et une autre pousse latérale devient à son tour pousse principale, etc. L’arbre se ramifie « uniformément » dans toutes les directions. La forme d’arbre qui naît ainsi est celle du tilleul ou du hêtre : elle est sphérique. Elle recouvre une surface aussi grande que possible, captant ainsi le maximum de lumière pour toutes les feuilles de l’arbre.
25Je crois que notre évolution culturelle présente les signes manifestes d’une « phase de croissance sympodiale ». L’image de la sphéricité de la conscience culturelle pourrait être complétée par l’idée que l’évolution s’éloigne d’une avant-garde ayant des prétentions à une prééminence exclusive ; elle s’écarte d’un art musical centré sur l’Europe ou sur l’Occident, orienté vers le seul monde développé. Il est parfaitement concevable, et même vraisemblable, que quelque chose de décisif se prépare dès aujourd’hui dans d’autres régions du monde. Je pense ici surtout aux pays d’Amérique latine et d’Extrême-Orient. Aussi les apports à une culture mondiale de la part de pays socialistes ont pris de plus en plus d’importance.
Régression et progression
« La naissance d’une nouvelle personnalité exige la mort de l’ancienne…12 »
26Dans l’image de la « mort de la branche principale » que j’ai tenté d’esquisser en comparaison avec la croissance botanique, on voit déjà qu’on ne peut pas accorder au symptôme du dépérissement la seule portée d’une négation : il est tout autant la condition d’une nouvelle naissance, d’une renaissance. La reproduction asexuée de créatures vivantes inférieures garantit à celles-ci, par la simple division des cellules, quelque chose comme une immortalité, une intemporalité de principe. La reproduction tient lieu d’évolution. Il a fallu l’apparition de la sexualité pour que surviennent l’évolution, la différenciation des possibilités et ainsi les prémices de l’individualité dans la nature. La mort a fait, simultanément, son entrée dans le monde. Cette mort concrète, en tant que dépérissement de l’individualité, est la condition de l’évolution, et non son produit secondaire. Caudwell, dont je m’inspire dans ces réflexions, écrit à ce propos :
« L’amour, celui qui dispense l’individualité, dispense aussi la mort, antithèse de la personnalité. C’est pour cette raison que les pulsions de vie et de mort, Eros et Thanatos, paraissent si étroitement liées l’une à l’autre, […] parce que la mort est une limite de l’amour. […] C’est quelque chose comme le prix que la vie paie pour une plus grande diversité, pour ce que nous entendons par le mot vie. Poussant à la hâte l’aiguille du temps, nous payons la plénitude et la diversité accrues de notre vie avec cette inestimable monnaie qu’est la mort. […] Ce n’est qu’avec l’avènement de l’amour sexuel et de la vraie mort qu’on peut parler de “personnalités” et d’“individus”… La naissance d’une nouvelle personnalité exige la mort d’une ancienne. Ce “moi” qui meurt est créé par la mort13.»
27Il est étonnant de trouver de telles idées chez un représentant du matérialisme historique tel que Caudwell. Celui-ci va même jusqu’à estimer que c’est précisément sur ce point que l’axiome marxiste de l’identité des contraires s’exprime de la manière la plus authentique. Johann Baptist Metz le complète d’un point de vue chrétien :
« La soumission agressive, sans limites, de la nature n’est-elle pas en fin de compte une tentative de l’être humain dominateur pour éliminer sa propre mort du monde ? Dans ce sens, notre civilisation scientifico-technique, avec son aspiration à une soumission totale de la nature, n’est-elle pas un seul et gigantesque refoulement de la mort ? […] Le refoulement de la mort a fait de nous des êtres qui soumettent sans scrupules. Mais ne sommes-nous pas aujourd’hui, et depuis longtemps, soumis à notre propre principe de soumission ? Au principe de domination qui ne peut refouler la mort que dans la mesure où lui-même ne cesse de produire de nouvelles conditions d’existences mortes et réduit ainsi de plus en plus la question d’une vie avant la mort à celle d’une survie pure et simple ?14 »
28De telles réflexions pourraient, et devraient même mener à la suppression de l’opposition entre une intériorité connotée négativement et une pensée du progrès connotée positivement. Dorothee Sölle estime à ce propos :
« La question est de savoir quelle valeur nous donnons à la régression et comment nous la jugeons. Seuls le progressiste fanatique et le “manager” ne lui reconnaissent aucune valeur. […] Or, certaines créations sont issues de régressions profondes. Les artistes, mais aussi les scientifiques, “trouvent” leurs résultats essentiels plutôt qu’ils ne les produisent. Notre culture réfute les “valeurs nocturnes”, elle porte sur toute chose un éclairage trop puissant, elle détruit le rythme du sommeil par le travail en équipes, elle diffame la régression. […] On tolère – comme un résidu gênant – l’inconscient individuel, mais on n’admet pas les grandes tentatives collectives de pratiquer et d’humaniser la régression, telles que les mènent les religions dans les mythes et les rituels.15 ».
29Dorothee Sölle critique avec la plus grande force le manque de perspectives à long terme avec lequel ce que l’on appelle les esprits éclairés dévalorisent la spiritualité mystique pour en faire un refus du monde pur et simple, une régression au sens négatif. Elle rappelle que les grands mystiques chrétiens du Moyen Âge ont précisément tiré de leur pensée et de leur vie spirituelles force et indépendance, au point d’éliminer toute peur et d’afficher une indépendance et un esprit de contradiction étonnants face aux autorités religieuses et séculières conventionnelles de leur époque.
30Une telle attitude, qui unit l’approfondissement de la méditation et la résistance active, apparaît encore dans notre siècle, notamment chez la « sainte rouge », Simone Weil. Une telle spiritualité, rénovée par la « théologie de la libération » latino-américaine, me paraît aussi s’incarner avec une force particulière en la personne d’Ernesto Cardenal, dans une proximité intellectuelle réelle avec saint François d’Assise. (L’un de ses recueils de poèmes porte sans équivoque le titre Méditation et Résistance.)
31L’artiste et son travail ne peuvent de toute façon pas se dispenser de réfléchir à une telle disposition des capacités intellectuelles qui – au-delà de l’indispensable capacité d’analyse – vise à « saisir la totalité ». On ne peut non plus produire une « esthétique de la résistance » (Peter Weiss) – au moins pour ce qui concerne les compositeurs – sans cette concentration sur la totalité dans le processus créateur lui-même. La concentration sur la totalité n’est pas détachée du concret, située pour ainsi dire en dehors du cours du temps, ce n’est pas une attitude idéaliste et contemplative : elle est le travail le plus astreignant qui soit dans le temps.
32Cet effort de saisie n’est pas accessoire mais essentiel. « Écarter, étendre les bras – embrasser : voilà l’acte créateur proprement dit. Effort jusqu’à la rupture, à tout instant (possible), à chaque MAINTENANT… », avais-je noté durant l’été 1984, dans les notes pour mon deuxième quatuor à cordes …Von Zeit zu Zeit… Le processus créateur serait-il donc, vu sous cet angle, tout à la fois une ouverture la plus large et une tension ? Serait-ce cela, justement, qui lui conférerait la possibilité d’anticiper quelque chose comme « l’avenir » ? Le travail créatif ne pourrait, ne devrait-il pas dès lors « éclairer par avance » l’être social, dans un sens tout à fait déterminé, comme l’estime Caudwell ?
Soulèvement contre la catastrophe
33Pour celui qui crée, la solitude est dans un certain sens une condition de travail ; c’en est aussi un « produit annexe ». Une telle « solitude », telle qu’elle est produite par « l’intériorisation », le « chemin vers l’intérieur », doit en tout cas, à un moment donné, être transgressée, elle doit devenir ce que Metz appelle une « conversion ». La conversion des cœurs, telle que l’entend Metz, constitue une « secousse » profonde ; quand elle est plus qu’une conversion imaginée, c’est-à-dire quand il s’agit d’une conversion existentielle, elle débouche, au-delà d’un ébranlement momentané, sur un bouleversement radical, une restructuration de la conscience, et par là même sur une « révolution anthropologique ». Johann Baptist Metz décrit ce processus avec une force qui rappelle Abraham à Sancta Clara et d’autres prédicateurs du Moyen Âge :
« Si nous, chrétiens, ne voulons pas en arriver uniquement, dans cette crise, à des actes relevant d’une stratégie de survie des peuples riches et puissants, une stratégie de survie dont les êtres pauvres et exploités font depuis longtemps les frais, nous devons oser une “révolution anthropologique” et lancer l’insurrection contre la catastrophe “que constituerait le fait de laisser les choses continuer ainsi » (Walter Benjamin). Ce qui doit ici […] être présenté comme une révolution anthropologique n’a pas d’analogie dans l’histoire des révolutions de l’ère moderne. Peut-être cette révolution anthropologique peut-elle être caractérisée comme le processus de formation révolutionnaire d’une nouvelle subjectivité. Mais cela aussi risque d’être mal interprété ! Il s’agit en tout cas d’un processus de libération. Et la théologie qui a pour objectif ce processus de libération serait cette “théologie de la libération” que l’on nous demande ici, que l’on exige de nous, afin que nous ne trahissions pas ceux qui vivent dans les pays situés sur la face cachée de cette Terre et de son Histoire, que nous ne les laissions pas tomber, ou que nous ne les dénoncions pas comme purement et simplement non chrétiens.16 ».
34Metz parle d’une nouvelle subjectivité, qu’il relie même très directement à ce processus de libération visé, auquel il donne le nom de « révolution anthropologique ». Ce processus de libération puise sa force dans le courage d’une révolte contre la catastrophe. Sans aucune équivoque, le processus vise donc à libérer l’individu de l’illusion bourgeoise d’une liberté purement individualiste.
« Ce processus de libération de la révolution anthropologique diffère, aussi bien dans ses contenus que dans son orientation, de nos conceptions habituelles des révolutions sociales. Il est vrai qu’il ne s’agit pas, ici, de nous libérer de notre pauvreté et de notre misère, mais au contraire de notre richesse et de notre confort toujours débordants ; il ne s’agit pas de nous libérer de nos manques, mais de cette consommation au bout de laquelle nous nous consommons nous-mêmes. Il ne s’agit pas de nous libérer de l’oppression, mais de la routine de nos désirs ; il ne s’agit pas de nous libérer de notre impuissance, mais de notre excès de puissance ; il ne s’agit pas de nous libérer de notre situation de dominés, mais de notre domination ; il ne s’agit pas de nous libérer de nos souffrances, mais de notre apathie ; il ne s’agit pas de nous libérer de notre faute, mais de notre “innocence”, ou plus exactement de cette prétendue innocence que la vie dominatrice a depuis longtemps répandue dans nos âmes. Cette révolution anthropologique veut justement mettre au pouvoir les vertus non dominatrices et aussi, dans ce contexte, libérer notre société de la pure culture virile. […] Marx a un jour affirmé que les révolutions étaient les locomotives de l’histoire du monde. Walter Benjamin l’a commenté avec un esprit critique et songeur : “Peut-être en va-t-il tout autrement. Peut-être les révolutions sont-elles la manière dont le genre humain qui voyage dans ce train tire sur la sonnette d’alarme”. La révolution, donc, non comme un progrès dramatiquement accéléré, non comme une évolution agressive ; mais une révolution qui serait au contraire une insurrection contre le fait “que les choses continuent ainsi”, une révolution comme interruption : voilà, précisément, ce qui me paraît constituer l’orientation de la révolution anthropologique.17 »
35Selon Metz, une réorientation ne peut avoir lieu qu’à partir de l’insurrection qui provoque l’interruption. Mais pour qu’un combat anthropologico-révolutionnaire ne s’arrête pas à l’individu, pour qu’il n’échoue pas, pour ainsi dire, sur le versant individuel, il doit faire apparaître la nécessité d’une pratique de la solidarité.
« […] Ce combat révolutionnaire mené contre nous-mêmes, contre une identité dominatrice et exploiteuse, constitue simultanément et indissociablement la pratique fondamentale de notre solidarité avec les peuples pauvres et exploités de cette terre. Dès lors que dans ce contexte, celui de leur pauvreté et de notre richesse, de leur impuissance et de notre surpuissance, on trouve un rapport de dépendance, il faut qu’à la volonté de libération de ces peuples corresponde, chez nous, le combat contre nous-mêmes, le combat contre les idéaux solidement ancrés du toujours-plus, et contre la surdétermination de tout notre univers par la domination et la concurrence. C’est seulement si l’on ne perd pas de vue cette dialectique sociale de la question écologique que le combat pour la survie mené chez nous et en leur nom ne deviendra pas une dernière tentative pour nous sauver aux dépens de ceux qui sont déjà faibles et opprimés.18 »
Ébranlement et particules de lumière
36La portée de la musique contemporaine pour le développement d’une « nouvelle conscience critique » est aujourd’hui, dans l’acception bourgeoise de l’art, extrêmement marginalisée. J’ai tenté de l’expliquer en citant les réflexions de Caudwell. Mais c’est précisément cette situation, dont j’ai parlé comme d’une situation de « ghetto réellement existant », qui met l’explosion et le bouleversement à portée de la main du compositeur, et même l’incite à s’y adonner dans la mesure où il dispose de la sensibilité politico-culturelle requise.
37Il existe en principe deux chemins différents pour y parvenir. Soit le compositeur quitte, avec son art, toutes les institutions bourgeoises, renonçant ainsi volontairement aux moyens d’exécution et d’organisation transmis et connotés par la bourgeoisie – orchestres symphoniques, salles de concerts, etc. – renonçant donc à exercer quelque influence que ce soit sur un public bourgeois. Soit il continue à composer dans le cadre de ces structures, c’est-à-dire pour la salle de concert, la radio, la scène, mais en se dressant radicalement, d’un point de vue artistique, contre les habitudes bourgeoises, aussi bien par le contenu que par la forme, tentant ainsi de faire éclater ici et maintenant la léthargie et l’apathie qui caractérisent la pratique bourgeoise de l’art.
38J’admets volontiers que je mise, aujourd’hui comme hier, sur la possibilité de communiquer avec le public bourgeois. Et ce public, selon Metz, fondamentalement, nous en faisons tous partie. C’est pour cette raison que je ne cherche pas à créer une audience en me repliant sur tel ou tel cercle élitaire qui, d’une manière souvent fort snob, veut orienter la vie culturelle sur ce que l’on appelle les valeurs purement esthétiques. Je cherche plutôt cette audience dans l’éclatement des habitudes ancrées de l’auditeur ou, pour m’exprimer plus directement, dans l’ébranlement affectif infligé à sa conscience.
39Parlant de mon oratorio Erniedrigt – Geknechtet – Verlassen – Verachtet, j’ai formulé cela ainsi :
« Je tente de créer, d’éveiller ici et maintenant, dans la musique que je compose, la conscience de mes contemporains, de mes frères et sœurs qui – comme nous tous – sont devenus des complices passifs de l’exploitation pratiquée dans le monde entier. Et ce, avec l’ambition de faire éclater leur pensée, leur sensibilité, de les ébranler. Et même si ce n’est que provisoire, pour un instant, pour quelques petites secondes que l’on ne pourra plus supprimer.19 »
40Quand j’ose par conséquent parler de l’espoir qui reste à la musique comme « particules de lumière », je ne le fais nullement dans un esprit de résignation. Je crois au contraire très concrètement qu’une nouvelle conscience peut émerger d’un point minuscule, dans l’esprit d’un bouleversement.
« Y a-t-il encore un recommencement ? ! Faire sortir le dernier sens brillant, comme une “nouvelle naissance” ; une naissance émergeant d’une totale obscurité…20 »
41Texte paru sous le titre « Um der Unterdrückten willen, gegen die Verdinglichung des Menschen » in Musik-Texte 9/1985, p. 176 sq.
Notes de bas de page
1 Cardenal, Ernesto : « Epistel an Monseigneur Casaldáliga » [Épître à Monsignore Casaldáliga], in Meditation und Widerstand [Méditation et Résistance], Wuppertal, Peter Hammer Verlag, 1977, 3e éd. 1980.
2 Kim Chi-ha : Die gelbe Erde und andere Gedichte [La Terre jaune et autres poèmes], Francfort, Suhrkamp Verlag, 1983.
3 Metz, Johann Baptist : « Unterwegs zur Zweiten Reformation » [En chemin vers la deuxième Réforme], in Jenseits bürgerlicher Religion. Reden über die Zukunft des Christentums [Au-delà de la religion bourgeoise. Discours sur l’avenir du christianisme], Mayence, Matthias Grünewald-Verlag, 1980.
4 Metz, Johann Baptist : « Brot des Überlebens » [Le pain de la survie], ibid.
5 Metz, Johann Baptist : « Messianische oder bürgerliche Religion ? » [Religion messianique ou bourgeoise], ibid.
6 Caudwell, Christopher : « D. H. Lawrence. Eine Untersuchung über den bürgerlichen Künstler » [D. H. Lawrence. Une enquête sur l’artiste bourgeois], in Studien zu einer sterbenden Kultur [Études sur une culture mourante], Munich, Carl Hanser Verlag, 1977.
7 Caudwell, Christopher : « Freiheit. Eine Studie über eine bürgerliche Illusion [Liberté. Une étude sur une illusion bourgeoise], ibid.
8 Ibidem.
9 Huber, Klaus : « Ende oder Wende : Wo ist Zukunft ? » [Fin ou tournant : où est l’avenir ?], in National-Zeitung, Bâle, 30 mars 1972. Traduction française dans ce volume.
10 Caudwell, Christopher : « D. H. Lawrence. Eine Untersuchung über den bürgerlichen Künstler », op. cit.
11 Böll, Heinrich : « Der fragende Reporter. Über Alfred Anderschs Reportagen » [Le reporter qui questionne. Sur les reportages d’Alfred Andersch], in Böll, Heinrich : Werke, Cologne, Kiepenheuer & Witsch, 1977-1978.
12 Caudwell, Christoph : « Liebe. Eine Studie über sich ändernde Werte ».[Amour. Une étude sur les valeurs en mutation], op. cit. (voir note 6).
13 Ibidem.
14 Metz, Johann Baptist : « Brot des Überlebens », in op. cit. (voir note 3)
15 Sölle, Dorothee : « Gott lassen um Gottes willen » [Laisser Dieu pour l’amour de Dieu], in Die Hinreise [Le voyage aller], Stuttgart, Kreuz Verlag, 1975.
16 Metz, Johann Baptist : « Brot des Überlebens », in op. cit. (voir note 3)
17 Ibidem.
18 Ibidem.
19 Partition de Erniedrigt – Geknechtet – Verlassert – Verachtet…, Munich, Ricordi Musikverlag, 1983.
20 Esquisses pour le deuxième quatuor à cordes, manuscrit.
Auteur
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