Je propose : pas de musique pure
p. 69-72
Texte intégral
1La « musique pure » n’est pas et n’a jamais été mon affaire. L’œuvre d’art autonome, qui n’a d’obligations envers personne d’autre qu’elle-même, ne peut être l’objectif d’un artiste dont la conscience enregistre jour après jour les dépendances et les limitations concrètes de notre existence. Je ne considère plus aujourd’hui qu’il soit supportable de produire un art hermétique destiné à un futur plus idéal (c’est l’« art comme bouteille à la mer » d’Adorno). Pour moi, la composition est une possibilité de confrontation et d’expression de la conscience (pas seulement musicale) aujourd’hui et maintenant, expression extrêmement complexe et critique, d’une sensibilité à la précision sismographique. C’est pourquoi je n’hésite pas non plus à parler de ma musique comme d’une musique de credo, dans la mesure où l’on est disposé à ne rien entendre de subjectif sous ce terme.
2Il m’est impossible d’accepter que le tabou qui pesait sur les matériaux « usés » (parce qu’ils sont historiquement chargés) nous ait fait avancer d’un bond. (La musique n’est pas comparable à la science et ne peut pas non plus, selon moi, être influencée de manière décisive par de grands instituts de recherche structurés selon le modèle des sciences exactes et naturelles.) À certaines époques de transition ou de recommencement, des esthétiques radicales fondées sur l’exclusion (et par conséquent hermétiques) sont provisoirement nécessaires et peuvent avoir un effet clarificateur. Mais tant que la musique repose sur la communication (et la possibilité de communiquer !) entre les hommes, une synthèse globale aura lieu et devra avoir lieu tôt ou tard. À chaque progrès déterminant – notamment dans le cas d’un progrès accéléré –, certaines conquêtes du langage musical autrefois valides tomberont définitivement dans l’oubli. Plus on s’engage dans une terra incognita (pour prendre une image exagérée), plus on aura à abandonner les liens traditionnels, et c’est bien ainsi. Tentons cependant de ne pas nous donner de frontières trop étroites (et par là même trop hermétiques) ! Précisément pour cette raison, j’ose dire que la composition est pour moi a priori un acte de libération, toujours dirigé vers l’avenir.
3Dans Le Principe Espérance, Ernst Bloch distingue deux frontières de la conscience :
« Le regard intérieur n’éclaire pas uniformément. Il épargne sa lumière et ne la répand jamais que sur un petit nombre de parcelles de notre monde intérieur. […] Le champ conscient est donc fort étroit, ses extrémités se perdent dans des zones plus sombres, s’y dissolvent. […] Mais ce n’est pas dans l’impression présente simplement atténuée qu’il faut chercher les frontières du conscient. Elles se situent plutôt là où le conscient s’estompe, dans la tone de l’oubli et de l’oublié, là où le vécu sombre derrière le bord, le seuil. Mais cette même frontière se retrouve sous une autre forme, du côté opposé de l’oubli, là où ce qui n’était pas conscient jusqu’ici émerge. […] On trouve donc du relativement inconscient de deux côtés : sous le seuil du conscient qui s’estompe mais aussi par-delà le seuil du conscient qui émerge […]. Cet inconscient relatif est donc capable de devenir préconscient, aussi bien dans les profondeurs de ce qui a cessé d’être perceptible que, a fortiori, là où se lève le nouveau que personne n’a jamais conçu. […] Le non-encore conscient est donc exclusivement le préconscient de l’advenant, le lieu de naissance psychique du nouveau. […] ce que le sujet flaire ici, ce n’est plus un relent de cave, mais l’air frais du matin.
Toute force jeune porte nécessairement ce nouveau en soi et se meut vers lui. Les lieux les plus propices du nouveau sont : la jeunesse, les temps qui sont sur le point de s’orienter dans une direction nouvelle, la production créative.1 »
4Tandis que la dérivation exclusive du créateur-créatif à partir de ce qui n’est plus conscient/subconscient (l’archétypique de C. G. Jung !), l’exigence d’un « monde préordonné, et en fin de compte achevé (= ordo sempiternus rerum) », présuppose nécessairement qu’il ne peut jamais exister un a priori nouveau dans la conscience humaine, un noyau rationnel de l’utopie (utopie concrète) peut s’insérer et devenir productif dans l’« aube » du non-encore-conscient (E. Bloch).
5Bloch, au-delà, estime qu’une « connaissance de la tendance de ce qui approche » sonde également la possibilité d’engendrer l’avenir que détiennent tous les contenus du passé (de ce qui a été). « Dans le souvenir et le passé, la conscience la plus progressiste ne travaille pas non plus dans un espace englouti et donc fermé, mais dans un espace ouvert […]. La conscience utopique libère également ce qui survient dans l’ancien […]. Elle découvre la véritable profondeur dans ce qui est élevé, c’est-à-dire dans la conscience la plus claire où point quelque chose d’encore plus clair ».
6Cette conception de la créativité formulée ici par Bloch (ouverte vers le passé et l’avenir) s’applique parfaitement à Bernd Alois Zimmermann. La notion souvent employée par Zimmermann de « forme sphérique du temps2 » pourrait être considérée comme un dérivé direct de la pensée de Bloch. L’élément statique est cependant trop marqué à mes yeux : il ne peut en aucune manière recouvrir toute l’étendue de sa création. On pourrait presque avancer l’idée qu’Ernst Bloch avait anticipé la position de Zimmermann : l’acte de création chez Zimmermann, dirigé vers l’avenir, produit sous une pression psychique et intellectuelle gigantesque, s’efforce sans cesse d’apporter une totale clarté intellectuelle à l’intérieur de la conscience musicale ; en même temps, il joint les deux lisières de la conscience en un cercle d’une étendue (historique !) considérable, qui brille dans la lumière matinale de son utopie concrète : une musique « nouvelle », humaine.
7Si je devais définir plus précisément ma propre position sur le travail de compositeur, ce que j’ai dit ici sur Bernd Alois Zimmermann serait l’approche la plus précise possible. La sincérité avec laquelle il se déplace dans sa propre sphère donne à sa création un visage qui lui est tellement propre que je ne cours aucun risque d’être mis dans le même sac que lui. Mes dispositions sont totalement différentes des siennes (ce qui me manque surtout, c’est sa diversité). Mais je me vois à ses côtés, dans son voisinage immédiat.
8« Je propose : pas de musique pure » : contribution au programme « Carte blanche » de Musique Vivante, Paris, mai 1980, manuscrit. « … das Heraufkommende im Alten freilegen », dans HiFi Stereophonie 18/1979, p. 441.
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