La musique – nécessaire à la vie
p. 61-64
Texte intégral
1L’une des questions les plus générales que l’on pose sans cesse aux compositeurs est aussi l’une des plus insidieuses : « Qu’est-ce qui vous pousse à créer ? » À cette question, je répondrai sincèrement et spontanément : parce que je cherche à communiquer par le moyen de la musique ; parce que ce que je veux dire me semble transmissible uniquement par la musique. Mais si je veux être plus précis, je dois avouer qu’on trouve à l’origine de mon travail la croyance selon laquelle la musique est une nécessité existentielle (même si elle n’a pas d’utilité directe) ; et il en sera toujours ainsi, aussi longtemps que demeurera vivant pour nous le Principe Espérance1, et que l’homme ne se taira pas. Tant que le langage sera là (Peter Bichsel dit : tant qu’on racontera des histoires), il y aura de la littérature, fût-elle à la limite du mutisme (Beckett, Celan). Tant qu’il y aura le cri, le gémissement, les pleurs, la souffrance qui veut se faire connaître et s’exprimer (Dorothee Sölle), tant qu’il y aura la secousse émotionnelle du rire et de la joie, il y aura toujours une musique et il y aura sans cesse une « nouvelle » musique. Il faudra qu’elle existe ! Autre chose : tant que notre ouïe écoutera, percevra, réagira affectivement, ce qui est écouté sera interprété humainement par l’être humain.
2Nous pouvons prendre comme exemple le chant des oiseaux au lever du jour, qui est perçu comme une jubilation, ou le cri du coq qui invite à se lever (saint Ambroise, Ernesto Cardenal). Une existence muette n’est pas concevable selon les catégories humaines de la vie. Le chant pénétrant et incessant des grillons (ainsi que, plus généralement, le schéma répétitif de beaucoup de sons d’insectes) n’est pas seulement enregistré comme du temps tramé (neutre), mais perçu et (ré-)interprété comme l’expression de l’existence de ces créatures vivantes et, au-delà, de notre propre existence. Le sourd-muet, lui aussi, perçoit les vibrations comme l’expression de la vie en général.
3La philosophie des premiers temps avait déjà compris – et cette compréhension n’a cessé d’être affinée, les résultats de la physique n’ont cessé d’en apporter l’impressionnante confirmation –, que tout ce qui résonne est une représentation du temps. Dans ce sens, la musique est la forme artistique existentielle par excellence. Sons, rythmes, intensités, timbres sont des vecteurs de sens pour la vie dans la temporalité. Ils peuvent tout révéler – j’oserais dire : tout, sans aucune limite –, pourvu que ce soit accessible à l’oreille humaine et interprétable, inconsciemment ou consciemment, par elle. Mais il est tout aussi vrai que la musique a une latitude d’interprétation bien plus importante que n’importe quel langage. Cela signifie que dès la première audition, ce qui résonne n’est pas mis en relation de manière univoque, mais toujours équivoque.
4Entre audition et « compréhension », il existe un long processus d’apprentissage, qui se définit très progressivement et qui peut aussi mener, jusqu’à un certain degré et de façon inconsciente par l’habitude, à une « compréhension relative ». Il est en tout cas incomparablement plus complexe que le processus d’apprentissage d’une nouvelle langue. Un petit enfant qui entend un glissando montant fait dans certaines circonstances un geste spontané de la main vers le bas pour symboliser le changement de hauteur : cela ne prouve en aucun cas qu’il n’a pas le sens de la musique ! C’est seulement par l’apprentissage qu’il va s’habituer à la convention selon laquelle une note « haute » doit se situer plus haut dans l’espace qu’une note « plus basse »…
5À vrai dire, cela ne devrait pas détourner l’auditeur de la confrontation avec un langage musical nouveau, « inouï ». Au contraire, cela devrait simplement le convaincre de prendre le temps nécessaire pour accéder à une nouvelle contrée musicale. Le territoire à découvrir est en tout cas extrêmement divers, vaste et gratifiant !
6Je constate en fait que les questions adressées à un compositeur par les auditeurs – y compris les plus cultivés d’entre eux – ont la plupart du temps une caractéristique commune : on tente de se placer dans sa propre situation, sinon dans la totalité de son existence. Mais cela ne peut fonctionner, car en écrivant, le compositeur ne pense pas au fait qu’il « compose de la musique » ! Cela veut dire que pour lui, la plupart des questions qui concernent le processus de composition se posent d’une manière tout à fait différente et bien plus concrète que ce qu’imagine l’auditeur. Toute « transfiguration » idéaliste du processus de composition camoufle beaucoup plus les questions posées qu’elle ne les éclaire !
7Je crois que l’on aboutit à des questionnements beaucoup plus productifs quand l’auditeur s’interroge sur sa propre écoute d’une musique neuve et inhabituelle – comment il l’assimile, comment il l’interprète. Comment le contenu est-il présent dans une composition, et comment se transporte-t-il dans une musique donnée – c’est-à-dire : comment naît, d’une manière générale, la communication ? Le problème du contenu de la musique est un nœud gordien pratiquement indémêlable. La philosophie, l’esthétique, et surtout la musicologie, se sont efforcées de le résoudre et continueront (je l’espère) à le faire. Il me semble que l’on ne peut, dans cette tâche, que partir de l’œuvre concrète.
8Dans un premier temps, une seule chose est sûre : c’est d’abord par la communication que le contenu est mis au jour. Je reprends mon exemple du chant des oiseaux et je formule prudemment : le pépiement de l’oiseau au petit matin est perçu par l’homme qui se réveille comme une jubilation parce qu’il est psychologiquement réceptif au renouveau de la vie et parce qu’il se rappelle avoir toujours entendu un tel chant, depuis sa première jeunesse, au moment du réveil. Remarque annexe : pouvons-nous seulement déterminer la manière dont un petit enfant assimile et traite, pour la première fois dans sa vie, le concert des oiseaux, dont le répertoire est peut-être objectivement inchangé depuis des millénaires ? Mais que se passe-t-il lorsqu’un homme a peu et mal dormi, et n’éprouve donc aucun plaisir à se réveiller ? La « jubilation » des chanteurs matinaux lui paraîtra déplacée. Elle lui vrillera les tympans.
9Le contenu ne peut devenir parfaitement clair que dans la communication : une disposition « favorable », une certaine réceptivité en sont les conditions, ainsi que le souvenir, quelle qu’en soit l’espèce. L’habitude ne peut être évitée, mais ce n’est précisément pas ce que j’entends par souvenir. Le souvenir éveille. L’habitude rend insensible et sourd.
10Je voudrais, dans les lignes qui suivent, tenter de donner au lecteur un aperçu des multiples réflexions qui m’ont conduit à la création d’une œuvre donnée – et, je l’espère, unique : …ohne Grenze und Rand… (sans limite ni contour) pour alto et petit orchestre2 (1976-1977 ; durée d’exécution : environ 12 minutes).
11Le titre est emprunté à un propos du fondateur du bouddhisme zen en Chine, Hui-Nêng (678-713), sur le cœur. Le cœur n’est pas ici synonyme de l’âme. Il cerne la dimension de l’espace existentiel. « Le cœur est aussi large et grand que le cosmos est vide ; il est sans limite ni contour. […] Il n’existe pas dans le cœur de grandeur mesurable. » Quand j’avoue que cette musique est née d’une immersion en moi-même et de l’expérience de la totalité, je dois aussi dire avec une détermination absolue qu’il ne s’agit en aucune manière de favoriser un repli dans les espaces intérieurs privés, c’est-à-dire dans un « monde sacré de la musique » purement individualiste. Pour moi, la musique n’est une expression artistique adaptée à son époque que dans la mesure où l’on réagit en elle au temps présent, et qui plus est, à la totalité de ce que nous vivons concrètement dans notre existence. Je hais les mythologies privées.
12La théologienne protestante Dorothee Sölle, dont la pensée socialiste prend une importance croissante pour moi, défend, dans son livre Die Hinreise (Le voyage aller), une conception résolument révolutionnaire, quand elle rappelle qu’il ne faut en aucun cas calomnier la pratique de l’immersion mystique à l’intérieur de soi-même en l’interprétant comme une fuite hors du monde, dans la mesure où la force permettant de transformer les conditions existantes résulte de celle-ci – et du « voyage de retour ». La concentration intérieure et l’action transformatrice s’excluent alors aussi peu l’une l’autre que le sommeil régénérateur et l’éveil actif. Je pense ici spontanément au poète, prêtre et révolutionnaire nicaraguayen Ernesto Cardenal. La résistante française Simone Weil (1909-1943) a tenté, en un effort presque surhumain, de réunir les deux extrémités d’une pratique mystique de l’immersion à l’intérieur de soi-même et d’un socialisme pratiqué sans compromis ; cette tentative a fait sa perte.
13Si, donc, notre existence aujourd’hui – et j’ose l’affirmer – est une existence mutilée, très éloignée des possibilités (historiques) d’une expérience de la totalité (par exemple, de l’expérience bouddhiste zen de l’ancienne Chine et de l’ancien Japon ou de celle des mystiques durant le Moyen Âge chrétien), il ne peut plus exister un « monde intact de la musique » individualiste. Mais tant que la musique – qu’elle le veuille expressément ou non – reflète comme dans un miroir (fût-ce un miroir déformant) la profondeur de notre conscience, le compositeur doit trouver le courage de s’y engager en utilisant des « images », même fragmentaires, qui en émergent, en les appréhendant rationnellement et en les reflétant, en les concrétisant de manière critique jusque dans les moindres détails.
14Je n’affirme pas qu’une expérience de la totalité vécue par l’homme actuel puisse être communicable sans plus par les résultats d’une telle pratique de composition. Je voudrais pourtant me reposer sur le fait que même chez l’auditeur non préparé, des strates psychiques « parentes » peuvent être réactives ; et ce dans la mesure où je ne présente pas musicalement un « monde intact » mensonger. Dans La Pesanteur et la Grâce, Simone Weil affirme que l’on ne reconnaît une pleine existence humaine qu’à ceux que l’on aime. L’amour, ajoute-t-elle, consiste à croire en l’existence d’autres natures humaines en tant que telles. Apporter un peu de lumière dans des espaces intérieurs mutilés et appauvris, pour que – fût-ce sous forme d’infinis fragments – un tout (pas une entité intacte) puisse peut-être apparaître : telle est mon intention lorsque je compose.
15« Musik – nötig zum Leben », dans Radius 24/1979.
Notes de bas de page
Auteur
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