Art et accomplissement de soi
p. 47-56
Texte intégral
1Quand je réfléchis aux problèmes liés à « l’art et à l’accomplissement de soi », je suis frappé par le peu d’intérêt que notre époque veut bien accorder à cet aspect d’un problème beaucoup plus général.
2Chacun d’entre nous, ou presque, pourvu qu’il en trouve l’occasion, mène aujourd’hui sa propre réflexion sur le sens de l’art – dans notre cas, celui de la musique, qui occupe de ce point de vue la position la plus extrême. Mais pourquoi l’idée de l’accomplissement de soi a-t-elle, ces derniers temps, disparu de manière si frappante du champ de vision ?
3J’estime qu’il est nécessaire, aujourd’hui tout particulièrement, de ne pas se contenter de livrer ces cheminements spirituels antiques et ramifiés aux réflexions sociologiques ou idéologiques qui pullulent.
4Je voudrais par conséquent, malgré son manque apparent d’actualité, profiter de l’occasion pour aborder d’une manière plus détaillée et, je l’espère, plus vaste, la question de l’accomplissement de soi par la musique.
5Il n’est pas facile d’éclairer ce sentier plongé dans la pénombre. Car le travail sur cette dimension de l’art dont je parle est défiguré de nos jours par toutes sortes de préjugés.
6Je voudrais prolonger ici certaines réflexions que j’ai formulées dans un texte antérieur1 :
« L’art est capable de refléter la conscience de soi des êtres humains avec une profondeur qui – même si elle est illimitée – laisse pressentir certaines frontières humaines. Il a une “fonction de miroir” au sens où il ne peut rien faire surgir qui ne sommeille déjà dans la pénombre. C’est précisément pour cette raison qu’il exerce depuis des temps immémoriaux un effet aussi bien critique – en reflétant la réalité – que moral – en élargissant la conscience.
Mais la musique, considérée comme le plus fugitif de tous les arts, est aussi le moins lié aux réalités qui déterminent la vie quotidienne. Bien qu’elle-même dérive tout autant que les autres arts d’une réalité existentielle – quel compositeur le nierait sérieusement ? –, son domaine d’action immédiat est, dans un premier temps, celui de l’élargissement de la conscience, et son effet secondaire, pour autant qu’il se produise, est celui de la transformation de la réalité. Si, donc, la musique ne peut être solidaire avec les réalités de la vie quotidienne que d’une manière bien moins directe que la littérature ou les arts plastiques, elle n’y parvient, au sens strict, que par un médium : la parole, ou les qualités personnelles de l’interprète, sa gestuelle. […]
C’est pour cette raison que j’estime la musique – si l’on considère avec une lucidité suffisante ses possibilités immanentes – inutilisable comme vecteur d’une idéologie, quelle qu’elle soit. […]
En simplifiant, on peut dire que la musique est bien plus occupée à déclencher ou à confirmer les émotions humaines qu’elle n’est capable de transmettre ou de transformer des opinions. »
7Je voudrais reprendre aujourd’hui ma réflexion à ce point, en essayant de comprendre comment la « fonction de miroir » de l’art agit sur la conscience – ou, pour employer une expression plus large, sur l’être – de ce qu’elle produit.
8Il est clair que ces effets peuvent être très divers, et même contradictoires. C’est pour cette raison que je ne veux pas me contenter de les décrire : j’emprunterai, pour commencer, le chemin inverse, en examinant certaines des notions intellectuelles les plus frappantes, parmi celles qui ont pour tâche de définir le sens et la mission de la création artistique à notre époque. Car elles devraient tout de même montrer, en toute évidence, comment le créateur se conçoit lui-même à notre époque. Et c’est aussi de ces notions que découle sans aucun doute pour le créateur le rapport qu’il entretient avec l’art, dans le sens d’un chemin possible de l’accomplissement de soi.
9Je dois à présent tisser autour de cette constatation un réseau d’idées annexes dont les points essentiels sont déterminés par une antinomie dialectique.
10Premier point : dans le processus d’une socialisation progressiste de l’art (exigée par l’idéologie et, fort heureusement, déjà engagée ici et là), on réclame de l’individu, sans aucune équivoque, qu’il fasse preuve de solidarité. Cette exigence a fait, entre autres, que l’on a porté un vif éclairage sur les questions importantes de la communication. La communauté est ici tout ce qui a de la valeur, alors que l’individu ne vaut que par sa contribution – si possible utile – à la vie de la communauté. « L’art pour l’art », « la tour d’ivoire », sont considérés comme l’abomination intellectuelle d’une glorification égocentrique, sinon narcissique, de la personnalité.
11Sans aucun doute – nécessité fait loi ! – la pensée du créateur sur le sens et le but de son activité s’est résolument détournée de la glorification de sa propre personnalité. Elle s’est aussi détournée d’un idéal de la divinisation, de l’idolâtrie, qui a sans aucun doute porté quelques-unes de ses fleurs les plus vives à la fin du romantisme et jusqu’au Jugendstil.
12Ce rejet du culte de la personnalité de l’artiste, élevé sur un piédestal (et qui attendait bel et bien que chacun s’agenouille devant lui) était si nécessaire que l’on peut s’épargner une analyse plus précise. C’est précisément cette fausse conception de l’artiste comme héros qui permet son exploitation commerciale comme une marchandise, une exploitation qui finit par causer la mort artistique, sinon physique, de certaines idoles…
13Deuxième point : face au processus d’une socialisation progressive de l’art, qui voudrait faire de celui-ci l’affaire de tous, on trouve une conception tout à fait opposée, l’expression du moi individuel, qui ne s’efforce plus d’atteindre à l’art, mais plutôt à son absence, et qui voudrait aussi abandonner sa propre responsabilité. Seule une vision superficielle (ou bien une manipulation intellectuelle consciente !) peut selon moi mener à une telle conception de l’art comme prolongement de cette socialisation progressive.
14Citons, en guise d’illustration et parmi d’innombrables exemples comparables, le titre d’une « œuvre », choisi au hasard : La violence chie. Les objectifs de l’art sont relégués à l’arrière-plan, ou même abandonnés. La catégorie esthétique de l’art paraît mise sur le même plan que les processus physiques ; mieux, elle voudrait se voir réduite au simple reflet des processus naturels comme l’alimentation ou le sommeil. Cela signifie qu’il faut abandonner tout préjugé lié à une distinction qualitative – c’est-à-dire immanente à l’art – en faveur d’une « création » tout à fait spontanée, qui procure une satisfaction immédiate. La pensée et la sensibilité élitaires voudraient précisément y trouver leur propre dépassement.
15Or il faut objecter qu’un processus socio-critique ne peut absolument pas avoir lieu dans ce cadre, parce qu’en fin de compte, il ne s’agit, pour l’essentiel, que de bousculer des tabous en faveur d’un accomplissement spontané d’instincts très peu sublimés.
16Dans les créations relativement importantes qui témoignent d’une attitude aussi rigoureuse, on discerne une témérité dans l’insouciance vis-à-vis de toute tradition qui porte le sceau de l’authenticité. Cette témérité peut rappeler, de loin, l’abnégation des bouddhistes zen.
17Lorsqu’on affirme que « l’art est mort », il s’agit d’une déclaration très sérieuse sur l’état de l’art dans notre monde occidental – ou, en d’autres termes, dans notre société de consommation intellectuellement appauvrie… Mais il ne s’agit pas d’une déclaration sur l’art, considéré comme une possibilité humaine perpétuelle.
18Malgré l’apparente proximité de telles déclarations créatrices avec le bouddhisme zen ou avec la conception bouddhiste de l’art en général, ce serait une erreur tragique d’y reconnaître des fondements apparentés, voire identiques. Je tenterai plus loin de montrer plus précisément ce qui les sépare.
19Toutefois, si une socialisation de l’art implique que tout un chacun – sans privilège de l’éducation, ni aucune prétention à la cohérence – fasse « son petit art à lui », ne se préoccupant plus de transmettre, mais préférant « s’autoapprovisionner » (ce que Herbert Marcuse, dans un certain sens, tient pour possible), le concept de « socialisation de l’art » perd à mon avis son sens.
20Il est sans doute inutile de citer le marxisme comme le fondement idéologique de ce que désigne le terme de « socialisation progressive de l’art »…
21Mais si je considère l’autre terme de mon antinomie, c’est-à-dire l’expression individualiste du moi, celle qui « crée en solitaire », il me semble important de souligner le fait qu’elle apparaît comme une conséquence relativement directe de la pensée psychologique de Freud. Cette idée suscitera peut-être un certain étonnement chez le lecteur. Je crois pourtant être dans le vrai en affirmant que les expressions créatrices d’une personne, lorsqu’elles tendent vers l’absence d’art, lorsqu’elles se satisfont elles-mêmes, sont plus proches de la pensée de Freud que du bouddhisme – et par conséquent de l’œuvre d’art zen. Il n’y a en tout cas aucune relation nécessaire avec l’idéologie d’une socialisation progressive de l’art.
22Quand Freud voit le bonheur de l’homme là où son Moi est en harmonie avec ses aspirations instinctives préconscientes, quand il dit que « les pulsions constituent les revendications du corps vis-à-vis de la vie psychique » ou encore que « c’est le programme du principe de plaisir qui fixe le but de la vie. Ce principe guide dès le début la prestation de l’appareil psychique », il se place en contradiction totale avec toutes les attitudes imaginables d’une culture zen qui, dans l’accomplissement de soi, ne visent précisément pas à la confirmation de soi, mais à la fusion du Moi avec quelque chose de plus global. Mais sa théorie ne peut qu’entrer tout autant en contradiction avec les véritables efforts de socialisation. Sans doute, pourtant, tous ceux qui ont besoin et font usage de leur « petit art à eux » pour s’affirmer sont-ils, dans la transgression des tabous sociaux et moraux, des adeptes littéralement idéaux de cette pensée freudienne. Et ils le sont aussi lorsque les adeptes veulent que l’on comprenne leur besoin primaire de satisfaction des pulsions, dans une superstructure qui paraît réellement artistique et problématisée, comme un acte transformant la société – un acte, si possible, révolutionnaire…
23Littéralement conditionnée par la méthode appliquée de la pensée dialectique, la conception fondée sur le matérialisme marxiste se trouve d’un côté liée à la socialisation de l’art, et fait face de l’autre côté à une conception – elle aussi fondée sur le matérialisme – qui est celle de la psychologie freudienne.
24Je pense avoir montré avec suffisamment de clarté qu’il s’agit ici des deux extrémités antinomiques d’un cheminement de pensée dialectique. Dans leurs effets aussi, elles sont très éloignées l’une de l’autre.
25Mon souci de vérité serait donc blessé si je devais accepter ce que l’on s’efforce aujourd’hui d’atteindre à tout prix en suivant la mode : franchir inconsidérément le gouffre creusé par l’antinomie de ces univers intellectuels, pour réunir leurs extrémités.
26Pour parler concrètement : je ne peux que trouver illégitime la volonté de voir dans le « happening », par exemple, l’attitude artistique révolutionnaire idéale, même si cette forme d’expression – à laquelle son initiateur donne le pouvoir de transformer la société – peut, dans certaines circonstances, avoir l’effet d’une provocation.
27Je crois plutôt que le marxisme vulgarisé d’obédience occidentale, qui joue un rôle de plus en plus considérable sur le plan idéologique, parvient précisément à prendre dans ses filets impressionnants des expressions du Moi super-individualistes ou anarchistes – en d’autre termes, à les adapter pragmatiquement à lui-même. Et cela vaut aussi lorsque ce même marxisme combat très vivement, mais sur un autre front, ce même super-individualisme.
28Ni l’une ni l’autre de ces deux idéologies n’est en mesure de rendre suffisamment compte de l’art, considéré comme une possibilité humaine et comme une voie de l’accomplissement de soi.
29Cet accomplissement, cette individuation (si je comprends bien ce concept junguien de la psychologie des profondeurs) se réalise dans les strates les plus profondes de ce que l’on nomme depuis des millénaires – et en tout cas, en termes clairs, depuis l’hellénisme – l’âme humaine.
30Mais c’est précisément la psychologie de Freud qui se rebelle, dans une certaine mesure, contre l’emploi de ce concept. Elle préfère le terme d’« appareil psychique ». Elle ne peut, en réalité, dire plus sur « l’âme », dès lors que l’on ne sait pas, que l’on ne peut pas savoir, justement, ce qu’elle est réellement. Vue sous un angle purement scientifique, cette impuissance du savoir reste sans aucun doute valide jusqu’à nos jours.
31Mais la mission que je me suis fixée ici n’est pas de me lancer dans une explication théologique – mystique ou artistique –, liée à la créativité ou à la psychologie des profondeurs, d’un tel concept. On découvrirait toutefois que, dans tous ces modes d’observation, il existe une faculté de l’âme qui est au premier plan : sa capacité à faire l’expérience de la totalité. En simplifiant beaucoup, on pourrait peut-être même dire : l’âme est l’organe qui transmet à l’être humain l’expérience de la totalité.
32Nous entrons ici dans le domaine central de ce dont l’accomplissement de soi se préoccupe essentiellement, avec ou sans l’aide de l’art. En guise d’explication complémentaire, je ferai appel à une autre antinomie, qui n’est cependant pas d’ordre dialectique, mais plutôt existentiel.
33Premier élément : l’accomplissement de soi comme affirmation de soi. Ici, je placerai en exergue : « l’artiste productif ».
34Deuxième élément : l’accomplissement de soi comme plongée en soi-même, don de soi, abandon de soi. En exergue : « l’artiste potentiel ».
35Nous tendons d’emblée à accepter l’idée que cette antinomie se révèle dans l’opposition « cultures occidentales/cultures orientales ». Mais ce serait déjà une simplification hâtive, même s’il est évident que toute culture orientale repose pour l’essentiel sur la plongée en soi-même, et si, de manière tout aussi incontestable, le cours de l’évolution de la culture occidentale a mené à un développement extrême du type de l’artiste productif, qui se voit aussi et précisément confirmé au travers de l’aspect quantitatif de sa production.
36À cela, il faut objecter que les grandes traditions mystiques de l’Occident, notamment, contiennent une idée de l’art beaucoup plus attachée à la plongée en soi-même, et même à l’abandon de soi, qu’à l’affirmation de soi, et que cette idée paraît donc beaucoup plus proche de l’idée orientale d’un accomplissement de soi lié à la totalité. (Il me suffit de rappeler ici saint François, Jean de la Croix, ou la peinture d’icônes de l’Église orthodoxe).
37D’autre part, la plupart des aspects de la vie artistique moderne du Japon, par exemple, sont aujourd’hui sans aucun doute au moins autant orientés sur la consommation qu’en Europe ou même aux États-Unis. (La question se pose tout au plus de savoir si l’on peut encore parler, en l’espèce, de culture orientale.) Mais même dans des époques plus anciennes, ce qui saute aux yeux, dans tous les pays orientaux – y compris bouddhistes –, c’est l’importance d’une production artistique qui répond directement, au moins en partie, à une demande. En examinant les choses de plus près, les frontières entre ce que j’appelle les cultures artistiques « productives » et « potentielles » se recouperaient d’une manière encore plus nuancée.
38Reprenons encore une fois cette opposition provocatrice entre « l’artiste productif » et « l’artiste potentiel » ; je la conçois sous une forme contrapuntique, une séquence faite de confrontations parallèles, en partie ironiques, en partie polémiques.
39L’artiste « productif » verrait volontiers son œuvre atteindre le public aussi rapidement que possible ; il a le goût de la publicité, et de sa propre diffusion… (au nom de la production, comme il le dit !). L’artiste « potentiel » recherche avant toute chose l’intériorisation. C’est seulement quand il est sûr d’elle qu’il libère l’œuvre devenue majeure, et il s’efface derrière elle.
40L’artiste « productif », qu’il le veuille ou non, vise à la commercialisation et à la consommation de son art. Car il cherche le résultat. L’art de l’artiste « potentiel » cherche à détacher les expressions artistiques de toute contrainte objective. Car ce qui lui importe avant tout, c’est le chemin.
41L’expression artistique « productive » vise l’accumulation d’art utilisable. L’expression artistique « potentielle » s’accommode de la rareté de l’art essentiel.
42Les organes de l’artiste « productif » sont les coudes dont on joue pour faire carrière. Les organes de l’artiste « potentiel » sont les paupières refermées de la plongée en soi-même.
Anecdotes
43Un important compositeur japonais – qui avait à l’époque une quarantaine d’années – me répondit, alors que je l’interrogeais sur les œuvres qu’il avait créées : « À ce jour, j’ai composé quatre œuvres : je vais vous en donner les titres… » ; et ce, sans l’ombre de quelque sentiment d’infériorité que ce soit.
44Un compositeur encore plus jeune, en quête d’une commande et rendant visite à l’un des chefs d’orchestre les plus importants de notre époque : « Donnez-moi deux semaines, et je vous fournirai un tout nouveau morceau que vous pourrez créer, si vous le voulez bien… ».
45L’étudiant au maître : « Dites-moi, quelle quantité incroyable de travail : traiter tout cela, l’assimiler, faire une ébauche et rédiger la partition… Et qu’en sort-il, selon vous, au bout du compte ? Vous croyez que cela en valait la peine ? ».
46Un grand empereur chinois commanda un jour à un célèbre peintre et calligraphe le dessin d’une branche de bambou. Il attendit longtemps, et patiemment, qu’on lui livre ce travail. Après environ deux ans, il envoya un messager auprès de l’artiste, afin d’aller chercher l’œuvre commandée. Après un voyage pénible, le messager revint auprès de l’empereur et lui rapporta que le travail n’était pas encore fini. L’empereur, passablement courroucé, décida d’attendre. Après trois nouvelles années, il envoya son plus haut mandarin en personne auprès du célèbre artiste, avec pour mission de ne pas rentrer à la cour impériale avant d’avoir obtenu le dessin. Pourtant, après un pénible voyage, le mandarin, lui aussi, finit par rentrer bredouille, mais avec un message de l’artiste affirmant que l’empereur lui-même pourrait venir le chercher. L’empereur, furibond, se mit aussitôt en chemin et jura de rapporter à Pékin soit le dessin du bambou, soit la tête de l’artiste. Quand l’empereur entra dans la cabane de l’artiste, celui-ci sortait d’une profonde méditation ; il prépara l’encre et le pinceau et déroula son papier. En l’espace d’un petit quart d’heure, il coucha sur le papier la plus parfaite peinture à l’encre de Chine qui ait jamais tenté de représenter des bambous. L’empereur, furieux, menaça l’artiste de mort : « Pourquoi m’as-tu fait attendre aussi longtemps si la commande que je t’avais passée ne te demande rien de plus qu’un petit quart d’heure de travail ? » Sans dire un mot, l’artiste ouvrit plusieurs tiroirs et montra à l’empereur stupéfait des dizaines, des centaines, et même des milliers de dessins du bambou. Celui qu’il avait peint devant l’empereur était le plus achevé…
47Toutes les œuvres d’Anton Webern tiennent sur quatre disques microsillons…
48Au loin point la silhouette du peintre Otto Meyer-Amden.
49On racontait, chez les Juifs hassidiques d’Europe de l’Est, l’histoire suivante : un élève demanda un jour à un rabbin fort célèbre : « Jadis, des hommes ont vu le visage de Dieu. Pourquoi cela n’est-il plus possible à personne aujourd’hui ? » Le rabbin lui répondit : « Parce que personne n’est plus capable aujourd’hui de s’incliner aussi bas ».
50On dit de Frédéric Chopin que, dans l’état d’hypersensibilité où il se trouvait durant les derniers mois de sa vie, voir une mouche se poser sur une rose suffisait à le plonger pendant toute une journée dans une humeur maussade et malheureuse.
51Ryokwan, qui aimait tant les arbres, était aussi un ami des poux, peut-être aussi des puces et des moustiques. Il avait la plus tendre des sympathies pour toutes les créatures. L’un des traits qu’on lui prête, étrange mais pas vraiment charmant, est l’attention qu’il accordait aux poux. L’histoire est cependant caractéristique de son attitude face à d’autres formes de vie. On le voyait souvent, lors des premières journées chaudes de l’hiver, aider ses poux à prendre un bain de soleil et à faire un peu d’exercice en plein air. Il les tirait l’un après l’autre de ses sous-vêtements, les installait sur des feuilles de papier qu’il plaçait au soleil. Le soir, avant que le froid ne revienne, il reprenait les animaux et les replaçait dans la poche de son vêtement (le fudokoro) en prononçant ces mots :
Ô poux, poux,
si vous étiez des grillons,
si vous jouiez du violon dans les champs d’ automne !
Mon fudokoro serait vraiment pour vous
le flanc du Musashino
(Cité d’après Suzuki, Le Zen et la culture du Japon)
52Et à présent… Que pourrait-on dire de ma James Joyce Chamber Music2 ?
53Peut-être cette constatation d’un auditeur : « Au début, j’arrivais bien à suivre, mais ensuite, j’ai vraiment perdu le fil ». Il s’est peut-être tout simplement refusé à continuer d’écouter, parce qu’il ne comprenait plus là où il voulait comprendre… Je devrais lui répondre : c’est précisément ce à quoi vise cette musique : faire disparaître peu à peu le fondement des arguments de la raison, pour que l’on se sente entraîné dans la zone la plus profonde de l’âme.
54Ou devrais-je peut-être prendre position sur la conception de cet auditeur, selon lequel il n’y a guère de brio dans l’écriture instrumentale extrêmement difficile confiée aux deux solistes, et qu’il est même parfois impossible de simplement distinguer leurs parties, tant elles paraissent intégrées dans l’ensemble…
55Ou encore devrais-je réagir à l’opinion de cet autre auditeur, pour qui la complexité extraordinaire de ma partition, avec ses nuances presque infinies, produit tout de même au bout du compte une surface sonore assez séduisante…
56Je ne pourrais répondre à cela que par une vérité de La Palice : il faut sans doute écouter de l’extérieur vers l’intérieur, mais on devrait, en écoutant, s’efforcer de pénétrer à l’intérieur, dans l’essence d’une œuvre… et il me faut dénoncer comme une erreur et une illusion le fait que quelqu’un fasse allusion, dans cette musique, à une « surface sonore assez séduisante ».
57Revenons à notre sujet : l’âme transmet l’expérience de la totalité.
Rain has fallen all the day
O come among the laden trees,
The leaves lie thick upon the way
Of memories3.
(James Joyce, Chamber Music)
La pluie tout le jour a tombé
Viens parmi les arbres qui ploient :
Les feuilles sont amoncelées
Sur le chemin des souvenirs
58Un jour, Rikyu fut invité à prendre le thé avec quelques amis. La cour était pleine d’arbres splendides, le sol était couvert des feuilles mortes des arbres de Kashi, et en voyant cette scène, on avait l’impression de franchir le col d’une montagne. « Comme c’est beau ! » dit Rikyu. Après un bref instant de réflexion, il ajouta cependant : « Je crains que le maître ne fasse balayer le passage, car il n’a encore aucune notion du sabi ». Et effectivement, lorsqu’ils repassèrent dans la cour après le premier service du thé, les feuilles n’avaient été que trop soigneusement balayées…
59« Kunst und Selbstverwirklichung », conférence écrite pour l’émission Kopfhörer de la radio DRS-Zurich en janvier 1972. Dans sa version originale, cette conférence se terminait par quelques remarques sur l’œuvre de Huber, James Joyce Chamber Music, dont on trouvera la traduction dans les Notices en fin de volume.
Notes de bas de page
Auteur
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Essais avant une sonate
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