Forme de l’utopie
p. 11-24
Texte intégral
1Les textes de Klaus Huber sont des professions de foi. Ils touchent rarement aux questions techniques ou esthétiques de la musique, mais expriment les convictions d’un homme pour qui l’engagement dans la réalité de son temps donne sens aux œuvres d’art. Comme la plupart des textes de compositeurs, ils sont en étroite relation avec les œuvres elles-mêmes, dont ils constituent souvent un commentaire et un éclaircissement. « Fin ou tournant : où est l’avenir ? » est lié à …Inwendig voller Figur…, « Art et accomplissement de soi » à James Joyce Chamber Music, « Au nom des opprimés » à Erniedrigt – Geknechtet – Verlassen – Verachtet…, « De temps en temps » au second quatuor à cordes, qui porte le même titre, etc. Huber évite d’employer le jargon musical accessible aux seuls spécialistes ; il s’attache bien plutôt au contenu des œuvres, laissant entendre que celles-ci ne sont pas confinées à la seule sphère artistique mais s’adressent à un public potentiel aussi large que possible. Dans deux textes seulement, le compositeur nous autorise à entrer dans son atelier : à travers l’analyse de Protuberanzen – destinée à l’origine au chef d’orchestre qui créa cette œuvre, Hans Zender – et à propos de son trio à cordes, Des Dichters Pflug, dont il détaille notamment l’organisation microtonale. Dans les notices sur ses œuvres, Huber insiste sur l’arrière-plan sémantique, indispensable à la compréhension des œuvres dans la mesure où il a présidé à leur conception. Les idées musicales, chez lui, n’existent pas en soi : elles sont intimement liées à l’expression, à des situations, à une vision du monde à travers lesquelles il ne cesse de dénoncer toutes les formes d’injustice. Cette réserve à l’égard des problèmes techniques, si souvent débattus par ailleurs dans le domaine de la musique contemporaine, est significative. Pour Huber, en effet, l’œuvre n’est pas une fin en soi, elle ne saurait épuiser sa force d’expression dans la mise à nu de ses propres procédures. Elle ne répond pas davantage aux schémas conventionnels et se situe au-delà du jugement de goût. Elle vise davantage.
2Pour lui, et il ne cesse de le répéter dans ses textes, l’œuvre a une fonction de miroir : elle reflète aussi bien le monde visible, mais de façon « critique », que le monde invisible. D’une part, elle révèle ce que nous ne voulons ni voir ni affronter, la souffrance et l’oppression, et ce par des moyens souvent réalistes ; d’autre part, elle cherche à « ébranler » la conscience au nom d’une réalité supérieure. Mais elle se garde de véhiculer une idéologie quelconque : en écrivant une musique d’« expression », Huber cherche à provoquer des émotions et non à forger des opinions. Il peut ainsi opposer la « raison du cœur », un terme emprunté à Jacques Derrida, à la raison instrumentale. C’est par la nature même des émotions – choc, surprise, éblouissement, mais aussi angoisse, pitié, révolte, vision – qu’est rendue possible et souhaitable ce qu’il appelle, avec les penseurs de la théologie de la libération, une « conversion », un « retournement radical de la pensée et de la sensation, un renversement de l’action ». Huber parle au nom de l’éthique. Il refuse que la musique soit enfermée dans une sorte de réserve naturelle où elle se développerait à l’écart des grands problèmes de la société. C’est pourquoi il s’oppose à l’idée de « l’art pour l’art », qui conduit selon lui à une subjectivité refermée sur elle-même, « narcissique », faisant surgir les spectres du culte de la personnalité et des « mythologies privées ». Pour lui, l’activité créatrice suppose un dépassement du moi dans deux directions complémentaires : d’une part, la solidarité avec ceux qui sont démunis et opprimés ; d’autre part, la recherche intérieure à travers la méditation. C’est pourquoi la musique de Huber a pour contenu les questions spirituelles, politiques et sociales. Elle tente d’articuler le monde de la réalité, dans sa dureté même, à celui de l’intériorité la plus profonde.
3Huber n’a pas visé d’emblée ces liens entre un réel tangible, que l’on peut nommer, décrire, dévoiler, dénoncer, et le monde insaisissable des vérités ultimes, qui n’est que pressenti. Lorsqu’il choisit, après quelques hésitations et certaines résistances familiales, le métier de musicien, la plupart des compositeurs de sa génération ont formé une avant-garde musicale turbulente, radicale et intransigeante : leurs œuvres, comme leurs déclarations, heurtent le sens commun, et ils cherchent par tous les moyens à promouvoir ce que l’on appelle alors la « musique nouvelle ». Jeune homme timide, issu d’un milieu conservateur et pieux, Klaus Huber reste à l’écart d’un tel mouvement, sans pour autant adhérer aux courants néoclassique ou néobaroque qui dominent la vie musicale suisse alémanique. Il s’appuie sur quelques références éloignées dans le temps, comme la polyphonie primitive du Moyen Âge et les œuvres tardives de Webern ou Stravinski, mais aussi sur la méditation et la lecture des mystiques chrétiens. Au plus fort de la pensée structuraliste, ses préoccupations semblent anachroniques : sa Partita pour violoncelle et clavecin (1954) et ses Six vocalises (1955), contemporaines du Marteau sans maître, sont en décalage avec l’époque.
4Mais son style s’enrichit progressivement des différents apports de la modernité : l’Oratio Mechtildis (1956-1957), puis les cantates Engels Anredung an die Seele (1957) et Auf die ruhige Nacht-Zeit (1958) constituent les étapes les plus importantes de cette démarche solitaire où l’élément religieux prédomine. Dans les années cinquante jusqu’au début des années soixante, la « beauté intérieure » est pour lui un refuge vis-à-vis du réel, une sublimation du moi individuel. La forme musicale est le reflet d’un monde divin, harmonieux et serein. Elle évite les éclats, les gestes forts, le heurt des sonorités, privilégiant au contraire un monde sonore doux et paisible, un lyrisme très intérieur, souvent contenu dans des limites dynamiques restreintes. Cette musique qui s’appuie en partie sur un Moyen Âge idéal ne renvoie pas à elle-même, dans l’esprit de la « musique absolue », mais se charge de multiples significations symboliques, souvent mises en abyme.
5Au début des années soixante, alors que l’avant-garde musicale éclate en de multiples tendances, Huber approfondit son style personnel. Ses œuvres marquent à la fois un aboutissement et un premier dépassement : avec le quatuor à cordes Moteti – Cantiones (1962-1963), l’oratorio Soliloquia (1959-1964) et la pièce concertante Alveare Vernat (1965), Huber introduit progressivement des figures expressives et des techniques compositionnelles plus audacieuses dans sa musique. Il prend conscience, à travers les mouvements sociaux et politiques de l’époque, des limites de sa position. Le réel fait ainsi irruption de façon violente dans cet univers refermé sur lui-même, engendrant une expression tragique jusque-là écartée. La belle harmonie est définitivement brisée. Elle apparaîtra désormais comme moment, comme une figure musicale de l’utopie, et non plus comme le cadre dans lequel les œuvres se déploient. Huber s’identifie à la souffrance du Christ sur la croix (Psalm of Christ, 1967, Tenebrae, 1966), il crie son angoisse devant les menaces d’apocalypse (…Inwendig voller Figur…, 1970-1971). L’œuvre ne reflète pas seulement la violence et l’injustice qui règnent dans le monde, elle nous indique aussi la voie d’une possible émancipation, elle est porteuse d’utopie. Loin d’échapper à un monde chaotique, elle s’y plonge dans l’espoir de le sauver et de provoquer un choc salutaire, adoptant volontiers le ton de la prophétie. La totalité visée n’est plus celle, idéale, de la pure intériorité, mais celle, tourmentée, d’un vécu qui engloberait toute l’humanité. L’engagement se situe à la fois au niveau de l’écriture musicale, qui est spéculative et novatrice, sans concession, et au niveau de la signification sociale des œuvres, de leur pouvoir de communication. En même temps qu’il radicalise son style, Huber s’attaque ainsi de façon provocatrice aux institutions musicales : à l’opéra (Jot en 1972-1973 et Im Paradies oder Der Alte vom Berge en 1973-1975), à l’orchestre (Turnus en 1973-1974), à la musique de chambre (Ein Hauch von Unzeit en 1972, Ascensus en 1969 ou Schattenblätter en 1975), et jusqu’à la musique religieuse (…Ausgespannt… en 1972). Dans l’esprit de contestation qui a soufflé tout au long des années soixante, il met en crise les formes établies de la vie musicale. Symboliquement, il brise la relation entre un compositeur tout puissant et des interprètes dévoués à son service, au profit d’une relation complémentaire, fondée sur la créativité et l’engagement : dans la série d’œuvres portant le titre Ein Hauch von Unzeit, c’est aux interprètes de réaliser les multiples versions possibles de l’œuvre. Huber développe l’idée d’une forme ouverte, en germe dans certaines de ses pièces antérieures, et utilise la technique du montage tout en réactualisant celle des tropes, des parodies et des élaborations à partir d’un cantus firmus, des techniques héritées du Moyen Âge.
6Ceci va l’amener à agir sur un plan pragmatique. En 1969, il crée le séminaire de Boswil afin de susciter des rencontres créatrices entre les compositeurs, ainsi qu’entre les compositeurs et les interprètes, et entre ceux-ci et le public ; puis il organise à l’intérieur de la Hochschule für Musik de Freiburg-im-Breisgau, où il est nommé en 1973, un Institut pour la nouvelle musique qui demeure un modèle pour notre époque. Il y dispensera un enseignement de la composition qui, après celui de Schoenberg et de Messiaen, est l’un des plus prestigieux du siècle. Il évoque ces expériences dans des textes tels que « Anti-Babel » et « Quittez votre table de travail », mais aussi dans l’étude pénétrante qu’il consacre à Schoenberg (« Essai sur la grandeur »). L’hommage rendu par celui qui fut d’abord son élève puis son collaborateur, Brian Ferneyhough (voir l’« envoi » ici-même), témoigne pour son ouverture d’esprit, sa tolérance et son sens du dialogue, qui visent à révéler les personnalités à elles-mêmes plutôt qu’à les orienter selon des conceptions ou des convictions qui lui seraient propres. Huber s’attaquera également aux pesanteurs de l’Association des Musiciens Suisses, dont il est le président contesté entre 1979 et 1982. On ne peut dissocier le compositeur de l’homme engagé, cherchant à la fois de nouvelles formes de pensée et de nouvelles formes d’organisation, une manière nouvelle de communiquer à l’intérieur et à l’extérieur du monde musical. L’engagement de Huber n’a rien d’une posture. Il est même surprenant que cet homme timide, replié sur lui-même au point d’esquiver la demande de Theodor W. Adorno de venir discuter avec lui après la création remarquée de ses Noctes intelligibilis lucis en 1961 à Darmstadt, soit devenu l’un des compositeurs les plus radicaux et les plus volontaires dans son action comme dans ses prises de position. C’est au nom d’une intériorité préservée et de convictions fortes, dans la ligne de la tradition mystique qui constitue son véritable point d’ancrage, que Huber puise sa force de résistance pour mener un combat opiniâtre contre toutes les formes d’assujettissement et de réification.
7Cette dialectique entre le réel et l’idéal va trouver forme dans toute la série des œuvres écrites depuis la fin des années soixante-dix, et elle culmine notamment dans une œuvre monumentale terminée en 1982, fondée pour une grande part sur des textes du prêtre et poète révolutionnaire nicaraguayen Ernesto Cardenal, figure centrale de la théologie de la libération et d’un christianisme engagé politiquement (il s’en inspirera dans toute une série de pièces). Le titre de l’œuvre vaut comme programme : « Humiliés – Asservis – Abandonnés – Méprisés » (Erniedrigt – Geknechtet – Verlassen – Verachtet). Ce vaste oratorio fait apparaître clairement le lien profond entre les dimensions humaines et musicales à l’intérieur même du travail compositionnel. D’une part, les réalités du Tiers-Monde y sont articulées à une critique radicale de l’impérialisme et de la domination des classes défavorisées dans les pays riches ; la spiritualité y est mêlée à l’engagement politique, l’intériorité aux faits les plus concrets – la « théologie de la libération » inspire ce mélange de marxisme et de messianisme chrétien. D’autre part, l’œuvre utilise de larges moyens vocaux, instrumentaux et électroniques et elle tente une synthèse entre des processus musicaux « avant-gardistes » et des emprunts ou des références au passé. Elle exprime une conscience du temps présent lucide, critique et engagée, que le compositeur voudrait nous faire partager, et qui prend sa mesure dans un ordre reflétant le « Royaume de Dieu ». Le contenu supra-musical est inséparable d’une quête de la totalité.
8Si, dans un premier temps, cette quête s’était manifestée par le repli sur soi, le sujet se transcendant à travers la méditation – une recherche de la vérité et de la beauté dans l’intemporel –, dans un second temps, elle se confronte au monde dans toute sa complexité, avec ses différentes strates historiques, sociales et temporelles. Dans les deux cas, il s’agit pour le compositeur de ne jamais dissocier forme et contenu. La recherche intérieure et l’engagement sociopolitique sont les deux faces – d’abord successives, puis simultanées – d’une même totalité où le moi individuel veut être dépassé. Les personnages de ses œuvres sont ainsi débarrassés de toute psychologie, de toute ambiguïté, et l’on pourrait dire, de toute complexité interne qui tendraient à les singulariser. Ce sont des figures emblématiques, qui représentent une condition, une situation donnée, et qui renvoient à la douleur et à l’angoisse intérieures, à l’amour et à l’éveil de la conscience, aux processus de répression et de réification, de révolte et de libération. Huber n’en donne pas une représentation à proprement parlé, mais dirige sur elles un regard qui prend sa source dans une région supérieure. La lumière projetée est celle du jugement moral.
9L’écriture musicale exprime cela dans ses structures mêmes. L’hymne qui se développe à l’arrière-plan, dans le premier mouvement de Erniedrigt – Geknechtet – Verlassen – Verachtet, est sans cesse menacé d’étouffement ; la « machine » orchestrale symbolise, à travers ses pulsations rythmiques et ses superpositions de tempi, l’aciérie qui broie l’individu Knobloch. « C’est la mise en musique d’une condition sociale inhumaine et fondée sur la violence, avec le stress qui en résulte. Ces notions sont exprimées concrètement par la fébrilité constante de la musique et jusque dans la manière dont les voix et les instruments sont traités : tous courent vers l’épuisement et l’effondrement. » (Voir le texte sur cette œuvre ci-après.) À la fin du mouvement, cet hymne à la liberté chanté par le chœur se déploie dans une écriture homophonique portée par un grand crescendo expressif. Cette conclusion « positive » s’articule à l’ensemble d’un mouvement qui décrit de façon très réaliste l’aliénation de l’ouvrier Knobloch, qui n’a que le cri comme moyen d’expression. L’homophonie et l’homogénéité de l’écriture chorale s’opposent ainsi de manière radicale à une écriture heurtée qui superpose des couches d’instruments et de tempi différents. Dans le septième mouvement, ce caractère hymnique est repris et amplifié : toutes les forces instrumentales et chorales chantent la promesse d’un monde meilleur ; la mélodie du choral de la résurrection, Christ lag in Todesbanden, sert de cantus firmus à la construction et renforce sa signification. On y retrouve une écriture puissamment homogène qui, à l’échelle de la forme globale de l’oratorio, acquiert une fonction semblable à celle de la conclusion dans la première partie. On ne peut s’empêcher d’interpréter de tels moments comme la résolution idéale des conflits ; la promesse d’un monde meilleur veut être réalisée. Cet aboutissement et cette réconciliation symbolisent le triomphe de la foi, qui donne sens à l’acte créateur. Car celui-ci contient la promesse du non-encore advenu, perceptible de façon sensible, dans l’esprit d’une utopie concrète qui renvoie à la pensée d’Ernst Bloch.
10Au temps brisé de l’aliénation, Huber oppose l’épiphanie d’un temps où passé, présent et futur sont réunis, et dans lequel la communauté chante d’une même voix. Au centre de cette forme monumentale, qui occupe toute une soirée de concert, il a placé de façon significative une pièce vocale faisant appel à une voix d’enfant et à un effectif réduit de musique de chambre : Senfkorn est une reconstruction, à partir de ses éléments fragmentaires, d’un air tiré d’une cantate de Bach (« Es ist vollbracht », « Tout est accompli »). L’œuvre ancienne, comme les deux hymnes évoqués, prend forme progressivement, diffusant une lumière sereine qui vient de loin. Il est significatif que le cœur de l’oratorio soit une pièce intimiste réclamant la voix d’un enfant, expression même de la pureté. Huber a souvent fait appel à des citations du passé : les mélodies archaïques d’Hildegard von Bingen à la fin des Cantiones de Circulo Gyrante (1985), le Tombeau de S. L. Weiss à la fin d’Erinnere dich an G… (1976-1977), les citations mozartiennes dans Ecce Homines (1998), ou les chorals présents dans de nombreuses œuvres viennent à la rencontre de la modernité dans le mouvement même de celle-ci. Car au cœur de ses propres découvertes, l’écriture créatrice retrouve les figures sœurs du passé, celles qui furent aussi en leur temps des formes novatrices. L’élément positif, dicté par la foi et manifesté par la musique dans ses formes d’écriture ou dans ses références à la musique ancienne, est pourtant ce que la modernité avait depuis plus d’un siècle interprété comme mensonge. « Dans les conditions actuelles, la musique en est réduite à la négation déterminée », écrivait Adorno dans sa Philosophie de la nouvelle musique. Huber cherche une voie capable de surmonter cette affirmation. Sa musique n’évoque pas l’instant de bonheur comme quelque chose de fugitif (un mot dont on se souvient qu’il entrait dans la définition baudelairienne de la modernité), et moins encore comme une nostalgie. Les éléments du passé et les images utopiques ne renvoient pas à une conscience déchirée, comme on la trouve chez Zimmermann par exemple, auquel la pensée de Huber se rattache par certains aspects. Ils sont au contraire au cœur de la construction, ils constituent sa poutre maîtresse. Ils opposent leur solidité et leur détermination, quand bien même leur apparence semble fragile, aux éléments chaotiques et déstabilisateurs mis en œuvre par ailleurs. Ainsi, jusque dans le monde sensible, Huber reste soumis à l’idée d’un sens transcendant. L’élément subjectif, générateur d’angoisse et de désordre, est repoussé, et avec lui toute la tradition romantique à laquelle Huber a substitué celle du Moyen Âge.
11C’est toute l’ambiguïté, la singularité et l’originalité de la démarche du compositeur : cet alliage fragile entre la position théologique et l’engagement politique, cette conception de l’œuvre qui s’enracine dans l’esprit du Moyen Âge aussi bien que dans la modernité musicale. L’articulation entre une pensée religieuse qui pose le « Royaume de Dieu » comme vérité première et ultime, et la réalité complexe, troublée, chaotique, dont l’œuvre se veut le reflet critique, s’exprime par des tendances contradictoires à l’intérieur même de l’œuvre. Elle touche à l’essence du travail de Huber, à cette dialectique très particulière chez lui de la structure musicale et d’un « programme », et à cette polarisation aux extrêmes qui conduit son discours tantôt aux limites du silence, tantôt vers la forme élémentaire du cri. Il n’existe pas de médiations ou de gradations ; elles menaceraient de restaurer la puissance de la subjectivité. C’est d’ailleurs, si l’on songe à Bruckner, Messiaen et au dernier Stravinski, une caractéristique des esthétiques musicales religieuses à partir d’une certaine époque : les moments sont posés comme des blocs les uns à côté des autres. C’est ainsi que Huber a adopté la forme du montage, se souvenant des expériences d’un autre musicien profondément religieux, Charles Ives, dans la superposition libre de structures autonomes. Peut-être, pour reprendre la terminologie du compositeur américain, cela provient-il de l’importance accordée à la « substance » par rapport à la « manière ». Car ce n’est pas la logique musicale seule qui détermine les contours de l’œuvre, mais le contenu qu’ils portent et qui les détermine. C’est le « programme » qui autorise des ruptures et des sauts, mais aussi ces moments étales, ces illuminations où la matière musicale est travaillée de l’intérieur, au détriment de toute forme de progression, de dramatisation du discours. Le temps de référence se situe en surplomb : il transforme les différents temps de l’œuvre en positions dans l’espace. La forme du montage a conduit Huber à la spatialisation des sources sonores, qui reflètent concrètement les différentes couches de la polyphonie, comme c’est le cas par exemple de Cantiones de Circulo Gyrante. Le programme détermine d’un côté le caractère allégorique de l’expression, emprunté à la grande tradition de la musique religieuse : dans Tenebrae, les instruments de l’orchestre décrivent de façon littérale la mort du Christ sur la croix. Il ouvre d’un autre côté un champ de possibles que l’auditeur est appelé à explorer, une manière de transcender la dimension purement esthétique de l’œuvre. Par là, une question fondamentale est posée, que l’antinomie entre modernité et postmodernité esquive. Car il s’agit moins de définir des critères esthétiques à partir de la dialectique un peu usée de l’innovation et de la tradition, que de déterminer des critères de sens pour l’art d’aujourd’hui. Vue sous cet angle, la démarche de Huber devrait échapper aux jugements simplificateurs qui n’envisagent qu’un aspect de la question. Sa tentative de créer, dans le microcosme de l’œuvre, un chemin d’existence possible, une forme d’« accomplissement de soi » ouvert aussi bien aux autres qu’à ce qui nous est autre, la synthèse utopique, dans la forme musicale elle-même, entre les aspects contradictoires du réel et l’aspiration à une totalité harmonieuse, représentent un moment de vérité auquel nous sommes sans cesse confrontés.
12Au début des années 1990, révolté par le concept de « choc des civilisations » et par la première guerre du Golfe (que la seconde n’a pu qu’aviver), Huber, fidèle à son empathie pour les vaincus, s’est tourné vers l’ennemi désigné. La musique arabe est alors devenue une stimulation nouvelle pour lui. Elle va lui permettre de prolonger, d’approfondir et d’élargir son univers musical, en réintégrant la lecture de l’héritage grec faite par les musiciens arabes, si différente de celle des Européens. À près de soixante-dix ans, Huber se lance dans une exploration nouvelle qui ouvre une troisième période dans sa production. Elle commence avec l’étude des traités musicaux que le comte d’Erlanger avait fait traduire en français par des spécialistes locaux durant la première moitié du XXe siècle. Lui qui avait utilisé, dès les années soixante, les quarts de ton, prend alors conscience des possibilités qu’offre une structuration en tiers de ton plus satisfaisante du point de vue acoustique et musical (elle repose, dans la musique arabe sur les sons mobiles à l’intérieur des tétracordes, caractérisant les différents modes).
13Cette démarche inscrite dans la continuité de son travail permet de mieux comprendre, a posteriori, les choix que Huber avait effectués dans les années cinquante. Elle rend explicite ce qui fonde sa conception musicale depuis le début : le rôle premier des intervalles, conçus comme des unités de sens et d’expression plutôt que comme de simples grandeurs quantifiables. Les structures mélodiques, si importantes pour Huber, se déploient à partir d’eux, débouchant sur un tissu polyphonique dans lequel l’harmonie constitue un phénomène résultant et non une forme a priori. Ainsi s’explique l’inclination de Huber pour le dernier Stravinski, auquel il a rendu hommage tardivement en transcrivant pour une formation réduite les Threni qu’il avait tant admirés au moment de leur création, et sa lecture originale de l’œuvre de Webern, dont il conçoit l’organisation sérielle comme part d’une pensée mystique plutôt qu’au travers du structuralisme. En privilégiant la dimension sensible de l’intervalle, et en avançant l’idée selon laquelle l’organisation du matériau doit être chargée d’un sens transcendant, Huber s’oppose à la pensée dominante de son époque. Dès ses premières pièces, il cherche à dépasser le tempérament égal par l’usage d’intervalles purs ou par l’usage des quarts de ton, ce qui le conduit à une forme renouvelée de modalité, loin du chromatisme généralisé des sériels. Par là, comme à travers son penchant pour les musiques du Moyen Âge ou de la Renaissance, il renonce à la conception univoque d’un « progrès » historique fondé sur le développement du chromatisme et l’émancipation de la dissonance, tel qu’il fut théorisé par Adorno dans sa Philosophie de la nouvelle musique.
14En approfondissant à travers la musique arabe cette sensibilité modale, Huber, dans les œuvres de sa dernière période, a voulu éviter la neutralisation et la saturation des intervalles, qui conduit par ailleurs à l’effacement de la dimension mélodique. Il recherche au contraire une différenciation toujours plus poussée en ayant recours aux tiers et aux quarts, voire même aux sixièmes de ton, renouant avec les expériences historiques de Vicentino et de Gesualdo notamment. Dans les œuvres qu’il compose à partir de tels modèles, Huber réactualise la technique des tropes comme celle de la contrafacture, tout en construisant la généalogie de son propre style. Cet intérêt pour les répertoires anciens, comme pour ceux de la musique arabe, s’inscrit dans la quête d’une musique religieuse moderne, liée à des courants mystiques qui intègrent désormais, aux côtés de figures telles que saint François d’Assise, Jean de la Croix ou Simone Weil, celles de la culture musulmane, et notamment du soufisme. Matériau et contenu sont intimement liés. Dans sa dernière période, Huber réalise une synthèse originale de deux cultures a priori antinomiques, et ce sur le plan strictement musical comme sur celui du contenu spirituel, nouant les branches qui s’étaient séparées au Moyen Âge.
15Mais il est un autre point de convergence entre ces références archaïques, devenues ferment de modernité : c’est le refus de l’individualisme, paradoxalement glorifié à l’intérieur de sociétés de masse où les individus sont manipulés jusque dans leur sphère la plus intime, un paradoxe qui a sa contrepartie dans l’opposition entre une musique savante produite par des individualités et destinée à une élite, et une musique fabriquée industriellement pour le plus grand nombre. Huber a posé cette question à propos de Schoenberg, paradigme du musicien isolé et rejeté socialement, mais aussi enfermé dans une conception du génie et dans des positions politiques rétrogrades (voir l’« Essai sur la grandeur » ci-après). En revendiquant l’humilité devant Dieu, qui conduit à la sympathie pour les plus déshérités, Huber fait d’une valeur prébourgeoise et prémoderne un élément central de sa conception de la modernité. L’expression qu’il vise n’est plus celle du moi, mais celle d’une conscience capable de parler au nom de tous. Il existe un lien entre cet horizon expressif détaché de la tradition romantique et expressionniste qui a tant marqué un autre grand compositeur suisse, Heinz Holliger, et les moyens techniques utilisés : la modalité porte en elle le préindividuel et le collectif – c’est la « langue » des musiques populaires et des traditions anciennes à travers le monde –, alors que le chromatisme généralisé, né de l’évolution de la tonalité, est lié à une individualisation de plus en plus poussée qui culmine dans la musique et la personnalité de Schoenberg. On pourrait voir dans cette position hubérienne l’influence de l’héritage bartokien qui a marqué ses années de formation : une conception de la modernité qui, à travers la musique populaire, vise un type d’expressivité qui dépasse l’individu (elle est perçue, chez le Bartók de la maturité, comme une forme de « classicisme »).
16Huber, dans une sorte d’anti-croisade s’opposant aux croisades modernes conduites avec des moyens logistiques sophistiqués, a ainsi suggéré qu’un dialogue s’établisse entre des cultures présentées comme antagonistes. Lui qui s’était tourné vers l’Amérique latine au moment de sa domination dans les années soixante et suivantes, puis vers les philosophies et les cultures de l’Extrême-Orient, il a ouvert un dialogue fécond avec le monde arabe, attitude extrêmement rare, voire inexistante, dans le paysage musical contemporain. Une des grandes œuvres de sa dernière période est écrite sur un texte que le poète palestinien Mahmoud Darwisch écrivit durant le siège de Ramallah : Die Seele muss vom Reittier steigen (2002). L’élément directement politique est lié à l’idée que le poète (l’artiste) a pour mission de maintenir ouvertes les formes d’illumination, d’espérance et de résistance intrinsèques à l’acte créateur. Dans cette œuvre, Huber intègre des formes de cantillation utilisant les tiers de ton qui proviennent de la musique arabe (on les retrouve dans les autres œuvres de cette période). Elles sont soutenues par un ensemble qui comprend toute une série d’instruments anciens, dont certains évoquent les instruments de la musique arabe. La démarche est audacieuse. L’emploi du poème dans sa langue originelle a été fortement critiqué par le compositeur d’origine jordanienne Saed Haddad, qui a par ailleurs jugé l’appropriation des modes arabes superficielle et entachée d’un manque de compréhension vis-à-vis de leurs significations originelles (mais Mahmoud Darwisch, à l’écoute de l’œuvre, a donné son approbation). On ne peut toutefois confondre la démarche de Huber avec une attitude colonialiste, comme le laisse entendre Haddad. Pour le compositeur, la sonorité de la langue constitue un aspect essentiel, dans la mesure où les textes, chez lui, ne se présentent pas comme des entités séparées, mais font partie du matériau et du processus de composition. Huber a toujours eu recours aux langues d’origine des textes choisis, qu’il s’agisse du grec, du latin, de l’espagnol, de l’anglais, du français, du perse ou du russe, même s’il les accompagne parfois de traductions allemande ou française, comme c’est le cas dans Die Seele muss vom Reittier steigen. Par ailleurs, en s’inspirant des théories et des musiques arabes, Huber n’avait pas l’intention d’en intégrer les structures et les significations propres, mais d’en faire le point de départ d’une aventure nouvelle, de les absorber dans une conscience musicale européenne qui s’était développée jusque-là en les ignorant.
17Cette œuvre caractéristique de la dernière période du compositeur, l’une de ses grandes réussites, se décline selon des formats très différents : la version originale est conçue pour des solistes vocaux et instrumentaux entourés d’un groupe d’une trentaine de musiciens ; Huber a réduit ce dernier une première fois à neuf musiciens, puis une seconde fois à trois ! Il a en effet progressivement développé une conception pour laquelle la forme d’apparition sonore peut être variable sans que la substance soit altérée, et les différentes couches polyphoniques jouées indépendamment les unes des autres comme des entités autonomes. Il avait déjà conçu le trio Schattenblätter selon un tel principe (l’œuvre pour piano seul s’intitule Blätterlos ), et il en allait de même pour la pièce d’orchestre Protuberanzen (voir les textes qui sont consacrés à ces œuvres ci-après). Dans ses compositions récentes, il a systématisé cette ubiquité des formes de présentation, comme si les œuvres constituaient un organisme dont chaque membre pouvait exister par lui-même tout en préservant le sens du tout. Huber applique ainsi l’idée de la contrafacture à sa propre musique : une pièce pour viole d’amour (…Plainte…, 1990) génère toute une série de pièces dans des formations différentes, pour quelques instruments jusqu’à une version avec deux ensembles spatialisés, voix solistes, chœur et récitant (Plainte – Die umgepflügte Zeit I et II, Plainte – Lieber spaltet mein Herz I et II, Die umgepflügte Zeit : voir le catalogue des œuvres en fin de volume). La structure des couches superposées propre à ses œuvres antérieures trouve ainsi une formulation nouvelle. Elle constitue la métaphore d’une société démocratique dans laquelle les hiérarchies a priori auraient disparu au profit d’une égalité de fait de chaque citoyen ou de chaque groupe, abolition idéale des tensions typiquement modernes entre l’individu et la collectivité. Le violoncelle solo de Die Seele… dialogue avec le contre-ténor et avec le baryton, ainsi qu’avec l’ensemble disposé autour de lui, mais il peut aussi jouer seul sans perdre sa « dignité » musicale. Là encore, le modèle de sociétés pré-individualistes comme celles du Moyen Âge européen ou des sociétés arabes fait sens. Il existe un rapport entre cette conception et l’idée d’une forme qui agglutine des morceaux pouvant être joués de façon indépendante. C’est le cas par exemple d’une œuvre vocale comme Miserere Hominibus (2005-2007), ou de l’opéra Schwarzerde. Dans ces œuvres, la totalité n’est pas conçue comme une construction monumentale dont chaque partie serait un moment nécessaire, mais elle est au cœur de chacun des moments. La forme s’agrandit ou se réduit dans le temps et dans l’espace sans jamais perdre sa signification profonde. Dans de telles œuvres, les moments d’unicité, souvent liés à une écriture de type choral – des moments extatiques d’une rare beauté, avec des harmonies subtiles et colorées, luminescentes –, creusent le ciel, pour reprendre l’expression baudelairienne, et réfractent sa lumière.
18L’idée d’une totalité dans laquelle tout est interconnecté, mais dont chaque élément est porteur, a permis à Klaus Huber d’offrir dans ses dernières œuvres l’image de la Cité idéale, dont les parties peuvent se nouer, se détacher, ou se recomposer librement, sans jamais perdre leur signification. Le compositeur, bien qu’il ait conçu ses œuvres avec un soin méticuleux, dont témoignent esquisses et manuscrits, s’efface, laissant ouvert tout un jeu de possibles. Dans cet univers où passé, présent et futur coexistent, la musique de Huber peut se greffer sur celle de compositeurs plus anciens, comme Ockeghem ou Gesualdo, mais aussi comme Mozart, qu’il a entés. La prolifération à partir d’un modèle, qui reprend l’idée du cantus firmus, pourrait s’appliquer de la même façon à son traitement des textes littéraires, dont les fragments sont assemblés librement, en mêlant les auteurs. Si la musique tourne autour d’un axe conceptuel et expressif bien défini, elle l’éclaire de multiples façons, grâce à la technique du montage, et offre des angles de vue multiples qui se renouvellent constamment. La force du message hubérien tient à cette opiniâtreté avec laquelle il a cherché, à l’intérieur des structures musicales elles-mêmes, à réaliser ses idéaux humanistes de chrétien ouvert et révolté, a anticiper la réalité nouvelle qu’il appelle de ses vœux, rejoignant ainsi dans l’esprit et l’engagement comme dans les principes de composition son contemporain Luigi Nono, auquel la série d’œuvres groupées autour de …Plainte… est dédiée. Le texte qu’il lui a consacré peu après sa mort, « Nouvelles perspectives dans un présent en danger. Comment pouvons-nous projeter l’héritage de Luigi Nono vers le futur ? » (voir ci-après), est d’ailleurs marqué par une forte émotion, doublée d’une grande lucidité politique et esthétique.
19Mais le décentrement voulu par ce compositeur né au cœur de l’Europe (dans un pays qu’il a finalement « enjambé » par son installation en Allemagne et par ses résidences en Italie) se manifeste encore par le recours à des instruments rares et plus guère utilisés, comme la viole d’amour, le baryton ou la mandole, ou appartenant à des cultures non européennes, comme le shô japonais ou le buk coréen. Le renouvellement de la sonorité, lié pour une part à l’emploi d’échelles intégrant les tiers de ton, s’effectue aussi par de tels choix instrumentaux. La plupart des œuvres de la dernière période réclament des effectifs peu courants, ce qui ne contribue d’ailleurs pas à en faciliter l’exécution, avec une prédilection pour les instruments à cordes pincées, qui a son origine dans l’intérêt porté très tôt au clavecin. En choisissant des timbres riches mais moins puissants que ceux des instruments modernes, Huber critique implicitement une forme d’entropie qui ne serait pas seulement technico-économique et politico-financière, mais aussi sonore et dynamique, associée à l’extériorité et à l’aliénation qui conduisent dans le domaine musical comme dans le domaine économique à l’aporie. Huber perçoit celle-ci sous la forme de la catastrophe, et il lui oppose un retour vers l’intériorité sensible. Dans sa musique, les différenciations minimes et le silence jouent un rôle essentiel ; le niveau dynamique est souvent réduit. Ce ne sont pas seulement les œuvres de dimension modeste qui réclament une attention soutenue à des événements souvent ténus, à des différenciations fines, et à des évolutions extrêmement lentes, mais aussi des œuvres « monumentales » comme l’opéra Schwarzerde, conçu autour d’Ossip Mandelstam.
20Tout au long de sa dernière période, Huber s’est attaché à cette figure lumineuse et tragique du poète russe, auquel il a consacré plusieurs œuvres, et auquel il semble s’être en partie identifié. Mandelstam symbolise une puissance d’éveil et de résistance intérieure, mais apparaît aussi comme saint et martyr. La force de son invention a traversé une réalité sordide sans jamais faiblir, l’exigence de vérité fut posée face au cynisme et au mensonge, qu’elle affronta sans détour : triomphe de l’esprit sur sa propre négation. La métaphore du travail poétique que Huber lui emprunte, celle de la charrue qui retourne la terre, illustre tout autant son rapport avec le passé dont, pour reprendre une idée d’Ernst Bloch citée par le compositeur, nous devons encore honorer la dette, que l’artisanat musical proprement dit à travers la confrontation avec le matériau. L’inouï, pour le compositeur, ne se confond pas avec les mirages d’une terre vierge, mais exige que le sol soit retourné pour faire apparaître, ou réapparaître, ce qui a été recouvert et enseveli. La conscience elle-même doit être retournée par une relation critique avec le réel. Il y a dans la musique de Huber un double mouvement vers le bas où l’on creuse, et vers le haut où s’élève le regard. Cette verticalité du présent, qui plonge ses racines loin dans le passé tout en s’élançant vers un avenir utopique – elle trouve l’une de ses formes de représentation dans la spatialisation des sources sonores nécessaire à plusieurs de ses œuvres –, est une métaphore de l’intemporalité, un reflet de l’éternité divine. Ce qui distingue pourtant radicalement la démarche de Huber de celle d’autres compositeurs religieux en ce siècle, c’est que la quête de l’intemporel ne conduit pas chez lui à une mise entre parenthèse du réel, mais provoque au contraire un regard critique, intempestif et sans concession sur lui, un engagement de tous les instants. Ce qui est visé dans l’exacerbation du détail et dans les lignes mélodiques au lyrisme incandescent, repliées sur elles-mêmes, tissées, enchevêtrées, diffractées dans l’espace, produisant des textures sonores iridescentes, c’est la révélation, où se nouent la lucidité, la pitié et la révolte, et que la musique voudrait provoquer en s’appuyant sur « la raison du cœur ». Huber se tient dans la position de l’ange représenté par Klee telle que Walter Benjamin l’a interprétée : il fait face à la catastrophe portée par le vent de l’histoire, qu’il fixe avec effroi, tournant le dos au futur qu’elle dessine dans des couleurs d’apocalypse ; d’une voix douce et insistante, il chante un présent « sans limite ni contour » – Ohne Grenze und Rand –, porteur d’une possibilité de salut qui exige la forme d’un retournement radical.
Auteur
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