Réponses au monde
Entretien avec Ulrich Mosch et Pierre Michel1
p. 181-192
Texte intégral
1Nous aimerions partir de l’observation qu’il y a eu apparemment dans ta biographie des époques où tu as beaucoup réfléchi en écrivant des textes, et cela surtout à la fin des années soixante-dix et quatre-vingt. Par la suite, même si ce genre de textes existe encore, ils sont bien moins nombreux.
2— C’est le côté texte-manifeste qui s’est perdu. Je n’écris pas moins en effet qu’auparavant, mais je n’emploie plus cette forme-là. J’écris plutôt des lettres ou de courts textes en prose, des notations plus intimes. Et le sens qu’il y a à prendre la parole avec des remarques programmatiques s’est aussi relativisé pour moi.
3Uniquement relativisé ? Ou est-ce que certaines positions avaient simplement été formulées avec suffisamment de clarté ?
4— C’est possible. Mais j’ai remarqué en même temps combien on a tendance à figer un discours. Renvoyer quelqu’un à ses déclarations comme s’il avait coulé du ciment dans son existence, cette tendance-là est énorme. Trente plus tard encore, on me renvoie à certains de mes textes comme s’ils représentaient le message fondamental – ce que personne n’oserait prétendre – de ma production artistique. Cela devient fatal quand on alimente trop un type de discours qui ne fait que détourner de l’essentiel, de la musique, des œuvres.
5Est-ce que l’entretien représente aujourd’hui davantage que jadis une forme adéquate pour toi ?
6— Oui, c’est devenu de plus en plus vrai.
7Il existe certes des positions que tu a prises jadis et qui sont encore peu ou prou valables pour toi. Mais relier ta création actuelle sans autre forme de procès aux textes de naguère suscite immanquablement des malentendus.
8— Les textes demeurent figés dans le temps. Du côté de la musique en revanche, les pièces se transforment, elles restent intangibles, tout en nous permettant cependant une expérience concrète, en tant qu’objets. Les textes, par contre, se transforment à peine, ils restent liés à une époque.
9Ils ont en effet été conçus pour une occasion précise, et très souvent, tels qu’ils sont articulés, écrits ou prononcés en vue d’une situation particulière.
10— …étant eux-mêmes des situations…
11Et pourtant certains textes formulent des éléments qui dépassent de loin l’occasion de départ et restent importants pour toi. Ce qui est essentiel, c’est de se rendre compte que ta pensée est en mouvement, qu’elle est un flux permanent.
12— Ce n’est rien qu’un champ formé de flux, tout un paysage de flux… Cette remarque est très importante. Et aussi que jamais un texte ne peut remplacer la rencontre avec la musique et qu’il ne devrait jamais la corriger d’aucune façon. L’écoute peut tout au plus être suscitée ou éventuellement infléchie quant à la direction qu’elle emprunte, mais elle ne pourra pas être révisée.
13Une des choses qui t’a préoccupé presque continûment dès tes premiers débuts au milieu des années soixante, et cela sans laisser beaucoup de traces dans tes textes, c’est le lied, un genre qui parcourt l’ensemble de ton œuvre, au-delà de tous les changements dans l’écriture et l’esthétique. Il y a certes de brèves périodes sans composition de lieder, mais ce sont alors des moments où tu en écris souvent avec un effectif plus important, ensemble ou orchestre. Le texte poétique chanté par une voix accompagnée te préoccupe maintenant depuis plus de quatre décennies. Qu’est-ce qui t’attire toujours de nouveau dans ce genre ?
14— Sans doute une situation intime, celle du lied qui semble reproduire le processus de la première lecture. J’essaie d’écrire un lied comme si ce qui se passe d’un point de vue sonore n’était pas seulement un accompagnement du texte, mais celui de sa première lecture. Le moment de cette découverte du texte, peut-être aussi de la première lecture répétée ensuite, sont plus importants pour moi qu’une interprétation élaborée qui, préparée de longue main, le catapulte dans une certaine direction interprétative. Je tiens à la fraîcheur de cette première rencontre. C’est pour cela que je chante aussi moi-même les textes en les composant au piano. Je pose le texte devant moi, je commence à chanter et à jouer et je le lis alors quasiment pour la première fois. Je l’aurai peut-être déjà lu auparavant, mais parfois même pas en entier. Dans Le Rapport au texte, Schoenberg dit qu’il se mettait parfois à composer en étant stimulé uniquement par la sonorité initiale d’un groupe de mots ou d’une figure verbale. Il en va exactement ainsi chez moi.
15Il n’en va donc pas comme chez Luigi Dallapiccola, qui disait qu’avant de pouvoir mettre en musique un texte, il devait l’apprendre par cœur et le dire à voix haute des centaines de fois, et qu’à un certain moment naissaient des sons…
16— Parfois c’est en le composant que je l’apprends par cœur.
17Mais chez lui, cela précède la composition…
18— …chez beaucoup, c’est cela qui précède. Mais, encore une fois, mon point de départ est différent : je ne suis pas philologue, ou herméneute, je suis un lecteur. Une sorte de complice en expériences de l’écrivain, un compagnon du poète…
19Mais le choix du texte suppose au départ que tu l’as lu au moins une fois auparavant. Et pourtant, tu cherches à retrouver ce « pour la première fois »…
20— …à le capturer de nouveau…
21…en essayant peut-être aussi de te rappeler ce qui t’avait attiré lors de la première lecture. On peut remarquer dans les lieder que tu as composés ces dernières années que c’est apparemment la langue versifiée qui t’attire. Naguère, c’était plutôt l’aspect fragmentaire, haché. Récemment, ce sont des textes aux mètres et aux vers réguliers. Est-ce simplement un goût qui s’est développé au cours des années ou y a-t-il une raison spécifique ?
22— Je suppose qu’il s’agit là d’une manière de procéder intuitive, liée à un penchant. Car le texte lui-même est toujours quelque chose de lié, de galbé, de formé, qu’il apparaisse avec une rythmique régulière ou qu’il s’offre librement pour que nous en disposions nous-mêmes en toute liberté. À travers le texte, un pré-texte est déjà donné, à savoir une forme. Et cela est bien sûr un élément qui stimule énormément la composition. Autrement, on doit toujours trouver soi-même les débuts et les fins.
23Cela veut dire que tu peux t’appuyer sur cette forme ou prendre position par rapport à elle, les deux étant possibles. Je te demande cela parce que cette préoccupation pour des formes verbales liées va de pair avec un intérêt croissant pour des phénomènes comme la linéarité ou la combinaison de lignes, qui ne se rencontraient pas sous une forme aussi prononcée dans tes œuvres des années soixante-dix ou quatre-vingt. À l’époque, tu concevais plutôt des structures en parataxe. Aujourd’hui, c’est au contraire un grand intérêt pour l’aspect contrapuntique ou, pour le formuler de façon plus neutre, la superposition de couches.
24— L’horizontalité est devenue plus importante pour moi que jadis. Cela est apparu déjà il y a vingt, vingt-cinq ans – et pour moi évidemment sous une forme problématique. La formulation paratactique, quand on la laisse trop telle quelle, produit certes une sorte de bégaiement impressionniste. Mais cela ne dépasse jamais son propre horizon, cela se fige, se cantonne dans le moment. Il faut avoir fait cela une fois. Il faut aussi avoir éprouvé à quel point le passage à travers les interstices, l’envoi d’une énergie par-dessus le vide est quelque chose d’extrêmement important d’un point de vue compositionnel. Chanter, former des lignes reste toujours, je trouve, le problème principal quand on compose.
25Passer par-dessus les espaces intermédiaires, pour accomplir…
26— …accomplir… l’accomplissement… la plénitude de la tension énergétique…
27…un passage, c’est, d’un autre point de vue, une question fondamentale du faire musical, et de chaque exécution : même là où rien ne résonne, il faut faire quelque chose, c’est-à-dire réaliser le silence écrit en tant que silence et sans doute anticiper en pensée ce qui suit immédiatement. Tu as qualifié cela de chant, une manière de procéder – on peut penser par exemple à Gesungene Zeit – à laquelle tu t’es déjà confronté de façon très diversifiée. Quel est le rapport entre ce chant-là, pour autant qu’on puisse le qualifier ainsi, avec un texte ?
28— Le texte suggère un dire. Mais dans le dire – et la sonorité du mot allemand sagen indique déjà un rapport au musical – le chant est contenu. Quand rien ne chante dans le dire, il ne dit rien. En même temps il faut dire quelque chose quand on chante, mais ne pas vouloir trop dire. Ce sont là des processus complexes : plus on essaie de vouloir dire quelque chose au moyen du chant et plus il se soustrait au fond à la possibilité d’être formé musicalement. Il devient alors quelque chose comme l’énonciation d’un programme, il s’éloigne peu à peu de l’art et se rapproche plutôt d’un objet d’usage. Il n’y à rien à dire à cela, ce n’est pas mauvais en soi, parfois même nécessaire. Et pourtant : des chansons, ou des choses de ce type, ça, je ne peux pas. J’y arriverai peut-être, il faudra voir, mais cela ne s’est pas encore imposé à moi sous forme d’un problème.
29Pour revenir encore une fois à la composition : tu essaies, dis-tu, de traiter le texte comme s’il s’agissait d’une première rencontre avec lui. Quand tu écris un lied, tu réagis à une forme déjà existante, dans le cas des Rückert-Lieder ou des Sechs Gedichte von Friedrich Nietzsche par exemple, à une forme strophique. Et réagir, cela ne veut donc pas dire un « Mickey-Mousing », mais relève d’un processus de lecture complexe qui se déclenche à partir de ce qui t’avait séduit à l’origine dans le texte, et qui emprunte ensuite son propre chemin. Peut-on préciser cela ?
30— On peut dire simplement que c’est la tentative de trouver une réponse à ce qui est figuré dans le texte sous forme de question. Même quand il ne questionne pas directement, le texte est toujours une question, adressée tout d’abord à celui qui le lit. C’est un autre corps, une autre forme, une autre Gestalt, et qui fait l’objet d’une question du simple fait qu’il faut se positionner d’une certaine manière face à lui. Ce pouvoir de répondre ne signifie pas effacer le texte au moyen de la réponse, mais coupler le texte avec une forme sonore dont la conduite est tout autre, qui demeure auprès d’elle-même et laisse également le texte subsister auprès de lui-même. C’est probablement ce qui est si séduisant dans la composition de lieder. Et c’est pour cela que les lieder, avec toute leur discrétion et leur intimité, ne sont pas adaptés à des festivals. Le cadre de leur réception est tout à fait différent de celui des œuvres instrumentales ou scéniques, on les chante très souvent en dehors de la scène des festivals de musique contemporaine. On les retrouve donc dans des endroits très différents, ils représentent un lieu propre et on les interprète beaucoup plus que mes autres œuvres. Et c’est très bien, il doit en être ainsi.
31Quand tu dis que tu dois donner une forme au texte, une forme sonore…
32— …ce n’est pas tellement donner une forme au texte, puisqu’il en a déjà une. Lui donner ma propre forme, et qui n’est pas seulement moi, la communiquer donc en tant que face à face. On obtiendrait en effet un résultat banal si, en fin de compte, celui qui écrit le lied se tient simplement à côté de celui-ci, sous forme d’un « texte ». Il s’agit de faire glisser dans ce texte un autre horizon, une autre ligne d’horizon. Cela fait parfois que le déroulement sonore s’éloigne totalement de ce que propose le texte, que le niveau ou la surface musicale montre quelque chose de très différent de ce que le texte semble montrer, qu’une conduite très calme du texte rencontre, par exemple, une forme musicale très mouvementée et agitée et inquiétante, ou qu’à l’inverse, les figures dramatiques d’un texte sont posées sur une atmosphère sonore très retenue, ou simplement placées à côté d’elle. Tout cela, ce sont des rapports possibles : non pas une représentation terme à terme de l’un par l’autre, mais la juxtaposition de deux éléments différents, si bien qu’une faille s’ouvre à nouveau. Non pas une faille dans l’articulation, mais une faille dont on peut faire l’expérience à un niveau supérieur, entre la sphère du son et celle du texte, donc pas un trou dans cette sphère sonore…
33…un trou que chaque auditeur cherchera à enjamber à sa façon, en mettant en relation les mots et les sons.
34— Ça, c’est alors le chant suivant. Car l’écoute elle-même est à nouveau une forme de chant. Il faut distinguer ici entre la première écoute, celle qui m’importe, et l’écoute réitérée, celle qui veut retrouver quelque chose. Bien entendu, l’écoute est aussi toujours une façon de réécouter. On aimerait rencontrer quelque chose d’encore jamais entendu, mais ce jamais entendu a déjà son image en nous – d’où également notre recherche de ce qui est nouveau. Le nouveau a toujours déjà une forme correspondante en nous, le nouveau, c’est ce que nous connaissons depuis longtemps comme tel et qui vient à notre rencontre et que nous saluons : « Ah, voici le nouveau ! ». Ce que nous ne connaissons pas déjà comme étant nouveau, nous ne saurions le saluer comme tel. Si bien qu’à certaines époques, l’innovation peut ne pas être reconnue comme telle, lorsque d’autres conceptions du nouveau existent dans les esprits, ou aucune. Un public spécialisé, étalonné sur la nouveauté, aura dans l’esprit une nouveauté très précise. Et la nouveauté ne lui apparaîtra pas si elle ne vient pas munie des signes traditionnels indiquant qu’il s’agit d’une nouveauté.
35…qu’elle porte devant elle comme une bannière…
36— Voilà. Et même l’inconnu est reconnu par nous seulement si nous avons de lui une image intérieure. C’est ainsi, c’était ainsi à toutes les époques et il n’y a là rien de grave. Mais celui qui pense être à l’affût du nouveau est troublé quand il apprend ceci : on cherche une nouveauté qu’on l’on connaît toujours déjà.
37…ce qu’elle n’est plus vraiment, alors.
38— La figure du nouveau n’est possible qu’à l’homme. Aucun animal ne cherche quelque chose de nouveau.
39[P.M.] Peut-être pourrais-je ajouter ici une question sur les poètes dont vous mettez les textes en musique. Est-ce qu’il y a parfois une collaboration avec des poètes vivants ?
40— Oui, cela arrive, mais jamais une collaboration au sens où l’on travaillerait ensemble sur un texte. Au contraire, il y a le texte, et il y a ma réponse, exactement comme cela se passerait si le poète ne vivait plus. Travailler en commun sur un texte, voire à une composition, cela n’existe pas chez moi.
41Des conversations, peut-être ?
42— Bien entendu, c’est certain. Mais portant sur des questions de poétologie. C’est un peu différent avec les œuvres destinées à la scène. L’élément discursif y est plus important. Avec la poésie, en fin de compte, c’est moi qui réagis avec mes possibilités de réponse à un texte qui ne peut plus être modifié.
43[P.M.] Est-ce que vous vous intéressez parfois à des poètes français ?
44— Oui, j’ai lu beaucoup de choses en traduction, mais ma connaissance du français est trop rudimentaire. Il faudrait être beaucoup plus familier de cette langue que je ne le suis pour travailler sur ses textes. L’anglais va tout juste. Je viens de mettre Shakespeare en musique, dans sa langue originale, avec Ophelia Songs. Je n’ose pas m’attaquer au français. Rien que le traitement des syllabes finales – il faut vraiment vivre complètement dans la langue.
45J’aimerais bien revenir sur deux aspects que tu as déjà mentionnés. L’un concerne la sphère sonore que tu inventes et que tu formes pour un texte – quel que soit le rapport entre les deux. Elle entre nécessairement en tension avec la forme vocale impliquée par les mots, elle instaure un rapport avec elle.
46— …Et donc pas seulement avec celle-ci.
47Il peut s’agir d’un conflit, ou bien les deux formes peuvent se rapprocher très fortement. Dans un lied – et c’est cela qui est fascinant, je pense – le texte trouve une forme sonore grâce au compositeur. En tant que compositeur, tu peux te laisser inspirer par le son qui naît quand nous prononçons des mots ou que nous réalisons intérieurement à la lecture, mais tu peux aussi l’ignorer totalement.
48— En même temps, chanter – ou, plus exactement, trouver un chant pour un texte – est aussi en harmonie avec ce qui a déjà été chanté. Un lied qui ne dit pas également « je suis un lied » perd le texte. Naturellement le texte peut être magnifiquement dissous en pures relations sonores ; c’est autour de cela que tournait la discussion dans les années cinquante sur le traitement du texte, à l’époque où on utilisait uniquement des syllabes, comme dans un texte au contenu très marqué et à l’émotivité très présente, le Canto sospeso de Nono : comment un texte dépecé peut-il être présent en tant que texte ? Je veux simplement indiquer par là qu’il ne faut pas confondre l’intégrité d’un texte dans un lied qui se présente lui-même comme un lied avec la négation de cette sphère de l’intervention, la sphère où le texte est blessé, voire détruit musicalement. Même le cadre musical, ou le flux, le déroulement musical qui se subordonnent au texte, le dérange, sinon le détruit. Il faut toujours être prêt à reconnaître que l’on fait œuvre de destruction afin de créer à partir de cette brisure-là – en détachant violemment le texte de lui-même – une autre forme de communication humaine. Parfois, cela relève presque de la schizophrénie : on se soumet au texte mais on sent en même temps qu’on l’efface.
49Le texte est double en effet : il a ses rythmes, sa forme verbale et puis le niveau de sa signification. Dans des textes poétiques, la forme sonore est centrale. Là, on aura immanquablement affaire à une destruction, car si on le respectait entièrement, il n’y aurait pas de lied. D’un autre côté naît quelque chose de neuf à travers ce rapport que tu instaures entre le niveau de la signification et ta propre forme sonore. Et nous, en tant qu’auditeurs, nous mettons en rapport l’un et l’autre.
50— C’est aussi la raison pour laquelle j’aimerais écrire un jour un cycle de lieder sur un seul poème. Peut-être quinze mises en musique du même texte. Car il n’y a jamais de version unique, univoque ; il n’existe jamais une seule possibilité, même si en composant nous devons installer justement cette situation, celle de la situation unique, mais pour nous-mêmes : ce petit passage, à travers lequel naît ce que sera notre lied. Mais dans une sphère textuelle, il y a tellement de brisures, de réfractions, de réflexions possibles – même dans l’accompagnement apparaissent de multiples surfaces réfléchissantes. C’est pour cela qu’il n’est jamais possible de mettre un texte une seule fois en musique ; tel qu’il apparaît, il s’accompagne finalement dès le début d’une multiplicité de réalisations possibles.
51Est-ce que cela signifie finalement réagir continûment sur ce texte à partir de situations très différentes ?
52Il suffit peut-être de caresser cette idée. On n’est pas obligé de la mettre à exécution.
53J’aimerais revenir encore sur un second aspect auquel tu as fait allusion tout à l’heure : le lied doit se présenter lui-même comme lied. Roland Barthes, dans son texte sur Schumann, s’est demandé : « Qu’est-ce que le lied chante en moi ? » Cette simple question met en jeu tout l’univers de l’expérience de l’auditeur : toutes les expériences avec la voix qu’il a faites au cours de sa vie. Au fond, l’auditeur est celui qui réalise la cohérence du lied – pas uniquement au niveau du texte et du son, mais à beaucoup d’autres niveaux. Ce n’est pas ta préoccupation de compositeur. C’est quelque chose qui se réalise à l’écoute.
54— Bien entendu, et pourtant, en étant lecteur du texte, je suis également auditeur du texte. Et j’esquisse une première écoute du texte chanté à partir de l’expérience de la première lecture d’un texte encore inconnu. C’est là quelque chose qui me préoccupe toujours, même quand j’écris de la musique instrumentale, et toute musique en général. J’aimerais l’écrire comme si je l’entendais pour la première fois. Cela ne veut pas du tout dire entendre pour la première fois quelque chose que je ne connais pas ; c’est plutôt comme si je me rappelais à partir de cette toute première rencontre exactement cela qui est en train de devenir ma création. Ce sont là des conceptions qui n’ont rien à voir avec une glorification du nouveau. Je reviens toujours à cette idée de nouveauté comme forme fondamentale de ce qui apparaît, parce qu’en fin de compte, on élève toujours la voix ou un chant dans un contexte déjà existant.
55Mais il existe finalement quand même ce désir de rencontrer la nouveauté quand tu dis que tu écris quelque chose comme si cela naissait d’une première lecture.
56— Le nouveau, tel que nous le connaissons déjà, n’est pas tellement ce qui importe. C’est la forme de la rencontre : je rencontre une chose et à cet instant-là, elle est un défi lancé à ma faculté de parer, qui est stimulée, touchée, érotisée. J’ai écrit quelque part que la capacité d’écouter va avec la capacité de répondre – je crois que c’est dans le discours de Salzbourg, Que dit la musique ? Afin de pouvoir écouter, percevoir, on doit savoir produire des réponses. Ce qui veut dire également : on devrait pouvoir se tenir auprès des choses sous une forme satisfaisante quant à la production d’un discours. Peut-être suis-je injuste, pour quelqu’un qui ne connaît rien à rien, la musique restera muette.
57Faire l’expérience de l’art présuppose des expériences déjà faites.
58— L’absence d’expériences, l’état de la première rencontre, j’en ai toujours la nostalgie et je tente de le recréer artificiellement ; c’est aussi un désir profond que l’art exprime depuis des millénaires.
59…C’est au fond un paradoxe insoluble.
60— Oui, mais également une vibration qui fait tout l’attrait qu’il y a à revenir toujours vers les œuvres d’art. J’ai encore pensé cela récemment dans l’exposition Corot à la Kunsthalle de Karlsruhe. J’y suis retourné plusieurs fois, et finalement on va toujours vers les mêmes tableaux, on veut les revoir, on découvre ce qui est nouveau en eux, et non dans ceux que l’on n’a jamais vus. Et ils sont enrichis par tout ce qu’on n’a jamais vu dans les autres. Ainsi se forme pour chacun de nous, au cours de notre vie, une nouveauté autre, qui constitue tout un réservoir, grâce à une foule de rencontres avec l’inconnu, avec le nouveau, et non par absolutisation de la nouveauté et de l’inconnu comme valeur.
61Tu as formulé tout à l’heure la même idée en la prenant par l’autre bout : celui qui attend une nouveauté précise passera à côté de ce que tu viens de décrire à l’instant, car il ne s’ouvre pas à lui. Mais restons encore un moment avec cette réaction à ce qui est disponible. Dans l’introduction à la création de Nähe fern à Lucerne, le premier de tes commentaires de Brahms, tu fais référence à la possibilité qu’a un peintre stimulé par la manière d’un collègue, par exemple son traitement de l’horizon, de réagir à cela dans sa peinture. J’ai trouvé cette formulation intéressante d’un côté par la référence à une situation, à une créativité qui se déploie toujours différemment selon les situations, et, de l’autre, en tant que position qui s’oppose à l’illusion d’une création ex nihilo, où l’on en reste aux possibilités que l’on connaît bien, en ignorant ce à quoi on pourrait éventuellement réagir.
62— J’ai l’impression que ces deux formes, ou zones climatiques, de production sont déterminées par quelque chose qui est central pour moi, à savoir l’intuition. Je ne serai jamais philologue. Je procéderai toujours de façon intuitive. Lorsque je me réfère à telle ou telle chose, ce n’est pas à un protocole résumant une recherche, c’est plutôt comme si je répondais à des formes de croissance par une autre forme de croissance. Comme si j’attrapais une allergie, comme si je faisais une réaction physique, ou psycho-physique, quelque chose que l’on ne saurait documenter en dehors du processus même qui mène vers l’œuvre. C’est l’élément générateur lui-même, par excellence, qui d’une part cherche toujours ce qui lui est étranger, mais qui le fixe d’autre part à partir de sa propre familiarité avec les formes existantes. C’est quelque chose qui, plus on en parle, et plus on semble s’éloigner de son objet et qui, plus on le pratique, devient une forme concrète. Si je te montre une partition, tu le verras aussitôt : ici, il s’agit d’une énergie à envoyer plus loin, là, d’une énergie chantée, d’une énergie linéaire, ou d’une pulsation. Tu vois tout de suite qu’il s’agit de formes organiques.
63Quand on parcourt tes premiers écrits, on retrouve cette idée, formulée un peu autrement : tu parles d’une réaction « végétative ».
64— C’était une autre tentative pour nommer cela. Et c’est pour cette raison que j’aimerais souligner, et tout particulièrement à propos de textes écrits, qu’il ne s’agit que de formes passagères qui servent à parler sur le moment d’une chose qui paraît toujours se soustraire. Dans cette présentation de Lucerne où j’ai utilisé la notion de « ligne d’horizon », c’était un essai pour détourner le regard d’un texte produit sous forme de surface et de le diriger vers un texte spatial, d’indiquer cette possibilité à l’auditeur : Vois, quelque chose se passe non seulement quand je regarde le papier, mais aussi quand je regarde le monde. Cela se passe aussi quand je perçois ce rapport au monde comme l’essentiel.
65Et monde, cela veut dire ?
66— Monde veut dire contemplation, représentation, ce qui se montre, et aussi ce qui ne se montre pas à moi parce que je ne puis le percevoir, mais qui cependant opère. C’est à partir de telles choses que naît l’art, et non d’expériences abstraites, que l’on peut magnifiquement décrire au départ mais qui ne communiquent rien hormis le fait qu’on peut en parler.
67Tu as décrit tout à l’heure le rapport de l’auditeur à une œuvre en disant qu’il fallait que l’on soit capable de répondre, et pas simplement de recevoir. La même chose vaut pour toi en tant qu’artiste : tu es capable de répondre à une situation sur laquelle tu travailles, et répondre à beaucoup de choses – à de la musique, de la littérature, des situations affectives quotidiennes, tout ce qui pourrait se décrire avec la notion de monde.
68— Oui, ce mouvement de la question et de la réponse est devenu une forme de vie. Elle se doit aussi au fait heureux d’avoir été perçue dès le départ. Tout aurait pu se rabougrir, mourir de n’être pas perçu. Quand personne ne le perçoit, cela meurt.
69J’aimerais aborder encore un autre sujet : tu es régulièrement revenu vers des textes provenant de divers contextes religieux, bibliques aussi bien que liturgiques. On ne peut nier qu’il s’agit là d’une dimension importante de ta création, qu’on l’appelle religieuse ou spirituelle. Quand tu affrontes par exemple les textes de la Passion pour les insérer dans des formes musicales très intimistes, il semble s’agir alors des choses dernières, de questions auxquelles on ne saurait répondre soi-même mais qui ont trouvé là une formulation…
70— …et qui subsistent cependant en tant que question et ne peuvent être définitivement classées par une réponse. Ce phénomène-là – la question qui demeure – est sans doute l’unique chose que l’on puisse constater. Les textes auxquels tu fais allusion, je les ressens comme constitutifs pour nous, pour notre culture, donc la culture dans laquelle j’ai été élevé. Je ne mets pas en musique des textes bouddhistes ou islamiques car avec ces cultures-là, je pourrais développer ma capacité de répondre uniquement à partir de lectures. C’est seulement avec des textes dont je suis familier depuis l’enfance que je puis procéder ainsi, car j’ai été familiarisé avec eux par à une éducation identique à ce que nous comprenons comme Bildung, comme formation, et qui implique aussi une capacité critique. Je sais très bien qu’il y a autre chose ailleurs, je le prends en compte, je le lis. Mais entrer avec cet Autre en un dialogue créateur qui le module autrement, qui accentue d’autres valeurs, je ressentirais cela comme impudent. Peut-être est-ce une possibilité à garder.
71Tu parles de textes qui ont contribué à marquer très profondément la culture dans laquelle tu vis. Est-ce qu’un élément religieux joue un rôle ?
72— Cela joue certainement un rôle, même sous une forme qui restera toujours pour moi une zone de combats ; rien là d’apaisé ni de maîtrisé, c’est toujours le lieu de ce qui, très authentiquement, reste non maîtrisable. Il est difficile pour moi d’établir une relation avec l’élément religieux. Et c’est pour cela qu’il restera sans doute une question pendant toute ma vie. C’est pour ainsi dire l’Autre comme forme. C’est parfois une sphère hostile, en tout cas jamais une sphère qui me tranquillise et me laisse certain ou en paix. Elle demeure marquée par l’intranquillité. Et sans doute ce lieu d’une confrontation ne disparaîtra jamais. Au contraire : plus il s’étend et plus il pénètre en moi. L’élément religieux est quelque chose qui fait croître en moi un mouvement vers lui, et auquel je ne puis répondre à partir de la certitude d’un abri ressentie dès le départ.
73La foi donc plutôt comme un grand point d’interrogation ? L’enjeu d’une lutte ?
74— Comme une zone de combats absolue – allant d’un saisissement profond jusqu’à l’inimitié glacée, les deux étant toujours présents. C’est pour cela aussi que j’en suis toujours affecté. Affecté par ces textes, dans un sens productif. Je ne peux pas passer devant eux, indifférent, ou devant les exigences qu’ils articulent, devant leurs questions. Je ne tombe pas non plus à terre en disant : je me rends. Mais on ne peut pas rester ignorant. Les textes et leurs contenus ne le permettent pas.
75(11 mars 2013)
Notes de bas de page
1 Sauf mention, les questions sont posées par Ulrich Mosch.
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