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Beaux passages

p. 177-180


Texte intégral

1.

1Il faut bien qu’ils existent, puisqu’Adorno leur a consacré sa plus belle émission radiophonique. Mais à part cela, et sans parler du fait que des beautés différentes pourront s’exhiber à chacun de nous sous forme de « passages », existent-ils ? Oui et non. En cela, les beaux passages reflètent exactement l’essence de la musique dont le lieu est son passage même. Or, qu’est-ce exactement qui passe là ? La plupart du temps, c’est un instant capable de donner non seulement une expression mais aussi une forme (fût-elle éphémère) à notre désir qu’il ne passe pas. Et ce ne sont pas tant des parties formelles circonscrites, des mélodies complètes, des processus menés jusqu’au bout qui se révèlent à nous comme de beaux passages et nous touchent, mais des transitions, des stades intermédiaires, des retardements. Tous ces brefs séjours – comme si quelque chose dont nous soupçonnons plutôt qu’il est en nous, l’arrêt sur un souvenir, avait fait soudain irruption dans le déroulement que nous écoutons et devenait perceptible comme une façon de réagir qui était en lui. Nous écoutons soudain un déroulement qui, pendant un instant, semble nous écouter de son côté et qui par là nous appartient bien davantage qu’à ce qui le précède et le suit. Une partie de nous-mêmes. La musique, à ces moments-là, devient en un éclair miroir réfléchissant.

2.

2Parfois, c’est un simple intervalle mélodique, une minuscule modification dans l’harmonie, la trace infime d’une modification de timbre, une progression dans la basse, une appoggiature, qui réussissent à influer profondément sur cet avant et cet après. Mais c’est là précisément tout le problème : le beau passage ne s’obtient qu’en contexte. Détaché de lui, il n’est plus beau du tout – un morceau de cadavre. Isolés – par quelque fétichisme peut-être –, les traits de la beauté physique entraîneraient sans doute la mort de cette belle phusis vivante qui les anime. (Un beau cou, une belle jambe…). Une musique toute en beaux passages isolés offrirait l’aspect pareillement horrible d’un tissu mort, mettant en scène des mutants effrayants. Bien entendu, certains composent ainsi, surtout lorsque les exigences du divertissement les sollicitent à grands cris. L’écoute est alors à l’avenant, car ce que le beau passage propose est souvent mal compris : on aimerait s’épargner le chemin qui mène vers lui, on l’arrache au contexte et on l’assassine ainsi. On appellera cela « Les plus belles mélodies de Mozart », ou quelque chose dans ce genre, et on nous intimera sèchement l’ordre de nous faire des câlins.

3.

3Or, il existe aussi une musique d’une qualité suprême qui semble s’approcher du phénomène du beau passage en soi en le traitant de manière obsessionnelle. Cela arrive souvent chez Schubert et, d’une façon plus subtile encore du point de vue dramaturgique, chez Mahler. Souvent, leurs compositions semblent faites uniquement de beaux passages, mais sans qu’aucune cohérence formelle ne soit rompue. C’est leur secret. Mais ce qu’il y a de plus beau, là aussi, ce sont les transitions, les phases situées entre les formules obéissant à un idéal de beauté officiel. À l’occasion – et pas seulement chez ces deux compositeurs-là –, le « plus beau passage » musical est un moment de frisson sublime ; on lui répond par la chair de poule. La violence d’une évolution parfaitement logique, formulée musicalement, le caractère inéluctable d’une pente émotionnelle qui entraîne des blocs de sons et dont la présence physique se transforme en nous – tout cela peut produire la beauté d’une pure énergie qui s’accomplit, et qu’aucune autre forme d’art ne peut atteindre. Le « danger » de la musique, c’est là qu’on le saisirait. Et pour éviter tout malentendu : il ne s’agit pas nécessairement de passages joués fortissimo. Mais ils ne sont pas à exclure a priori, on peut en discuter.

4.

4Même si la beauté et la mémoire sont entrelacées et se becquettent avec douceur, le beau passage n’appartient pourtant pas exclusivement à l’art du passé. La musique qui naît à présent déploie également de multiples beautés et, partant, toute une offre qui peut donner le vertige. J’aimerais indiquer deux de ces passages dans la musique contemporaine déjà ancienne, et d’abord l’attaque pianissimo du gong et les deux tam-tam à la fin du Marteau sans maître de Pierre Boulez. C’est comme si l’espace s’ouvrait à un élargissement. Détaché du contexte, ce moment se résumerait à une façon tout à fait incompréhensible de faire résonner un matériel. Mais comme il s’agit d’une sonorité si longtemps réservée, son entrée fait événement, et sa solennité, simple en elle-même, approfondit encore le caractère si différencié de tout ce que l’on a entendu jusque-là. Et voici un second passage : le moment où, dans Inori de Stockhausen, toute l’harmonie élaborée au cours de l’œuvre se montre pleinement pour la première fois. C’est un passage d’une beauté envoûtante. Sa force de conviction a cependant besoin de tout le long parcours qui se développe et conduit vers lui ; la longue insistance sur une seule hauteur qui permet la formulation des rythmes est la condition de ce moment ultérieur de plénitude harmonique. À nouveau, c’est donc le contexte qui indique en même temps la beauté du passage. Un contexte qui construit notre attente.

5.

5Dans des œuvres qui subtilisent leur forme au hasard, là où l’on ne peut au fond rien attendre puisque l’inattendu a contribué à leur conception même (et nous glissons ici sur le fait que l’inattendu destiné à être revécu a besoin d’une stratégie qui le prépare, afin d’apparaître comme non attendu), donc chez John Cage, il y a des moments d’une beauté à couper le souffle. Ce qui les met en danger, c’est non pas d’être isolés, mais d’être reproduits. Bien entendu, j’écoute de la musique de Cage sur CD. Mais plus encore que dans d’autres musiques qui souffrent également de leur reproduction technique, je ressens avec Cage ce qu’une écoute répétée a ici de faux, et surtout l’attente répétée de beaux passages. Est-ce que je dois me l’interdire pour autant ? À y regarder de près, les beaux passages deviennent possibles dans cette musique, et même sous forme de détails détachables, uniquement parce qu’elles ne doivent rien à une stratégie formelle ou à un processus qui les contraint. Et cependant, même dans cette musique-là, le lieu d’un tel passage est dû au flux temporel qui l’entoure ; même dans ce qui ne peut s’attendre, nous trouvons « beau » tel ou tel passage seulement parce qu’il survient et qu’il s’en va. Et pourtant : Cage comme sauveur du beau passage – une jolie pensée. Digne de son rire.

6.

6Après la toute première rencontre, nous considérons comme partie intégrante d’un beau passage le fait qu’on l’attende. Cela ne favorise guère, en revanche, le basculement vers une écoute addictive. Nous voulons rencontrer encore une fois les beaux passages, et puis encore, et encore. La technique moderne des appareils de reproduction permet toutes les formes de rencontres répétées. Même l’itération qui ne connaît plus aucun « encore », mais juste un « toujours ». L’oreille insatiable réglée sur la répétition peut être satisfaite par l’offre la plus actuelle en minimalismes programmables. On la vante dans les médias comme la richesse par excellence. Sur toutes les chaînes, la même chose. On finit par souhaiter l’insatisfaction, et l’oreille masturbatoire et anorgasmique ne choque nulle part. Son triste penchant a en effet été converti en une unité qui soutient la culture et que l’on peut mesurer objectivement : c’est le quota. On finira par offrir publiquement et de façon juridiquement encadrée à des oreilles à moitié atrophiées toujours et uniquement ce dont elles ont besoin pour couvrir sans cesse leurs désirs d’ailleurs, potentiellement dangereux. Est-ce que le beau passage serait finalement quand même l’endroit talé ? Là où la décomposition commence ? (Ce qui le rend en effet plus doux…)

7.

7En parlant de douceurs : les beaux passages donnent parfois l’impression d’être les zones érogènes de ce que nous écoutons. En vérité, ils nous touchent cependant aux zones correspondantes de notre oreille devenue corps. Exactement là où les tissus se sont soudés. Les tissus de notre écoute sont formés par les traces de nos expériences, prescrivant une écriture qui vibre librement. Ses comblements et ses décharges nous ramènent très loin, vers notre jeune âge. Ou plus avant encore – être touchés par cette zone-là procure une douleur exquise et inconsolable. Pendant quelques instants, nous sommes à sa merci. Nous sommes touchés avant d’être émus. À y regarder de près, ce sont le plus souvent des techniques que l’on peut décrire précisément qui servent de déclencheurs : de petits changements de perspective, des énergies bloquées de façon subtile. Ils ouvrent à cet étrange potentiel de plaisir. Mais ce potentiel est en nous et non dans la musique. Celle-ci poursuit son chemin sans se troubler. Elle ne connaît pas d’arrêt. Ni surtout de beaux passages.

8(2000)

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