Musique pour une île
p. 147-148
Texte intégral
1Quand j’étais petit nous avions un voisin, l’écrivain Adolf von Grolman, un original qui marchait avec difficulté et fumait sans cesse. Chaque jour, il se précipitait au devant du facteur car sa maison était l’une de dernières sur son trajet et il revenait avec des monceaux de lettres, lisant déjà sur le chemin, fumant, ouvrant des enveloppes, fumant encore – mais on pouvait l’aborder, il était accueillant, toujours prêt à discuter. J’avais le droit de faire de longues promenades avec lui et de lui rendre visite à l’occasion. Il veillait toujours à demander auparavant la permission de mes parents puisque les gens sont médisants, surtout quand un vieil homme reçoit un courrier de ministre, et qu’il sait si bien – nouveau Socrate – attirer chacun dans une conversation. Bref, tout ce que j’ai reçu à cette époque de culture et d’esprit, je l’ai reçu de cet homme. Dans son appartement s’amoncelaient des manuscrits de romans qu’il composait apparemment sans avoir aucun retour, ou délibérément pour lui seul, le plus souvent en français ; je ne lui connais de publications qu’un mince ouvrage sur J. S. Bach et un texte un peu plus important sur Léonard de Vinci. Les piles de ses romans montaient donc le long des murs, et là où restait encore de la place se trouvaient des choses curieuses allant d’une assiette en faïence de Picasso dédicacée par le maître lui-même jusqu’à une photo de sa mère sur son lit de mort – elle avait été pianiste, avait connu Brahms, et avait sans doute été l’amie de l’helléniste Gustav Wendt, auquel Brahms rendait parfois visite quand il passait par Karlsruhe. Grolman avait un merveilleux don de conteur ; ses visites à Thomas Mann sont encore aussi présentes à mon esprit que si j’y avais assisté moi-même. J’entends Madame Pfitzner dire « Pfitzner, on rentre ! »… mais ce n’est pas le lieu d’en parler ici.
2Ce dont il faut parler, c’est du fait que Grolman me fit comprendre la musique de Bach, qu’il me transmit une sensibilité pour la force de ses dissonances. Mais Bach n’était pas le seul objet de nos conversations musicales, je pouvais le cuisiner sur tous les compositeurs dont souvent je n’avais saisi le nom que la veille, au vol – qui est ce Schoenberg, et ce Busoni, et Reger, et Widor ? Il faut imaginer que tout cela se passait en 1962, un peu plus tôt peut-être, Grolman allant sur ses quatre-vingts ans ; aujourd’hui encore, je ne puis concevoir aucun programme qui formerait un contraste plus tranché avec la vie scolaire, là où les questions n’existaient pas et où les réponses étaient inimaginables.
3À la fin de chaque visite, Grolman mettait un petit disque – un « single » – avec le Jesus bleibet meine Freude de Bach, joué par Dinu Lipatti1. Je crois que c’était pour lui la quintessence – oui, de quoi, au fond ? –, la quintessence elle-même. Ensuite, il notait dans un petit carnet relié en cuir quand et avec qui il avait écouté ce morceau et quels avaient été en gros les sujets abordés pendant la conversation.
4Sur une île déserte, et c’est elle qu’il faut donc aborder, je peux très bien imaginer survivre uniquement grâce à cette batterie-là. Je pourrais me brancher là-dessus pour éclairer et illuminer tout le reste, tout ce dont je sais aujourd’hui que les mots de « culture » et de « formation » ne le saisissent que de manière périphérique. Je pourrais à partir de là repenser tout simplement l’art et la vie à mon usage. Les repenser de manière vraiment nouvelle, puisque tout serait différent sur l’île. Je crois que nous devons tous rencontrer un jour pendant notre jeunesse un homme capable d’éveiller cette « île » en nous. Dans ce cas, le courant n’est pas un problème.
5(1997)
Notes de bas de page
1 Jésus, que ma joie demeure, choral extrait du BWV 147 (arrangement de Hess), enregistré le 10 juillet 1950, EMI CZS 767 1632.
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