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La modernité comme néoclassicisme

p. 141-145


Texte intégral

1Chaque néoclassicisme a sa référence classique. Certains néoclassicismes se constituent leur propre classicisme afin de se réaliser tranquillement eux-mêmes. Certains « classicismes » autoproclamés attendent désespérément leur néoclassicisme, afin qu’il les anoblisse. Et bien des arts classiques dont l’influence ne se fait sentir que bien plus tard commencent tout d’abord comme des néoclassicismes. Personne ne les remarque. Les choses ne sont jamais aussi clairement disposées dans le temps que la surface d’une page de dictionnaire veut le faire croire.

2Des arts classiques et néoclassiques sont possibles à toute époque ; même aux époques de la modernité, donc aussi maintenant, ici et demain – à moins que ce soit là déjà une position autoréférentielle et donc typiquement moderne… Mais la « modernité » n’est pas par principe une notion qui s’oppose obligatoirement à l’art classique, ni à l’art néoclassique. Et cependant, nous avons l’impression que la modernité ne peut au fond être classique, et moins encore « néoclassique ». Sinon, elle ne serait pas moderne, tout simplement. Le fait que rien de ce qui est actuellement présent ne puisse être classique va dans le même sens. Le classique advient une fois qu’il est passé ; il s’accroît de ce qu’il fut hier ou avant-hier. Le classique devient. Il importe rarement alors ce qu’il fut vraiment lorsqu’il existait – progressiste ou conservateur, ou les deux à la fois, ou rien de tout cela. Il en va autrement du néoclassicisme : il décide toujours, à partir d’un moment présent, d’être un néoclassicisme. Au pire, c’est le désir refoulé de pouvoir malgré tout constituer un art classique ; au mieux, c’est une hypothèse de travail : se démarquer par rapport à un fond. Cependant, les choses portent parfois un faux nom, un nom dû au hasard, comme des insultes, des noms usuels, intimes, qui ne traduisent pas leur essence mais aident simplement à établir une position provisoire. Nous devons alors vérifier nous-mêmes si quelque chose est encore en place là où un nom nous appelle.

3J’ai le soupçon que la « modernité néoclassique » en musique pourrait n’avoir que peu de choses en commun avec les néoclassicismes antérieurs, et même ne pas être un véritable néoclassicisme. La motivation et l’orientation des néoclassicismes de jadis me paraît relever toujours du désir de récupérer cette « union parfaite de la forme et du contenu1 » qui caractérise à chaque fois le style classique pris comme modèle. On tente de reproduire dans son propre discours la « cohérence interne de la langue musicale2 » qui incarne l’idéal suprême du néoclassicisme.

4Or, le « néoclassicisme musical » du XXe siècle, au vu de ses productions les plus convaincantes (surtout celles de Stravinski, bien sûr), ne semble guère viser cet idéal de l’unité du langage et des moyens, et naître plutôt d’un intérêt pour la dissociation, pour les bouleversements ludiques de l’ordre, les parodies, les déformations, le déplacement d’unités hétérogènes. L’attitude délibérément ludique de cette esthétique la distingue nettement du fonds sérieux et moralisateur des positions antérieures qui, avec une certaine mélancolie sans doute, cherchaient à s’assurer de ce qui avait été perdu en créant, croyait-on, à partir de cet idéal antérieur.

5Si le néoclassicisme avant le XXe siècle semble, dans le meilleur des cas, retrouver et même s’enrichir de l’uni(ci)té idéale d’une formulation stylistique en récupérant pour soi-même l’indice classique (ainsi chez Mendelssohn et Brahms), le néoclassicisme moderne réussirait donc cette gageure de tirer des effets néoclassiques visibles de motivations anti-classiques cachées.

6Les éléments des langages classiques, détachés du contexte, lus à rebours à la manière d’un Picasso (car c’est là sans doute le modèle dont l’attraction est la plus forte) et agencés autrement reflètent l’idée moderne d’une perception fragmentée, paratactique et prismatique : en fragments détachés, évitant la syntaxe, allant vers le prisme ; mis bout à bout, hauts en couleur, rétifs et questionnés. Plus moderne en cela, en tout cas moins classique, qu’une écriture qui sous-entend l’unité du langage et recourt à des séries, jusqu’au sérialisme proprement dit : son désir puissant de retrouver l’unité de la forme et du contenu, l’idéal classique d’une saisie intégrale de la musique, le rendent au fond plus susceptible d’être interprété comme un néoclassicisme sui generis.

7Je suis tout à fait conscient que cette vision des choses dépasse le but que je me suis fixé – relativiser les opinions figées au sujet d’évolutions qui sont en fait des processus – sur un aspect précis : elle sous-entend que la simple intention d’intégrer un matériau musical pour générer autre chose indiquerait déjà des tendances d’harmonisation néoclassiques voire réactionnaires. Or cet aspect d’harmonisation, ce caractère de consolidation, cet effacement d’un potentiel contradictoire n’est jamais totalement absent des projets d’une composition formalisée, même si ses styles respectifs versent dans une gesticulation abrupte. C’est un cercle vicieux : plus le point de départ systématique est cohérent – et même s’il « replace » en lui-même une contradiction de sa propre stratégie – et plus les effets internes des processus et des moments de l’œuvre seront cohérents, unificateurs et non contradictoires.

8La notion de « modernité néoclassique » appliquée à la musique, celle que l’on ressent tout d’abord comme une contradiction dans les termes, peut aussi être prise au mot : la modernité musicale serait avant tout néoclassique. La principale caractéristique de la tension fondamentale du néoclassicisme serait la tendance souvent avérée à produire des systèmes : ceux-ci mènent fatalement vers une égalisation des formes expressives, une uniformisation des phénomènes au sein de l’œuvre. Ce n’est pas tant le « comment » de chaque système, mais le « que » de la décision visant à obtenir une pureté de la déduction qui fait que les phénomènes se ressemblent : pas seulement les structures internes des œuvres, mais les œuvres elles-mêmes. La postérité fait le constat d’un « style ». Mais comme ce style – même s’il n’a jamais été possible de le planifier complètement tel qu’il est devenu ensuite – repose dans chaque œuvre sur une supposition de pureté et que celle-ci aura fonctionné pour chaque œuvre isolée in statu nascendi comme l’assurance de sa future valeur propre, on voit là un dispositif typiquement néoclassique.

9Là où l’on résiste à cette contradiction (par exemple dans les opus 24, 25 ou 29 de Schoenberg), là où elle est suspendue de façon ironique (par exemple chez Stravinski, même dans les compositions sérielles de la fin, surtout dans Agon) naît alors une musique remarquable ; les compositeurs continuent en effet de parler « comme bon leur chante », puisqu’ils auraient à tout moment et sans utiliser aucun système produit des formes n’obéissant qu’à elles-mêmes. Certes pas celles-là, qui se nourrissent de la force de cette contradiction, la libre énergie discursive ayant trouvé là une caisse de résonance (un cercueil ?) qui les fait sonner de manière d’autant plus convaincante. Le désir d’être convaincant, de faire foi – donc d’être classique ? – peut avoir beaucoup de raisons. Parfois, ce sont des attaques venant de l’extérieur qui l’enflamment. Parfois aussi, le souci de maintenir la cohérence créatrice face à la pression toujours active du contenu, mais qui peut baisser en même temps. Schoenberg voulait conserver la liberté de l’écriture atonale tout en rattrapant a posteriori sa codification par un système. Mais il restait plus fort que sa loi.

10En revanche, un néoclassicisme faiblard, quel que soit son genre, n’a au fond ses chances qu’avec des auteurs qui ne possèdent pas vraiment de langage personnel. Dans ce types d’œuvres, la cohérence de l’écriture règle une circulation sans mouvement. Les véhicules sont garés partout ; ce sont le plus souvent des modèles de collection qui ont fait leur preuves ou des systèmes modernes à toute épreuve – les deux utilisés comme ambulances pour la même maladie, la raideur de l’imagination. Aucune cabriole n’est possible. Pas de catastrophes non plus d’ailleurs : la circulation bloquée dans des voies parallèles et à sens unique garantit toute absence d’accidents. C’est là qu’apparaît le schéma néoclassique fondamental : un équilibre sans tension.

11Il faut cependant nuancer là aussi à propos de ce schéma repris en toute sécurité. D’où tirons-nous les valeurs qui commandent nos jugements ? Car tout de même, les artistes de la modernité néoclassique étaient absolument du côté de l’expérimentation et tenaient même à leur époque les positions les plus en vue de la modernité parce qu’ils étaient néoclassiques. Des néoclassiques modernes. Dans leur idée, ils composaient dans un style néoclassique parce qu’ils étaient modernes ou voulaient être tenus pour tels. Qu’est-ce qui les forçait à faire cela ? On dit bien que « l’époque exige » – telle ou telle chose. Quelles étaient les choix possibles ? Soit composer avec des éléments prélevés dans le passé, soit avec des séries. Un travail « libre » aurait paru aux ignorants comme de l’anarchie ou du romantisme. Composer avec des pièces recyclées ou des séries dodécaphoniques, ce sont là deux attitudes profondément « conservatrices » : la première conserve les topoi sonores « classiques », la seconde la pensée « classique » du développement. Peut-être Varèse a-t-il si peu écrit parce qu’il méprisait les deux alternatives et ne connaissait qu’une seule issue, dont il ne pouvait cependant pas répéter constamment la formule sans codifier par là la brèche, c’est-à-dire la murer à nouveau.

12On peut imaginer sans difficulté à partir de là l’aura de sauvetage qui entoura la catégorie du hasard quand on l’importa dans la composition. Mais même le hasard – invité à être un principe – nous réjouit par l’équilibre classique d’une cohérence sans failles. À moins que nous n’intervenions en contrariant le hasard grâce à la cohérence, tout comme nous devons tracasser les systèmes en y injectant du hasard, ou plus exactement les livrer au hasard, afin qu’ils rendent un son utilisable. On peut penser que le mélange des décisions, la subversion des techniques par elles-mêmes et entre elles aidera dans une mesure considérable à tenir en échec un néoclassicisme qui apparaît fatalement dans l’artisanat de l’écriture purifiée. Que serait le remède classique contre le néoclassicisme ? Le secret de boutique moderniste à toute épreuve ? Tenons-nous en à Maurice Blanchot : « Être moderne, cette pensée nous paraît presque aussi étrangère que l’idée de devenir classique ou de prendre rang dans une solide tradition ». Et surtout : « Être classique en tant que moderne, voilà un germe qui ne germera plus3 ».

13(1996)

Notes de bas de page

1 Eggebrecht, Hans-Heinz : Zur Geschichte der Beethoven-Rezeption, Laaber, 1994, p. 143.

2 Rosen, Charles : Le Style classique, Paris, Gallimard, 1978 (p. 59 de la traduction allemande).

3 Blanchot, Maurice « La littérature encore une fois », dans L’Entretien infini, Paris, Gallimard, 1969, p. 584-585.

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