Improvisation sur la liberté fixée
p. 119-128
Texte intégral
1Avant de faire des paroles, il me faut poser ici dans l’espace ce que les paroles veulent saisir. Et je dis à dessein « poser dans l’espace », car c’est précisément de cette manière que procède la composition pour moi : « poser quelque chose dans l’espace ». La musique a à faire avec le son et c’est pour cela que je dois chercher le son ; je ne dois pas l’avoir identifié et le connaître déjà. Je dois attendre qu’il vienne. Avec mes antennes, qui sont mon talent, je dois attendre qu’il survienne et que je puisse le capter. L’antenne devient alors mon lasso.
2Dans le train, en venant ici, j’ai lu un texte dans Die Zeit, le discours de réception pour le Prix Nobel de Joseph Brosdky. Et il y a là des aperçus étonnants, dont l’un peut s’appliquer à la musique (et pour moi, surtout à la musique) :
« Normalement, l’homme ne se considère pas lui-même comme l’outil de la culture, mais comme celui qui la crée et la conserve. Et si j’affirme maintenant le contraire, ce n’est pas seulement parce qu’à la fin du XXe siècle il est fort séduisant de citer Plotin, Shaftesbury, Shelley ou Novalis, mais parce que, à la différence des autres humains, les poètes et les artistes » – et donc, les compositeurs – « ont toujours su que ce qu’on nomme de façon rhétorique la voix des Muses, c’est en vérité le diktat de la langue. Que ce n’est pas la langue qui est l’outil du poète mais que la langue se sert du poète comme d’un outil pour garantir sa propre survie. Or la langue, pour autant que nous ayons le droit, qui n’est que trop fondé, de la considérer comme un être vivant, ne saurait faire d’autre choix qu’un choix esthétique1 ».
3Cette notion de « choix esthétique », Brosdky l’a expliquée un peu plus haut dans son texte. Il affirme qu’un enfant, quand il tend la main vers quelque chose, fait un choix esthétique et non pas moral, et il développe brièvement cette idée. J’ai trouvé cela tellement frappant que j’ai décidé tout simplement de partir de là ce soir.
4Car je n’ai pas prévu aujourd’hui d’auto-exploration, au sens où il s’agirait de distribuer un savoir déjà formulé. La nature ne peut se prendre elle-même comme objet de recherche. Ma nature c’est la musique. Je ne suis pas un musicologue spécialiste de moi-même, je puis seulement me livrer en tant qu’état productif, de la même manière exactement que cet état se communique à moi dans la vie, à savoir comme discours et contre-discours des sons, de formes sonores, d’éléments notés, avec un certain nombre d’associations qui s’y greffent ; travail dans un média qui est alors devenu un langage pour moi, même s’il s’est communiqué au départ de façon encore totalement inarticulée, puisque je ne savais pas dès le début que je voulais composer. Ce que j’ai toujours voulu, enfant déjà, c’est produire quelque chose. La musique s’est greffée sur cela assez tardivement puisque, comme nous le savons, la notation et la fixation de la musique sous forme d’une image écrite est un procédé qui résulte de beaucoup de médiations. Un procédé qui ne suscite pas immédiatement, comme dans le cas de la peinture, quelque chose qui restera unique – la chose elle-même –, mais dont on s’approche en faisant confiance à une rumeur, en écrivant et en fixant des signes qui impliquent une éventualité. Ne serait-ce qu’à cause de ce côté abstrait et technique déjà, qui veut que l’on vienne relativement tard dans la vie, et pour ma part à l’âge de douze ans, à noter de la musique.
5Peut-être cette soirée deviendra-t-elle ainsi un moment décisif. Je vous propose des exemples dans le désordre, je ne veux pas du tout me mettre en route en disant : « Voici où commence l’évolution, voilà où elle aboutit ». Je ne veux pas non plus me situer historiquement – qui pourrait d’ailleurs y parvenir ? Je veux que vous sachiez tout simplement comment ça se passe chez moi. Ce qui m’est dit au début, ce qui sort à la fin.
6Plus loin, Brosdky écrit encore :
« Quelqu’un qui écrit un poème le fait avant tout parce que l’écriture d’un poème accélère d’une façon extraordinaire l’esprit, la pensée et notre intelligence de l’univers. Celui qui a vécu concrètement cette accélération n’est plus guère capable de renoncer à la répétition d’une telle expérience. Il deviendra dépendant de l’alcool ou des drogues. Celui qui dépend en ce sens-là du langage est ce que l’on a coutume d’appeler un poète ».
7Je pense que ce sont là des paroles qu’on ne peut pas analyser facilement au moyen d’une grille qui distingue ce qui est conservateur, rétrograde, progressiste, etc. Ce sont des paroles sans réplique et proférées de manière tout à fait despotique par un poète que je ne connaissais pas auparavant, et que j’ai connu seulement maintenant parce qu’il a reçu le Prix Nobel.
8Voici à présent l’extrait d’une pièce qui est née l’année dernière, une pièce d’orchestre avec un titre très précis, à savoir unbennant (« non nommé »), spécifié encore en unbenannt II. Le titre sera celui de toute une série de pièces, car moi qui aime beaucoup la peinture, j’ai toujours envié à mes collègues et amis peintres cette possibilité de produire une forme non nommée, sans aucun texte. La musique est au fond le média où l’absence de texte se formule grâce à ce qui ressemble le plus à une langue, et c’est pour cela qu’il y a peut-être ici la possibilité d’écouter une sculpture musicale. J’ai composé cette pièce pour orchestre, c’est peut-être là aussi une indication, dans un laps de temps très court, alors que je vous proposerai plus tard l’exemple d’une pièce d’orchestre sur laquelle j’ai travaillé pendant plus de sept ans. Donc, ces durées de la gestation sont importantes, puisqu’elles ne veulent rien dire.
9[Musique]
10Je vous ai écrit ici sur le mur un fragment de Parménide, une phrase très importante pour moi. Parménide écrit dans De l’essence de l’être, fragment 5 : « C’est pour moi le même, où commencer ; car là je retourne ». Voilà un mouvement tout à fait extraordinaire. Quand on le vit soi-même – quand on le vit négativement – cela signifie que ce qu’on fait vous rejette toujours sur vous-même. J’aimerais le formuler approximativement ainsi : on est présent avec soi-même dans tout ce qui vient. Il n’y a aucune dérobade, aucune délégation possible. La possibilité de se référer à un ailleurs et de dire « Voilà la raison de tout ce que je fais » n’existe pas, ni a fortiori dans le travail artistique. C’est également un problème au niveau de la transmission, dans ce qu’on appelle l’enseignement des différents domaines artistiques. Dès que quelque chose semble sortir provisoirement du cadre historique pour articuler l’ici et maintenant, et par exemple dans l’enseignement de la composition, la question devient évidente ; là où l’élève produit de lui-même le contexte historique, il devient de moins en moins possible de dire : « Oui, cela est ainsi parce que j’ai employé telle ou telle technique », alors que la musique est toujours ce qu’elle est parce que c’est moi qui l’ai faite ainsi. Celui qui a vécu concrètement cette expérience, soit se détourne de l’art, soit devient un grand artiste.
11Chose très difficile, car dans la plupart des domaines de la vie la délégation est le principe de base. Chacun renvoie en arrière ou à côté, ou dans quelque direction que ce soit, pour dire : « Ce n’est pas ma faute ; il en est ainsi et les raisons sont là-bas ». La faute, il est vrai, n’est pas, au fond, une notion qui entre en jeu chez nous. Quant à la délégation, en revanche…
12La musique sonne ainsi, parce que je l’ai voulu ainsi à cet endroit.
13Oui, mais pourquoi tout se déroule ainsi à cet endroit ?
14Parce qu’une organisation a été visée dont les conséquences se jouent ici.
15Mais alors, est-ce vraiment cela qui devait précisément s’articuler ici ! ?
16La question que je pose est celle de la méthode et du système. Est-ce que cela existe ? Une méthode que l’on pourrait isoler – de celui qui l’applique – existe-t-elle ? Est-ce qu’un système transmissible existe au fond ? C’est une question toute simple. L’exemple de Schoenberg ou de Webern nous l’enseigne : là, cela sonne toujours, cela sonne dans le son et au-delà du son ; en revanche, dès que quelqu’un d’autre a voulu s’essayer à quelque chose de semblable, cela ne sonnait plus, même pas la musique elle-même. Pourquoi l’art authentique sonne-t-il ? Parce que « l’auteur authentique » sait dépasser sa stratégie, parce que le système n’est pour lui qu’un nom, un simple chiffre, le signe de quelque chose qui est déjà là, la qualité d’une expérience du son déjà présente en lui. Comment une telle chose peut-elle naître ? Et qu’en est-il de la question de Schoenberg : comment parvenir au son suivant ? Que se passe-t-il dans la composition dès lors qu’elle n’est pas remplissage bureaucratique d’un formulaire de déclaration d’impôts ? Que se passe-t-il à ce moment-là ?
17Tout dans le corps est réglé sur la réception et sur l’émission. Recevoir et envoyer ; être émetteur et récepteur. On renferme ce cercle en soi-même et sa vibration permanente participe à la création. Voilà le ressort. Je ne peux pas me dire seulement : « Je dois maintenant choisir ce son-là parce que tel ou tel système me le suggère ». Cela ne fonctionnera pas. Je dois écouter quelle quantité d’énergie est renfermée dans un son.
18Je vais peut-être être obligé de m’entourer de cette sonorité pendant toute une journée et de la contempler sans cesse avec mon oreille intérieure, de tenter sans cesse de pénétrer en elle. Peut-être vit-elle ailleurs, peut-être tire-t-elle sa vie d’elle-même, peut-être cette vie se maintient-elle au bord, peut-être est-ce là qu’elle continue de croître ? Tiens ! La sonorité se modifie au cours de la journée en fonction de la lumière, qu’elle garde en mémoire ; je l’avais notée le matin, cela continue comme ça à l’infini. Il faut arrêter quand on s’aperçoit qu’il n’y a plus aucune vie en elle, et alors, on l’élimine. Peut-être gardera-t-on une seule hauteur, et alors intervient tout ce dont on dispose grâce au savoir et aux moyens que l’on a acquis : il faut maintenant, si l’on écrit pour des instruments, la penser dans son registre au sein de la sonorité globale. À présent, il faut un basson dans l’aigu – un seul basson dans l’aigu, car si j’en prends deux, il y aura des battements. Dois-je l’amaigrir, dois-je l’habiller ? Non ! Vraiment pas ?
19Ce traitement tout à fait plastique du son, c’est un peu comme si je créais une sculpture, comme si je prenais les choses dans ma main… mais il ne faut pas dire : « comme si » – je le fais vraiment. Je deviens un sculpteur qui saisit la matière avec ses mains et qui doit lui insuffler la vie. Il existe des photographies d’Alberto Giacometti sur lesquelles on voit ses mains alors qu’elles travaillent l’objet. Elles sont tout entières émettrices et réceptrices et elles transmettent des impulsions au matériau tout en recevant des impulsions de lui. J’aime à montrer ces mains à mes élèves, à quel point elles sont « près de la chose », et aussi pour montrer « de quoi a l’air » le fait de composer. Le regard ici est la troisième main, une autre manière de saisir.
20Et puis il y a les battements de cœur. Des pulsations, des pulsations partout, des impulsions ; les pulsations, voilà le matériau de la musique. Ce sont les processus du vivant, et que je perçois en moi-même, le son corporel, les traces sonores des conditions préalables pour la connaissance et l’imagination. Il ne faut pas que « j’élargisse » pour cela « la notion d’art » ; il en est ainsi, c’est toujours là, auprès de moi, autour de moi. Je peux commencer tranquillement, et dans ce cas-là, je reviendrai.
21Et ce petit modèle, « émetteur ⁄ récepteur », continue de fonctionner dans celui qui est en face, l’auditeur. Les vibrations commencent là-bas ; mais ce sont des zones incertaines.
22Bien entendu, en tant que compositeur, je n’ai aucune certitude. Je n’ai pas l’assurance du savoir historique. Pour quelqu’un qui compose, rien n’est terminé, rien n’a commencé ; c’est un état dans lequel on évolue comme dans un élément – je parle là uniquement pour moi-même. Je ne puis me prononcer sur telle ou telle évolution et proclamer qu’elle est finie. On peut faire cela de manière beaucoup plus fondée si on est historien et sur le moment, on aura raison. Mais dès que l’on décide de s’impliquer et de s’ouvrir à la musique, c’est autre chose – celle-ci parle en retour, puisque c’est le langage qui me parle.
23Je pense que pendant de longues années on a eu souvent tendance à favoriser l’image d’un compositeur qui mène une vie de rechange au sein d’une sorte de science de rechange, qui fait des choses qu’il faut considérer comme garanties sur un autre niveau ; qui, au fond, ne fait que répéter et qui vit toujours de manière « tautologique ».
24Pour moi, à coté de Schoenberg, Edgard Varèse est un compositeur très important. J’aimerais rappeler brièvement comment j’ai rencontré sa musique. J’avais dix-huit ans, j’étais à Paris avec des amis du lycée et je traînais dans ces magasins de disques où l’on pouvait écouter un disque avec des écouteurs avant de l’acheter. Et il y avait là, je l’ai déjà souvent raconté, ce disque d’Arcana de Varèse dont j’avais déjà entendu parler je ne sais plus quand exactement. Je ne l’avais jamais entendu et j’ai demandé au vendeur derrière le comptoir de me mettre ce morceau. Et je suis resté là pendant toute la durée de ces vingt-cinq minutes, c’était pour moi comme une initiation. J’ai ressenti très précisément que Varèse avait lui-même composé dans un état de choc comparable ; chez lui, c’était l’initiation du Sacre du printemps. Il avait assisté à la première et il a essayé pendant toute sa vie de réagir à ce choc par la composition. Pensez par exemple au début d’Amériques avec le solo de flûte alto. Pour le début de ses œuvres Varèse a très souvent utilisé des instruments solistes, l’invocation déclamée, l’appel (ein Anrufen-Machen), une formule qui s’adresse à l’auditeur (eine Anrede). Le début du Sacre … cet appel, cette manière d’entonner le chant, cela s’est fixé dans la biographie de Varèse, dans sa vie – comme un topos, une idée fixe2. Écoutant cela ; écouter cela : voilà quelqu’un totalement sous la fascination de quelqu’un d’autre et qui reste pourtant lui-même ; cela a dégagé un tel espace de liberté pour moi que j’en ai retiré un énorme encouragement : ne pas me définir uniquement à travers les autres, mais à partir de moi-même ; et par là seulement être capable d’atteindre l’histoire.
25Ce moment libérateur, il n’était pas dû à la manière dont les sons étaient produits, la manière dont on a écrit sur cela, ce n’était pas quelque chose de secondaire, mais la chose première, être saisi maintenant, ici et maintenant.
26En tant que compositeurs, nous avons affaire à un phénomène – le son – qui est placé, comme on le sait, dans une position étrange et tout à fait ambiguë entre ce qui est physiquement présent et ce qui est invisible. Le lieu de la musique, là aussi, j’en parle souvent, n’existe pas. Se représenter le lieu de la musique est impossible. On ne sait pas au fond où se situe la musique. Elle n’est pas sur le papier, car ça [il montre une feuille de papier], ce n’est pas la musique. Est-elle ici ? [Il joue sur le piano.] Ce n’est pas la musique. Je procède ainsi [il plie un doigt], j’enfonce une touche…, et là, le marteau frappe une corde… un son part de là, il arrive ici, dans mon oreille, certes – mais où est la musique ? La musique n’a pas de corps et pourtant nous sentons nettement qu’elle rencontre notre corps sous forme de vibration sonore. Or l’onde sonore n’est pas la musique. Nous sommes frappés au sens physique (mais pas seulement) par une musique, saisis, emportés, assommés, repoussés, possédés par un corps, mais ce corps n’existe pas.
27Quand on y pense, quand on retourne cette idée dans sa tête, on devient fou. On prend entre les mains des choses qui n’existent pas, on forme, comme je vous l’ai montré grâce au bel exemple de l’image de Giacometti, on applique des formes à des corps, mais on ne les tient pas. De ce flux permanent du désir de produire naît alors la musique, finalement elle est là. C’est quelque chose de tout à fait frappant. Le son – voilà comment on se le représente, comme quelque chose que l’on pourrait décrire, ou sur lequel on pourrait appliquer une écriture. J’ai écrit une pièce intitulée Klangbeschreibung (Description du son). Trois parties…
28[Musique]
29Il y a là au début des pas, un tâtonnement, une recherche ; il s’agit de mettre en route quelque chose. Là, ce n’était pas le début ; la pièce s’est constituée sur de longues années, elle est née à partir de son centre et a débordé des deux côtés. Ce que nous venons d’entendre là (Klangbe schreibung II) est né d’une seule traite, du début à la fin, alors que dans celle-ci (Klangbeschreibung I), la manière même dont l’œuvre a été composée a donné une musique qui avance tout différemment : elle est tout entière tâtonnement, avancée sans positions assurées, elle vient du corps, il y a des trébuchements aussi. Au début, elle ne se dessinait pas clairement. C’était une avancée pas par pas, parfois en enjambant beaucoup de pages vierges, des pages que j’ai laissées en blanc parce que je savais que quelque chose viendrait ici – devait venir même. Et puis, je n’ai pu remplir ces pages, je les ai donc laissées comme ça. Trois ans plus tard : peut-être trois accords, par ci, par là. Le tout est écrit pour trois groupes d’orchestre.
30[Musique]
31Le troisième groupe d’orchestre entre brusquement. Les évolutions internes augmentent, non pas parce que cela aurait été planifié auparavant, mais parce qu’elles doivent survenir maintenant, et de cette façon-là. Cela est très difficile à formuler, quand on est si près du matériau. Pour moi, Schumann et Debussy sont des compositeurs très importants, car chez eux, le séjour du compositeur dans son matériau, sans protection aucune, a produit des inventions formelles totalement libres et déliées. Une musique qui relève de ce genre de liberté restera toujours mon idéal.
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33À ce moment-là, je me suis reculé pour regarder la pièce, pour avoir la possibilité de la voir. J’ai essayé de la contempler, et comme un peintre, j’ai vu que là, il fallait appliquer une couleur. Ce sont, si l’on veut, des procédés presque mozartiens. Je dis « Mozart » par provocation, puisqu’on le considère en général comme tellement sage et honnête… Mozart est si important également parce que chez lui la musique s’articule elle-même, se profère elle-même. Nous participons à elle, et non pas à quelque processus qui peut se décrire quelque part, ailleurs, à un autre niveau. À une musique, donc.
34J’ai noté tout à l’heure ce bout de phrase : « Entendre la genèse de la genèse ». On a vraiment la possibilité, en musique, de percevoir une genèse. Ce n’est pas quelque chose d’achevé, qui se poste devant nous et qui dit : « S’il te plaît, reconnais-moi ou ne me reconnais pas » ; c’est au contraire la possibilité pour nous de faire partie intégrante d’un parcours, d’un processus et d’un devenir. Grâce à notre oreille, nous pouvons nous immiscer dans un déroulement encore en gestation. Nous ne sommes pas confrontés à la formation d’une Gestalt achevée, et donc immuable, non modifiable et qui à cause de cela ne nous vise plus. La musique est un processus qui porte sur le processus lui-même. Voilà une affaire paradoxale. Dès lors que la musique n’est plus liée à un texte, elle acquiert ce caractère d’objet, sur lequel je puis alors vraiment appliquer un travail formel, sans être limité par des significations liées au contenu et qui iraient dans une direction contraire. Avec le temps, plus on vieillit, plus on se détache de toutes les sécurités, de tous les lieux qui ont été considérés à un moment ou à un autre comme des positions sûres, là où l’on se dira peut-être : « Formidable, voici où je me tiens ». Précisément, on ne se tient pas ; on ne se tient jamais nulle part en musique, cela serait d’ailleurs en contradiction avec son essence même, qui est de continuer, de s’écouler, d’être un flux.
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36Ce son unique, ce fa qui dure si longtemps (Klangbeschreibung I) est une sorte de degré zéro, qui est d’ailleurs venu plus tard au sein dans la pièce, c’est un œil. Ici, la pièce regarde. Après avoir composé les deux autres pièces, j’ai remarqué dans le II et le III de tels points zéro, de tels hauts plateaux ou des plaines où rien ne se passe. D’un point de vue acoustique, il se passe beaucoup de choses bien sûr, dans la seconde pièce : par exemple, deux trombones éloignés dans l’espace se relayent sur un mi bémol grave. Cette alternance se poursuit et finit par s’équilibrer au point où l’on n’avance plus. Et dans la troisième pièce, il y a un passage où un tutti de percussions se prolonge aussi indéfiniment, jusqu’à ce qu’on ne puisse plus continuer :
37J’interprète cela comme un point zéro, là où le temps susceptible de produire une évolution musicale est freiné brutalement, où je retiens avec une force brute et non articulée l’évolution, afin qu’apparaisse à un endroit la couche sous-jacente. Dans Klangbeschreibung I, c’est un point zéro fluide, ce fa. On le perçoit comme un point lumineux, comme un rayon.
38J’ai parfois un rapport tout à fait ludique aux choses musicales que je manipule. Il faut toujours rester tout à fait libre et c’est pour cela que la direction d’orchestre est impossible pour moi, également parce que je ne désire pas la maîtriser techniquement. Parfois, je ne veux même pas savoir quelle est la manière la plus efficace pour réaliser tel ou tel effet. À partir de ma propre expérience (les répétitions, les concerts), j’ai acquis assez de pragmatisme déjà. J’aime mieux m’asseoir parfois dans un jury et penser à autre chose tout du long. Mais très visiblement… à chaque moment, l’antenne peut… et là, ça pourrait venir, mais non, il n’y a rien…
39Et aussi : entrer ici, faire le plein grâce aux autres. En ce moment aussi, je reçois quelque chose, que je peux nommer simplement et qui est très important : je reçois une force, votre écoute est une force. Et après cet afflux vient la transformation sur le papier, grâce à l’écriture bureaucratique, point par point ; c’est au fond renoncer à la pulsion, mais il faut l’accepter. Car la composition, quand on y prend garde, est au fond une manière très peu artistique de vivre. Rien que par l’aspect : nous voila assis à une table, au mieux debout devant un pupitre, et on met des petits signes sur du papier. Le peintre au moins ressemble tant soit peu à ce qui prend forme devant lui. Il porte sur lui les signes de la production, la couleur gicle sur lui. Il prend peu à peu, comme un fond de toile préparé, les teintes de son travail. Il y a là de l’action, de la réaction. L’objet lui-même s’articule, il est possible de pénétrer dans la toile, le corps du tableau peut être saisi avec les mains. Pour composer, il y a le papier, le crayon, le point, le trait, et celui qui improvise peut s’estimer heureux s’il a aussi de temps en temps l’aspect d’un musicien.
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41Je pense que la forme et la vie commencent à parler en musique lorsqu’on note la durée de vie d’une pensée musicale, donc quand on ne se contente pas de déduire quelque chose de je ne sais quoi, quand nous n’avons pas devant nous une grille qui nous dit ce que nous sommes en train de faire, mais quand on cherche, quand on doit trouver cela soi-même et quand il faut le tirer au sens propre de son corps. Et à un moment ou à un autre, il faudra prendre cette décision-là également pour savoir ce que l’on veut vraiment : reproduire quelque chose qui existe à un autre niveau ou bien essayer vraiment de créer une chose qui n’existe pas encore en tant que telle.
42J’ai parlé tout à l’heure de Debussy. Il ne faut pas se laisser abuser par la surface sonore et croire qu’il s’agit pour lui de se régler sur des symétries, même s’il dit souvent deux fois la même chose. Debussy fait partie de ces compositeurs (comme aussi Janáček et Schubert) qui répètent immédiatement un élément. Il y a là des cellules nées tout à fait librement, qui se répondent et se transforment lors de la répétition. Debussy concevait à la perfection ses paradis artificiels comme des états naturels, et l’artificialité comme le moyen d’obtenir un naturel suprême. Si subtilement travaillé que tout l’art perceptible – ce travail mécanique qu’on entend de loin et qui apparaît même chez Schoenberg comme un ornement qui enlaidit la musique – est entièrement résorbé par un son devenu tout entier nature. Inaudible car absent.
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44C’était la fin de Klangbeschreibung I et j’ai commencé ces deux dernières semaines à travailler à la suite. Ça continue de croître. À l’écoute, j’avais aussi ce sentiment : il y a encore de l’énergie, il y a là quelque chose qui continue. C’est d’ailleurs le problème central de la composition, savoir où se situe le pôle qui génère la musique. Et ensuite : trouver une fin. Comme la musique se meut dans le temps, on peut aussi la représenter comme une flèche, comme une direction ; on peut inventer un signe pour le fait qu’elle se déroule. En vérité, il n’en va pas ainsi, naturellement. Le présent, le passé et le futur sont présents dans chaque instant isolé. On peut représenter cela schématiquement, se projeter à l’intérieur de la flèche du temps et chercher alors : où est le matériau générateur – comme dans une plante –, à quel endroit se produit une excroissance, où se situe exactement le point qui produit de la croissance présentement ? C’est ça. Ce point existe et il n’existe pas, car quand une plante continue de croître en un point reconnaissable, c’est toute la plante qui croît.
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