Nietzsche mis en musique
p. 115-117
Texte intégral
1Bien entendu, on ne peut pas « mettre en musique » Nietzsche. On ne peut d’ailleurs rien mettre en musique, et Nietzsche moins encore. Mais un texte peut cependant servir d’occasion à une musique, surtout si c’est un texte poétique aux rythmes libres ; surtout un texte poétique de Nietzsche.
2Le texte non comme ce que l’on a devant soi, mais comme fondement.
3Texte et musique produisent un texte nouveau qui est désigné généralement – mais par erreur – de mise en musique. C’est une erreur parce que la musique ne s’ajoute pas pour biffer le texte. Il en va plutôt ainsi : le texte, en aidant à produire de la musique, se fond dans celle-ci. Les deux existeraient aussi bien l’un sans l’autre, mais dès lors qu’ils sont ensemble, ils forment une nouvelle qualité de texte.
4Car le texte n’est pas simplement une matière verbale. Il est aussi une aura, la sienne propre et celle de celui qui l’a écrit. Et aussi l’aura de sa musique éventuelle. La musique rend possible l’expérience de l’aura sans la rendre sensuelle. Elle transporte cependant l’aura dans un élément sensible.
5L’idéal quand on aborde des textes : que la musique n’ajoute aucune emphase et qu’elle ne détruise rien non plus ; plutôt, quelque chose va dans le même sens, devient actif. Un tiers se constitue.
6(1986)
7Mettre Nietzsche en musique, c’est un peu comme si l’on élevait soudain la voix au milieu d’un contexte sonore, d’un chant qui existe déjà. Le texte de ses poèmes n’est pas arrivé à son terme, mais ceux-ci ne sont pas non plus assez ouverts pour laisser dans l’indécision toute confrontation avec eux. Ils se présentent en morceaux sans être friables, ils ont déjà une consistance sonore – voire musicale. Leur structure, la logique de leur avancée est authentiquement musicale. Travaillant souvent sur eux-mêmes afin de progresser, à l’écoute et à la rencontre de leur propre trace, ils se réalisent à travers leur dimension acoustique ; leur sonorité est poésie, l’allure de leur progression s’est déjà élevée avant que le fonds du texte ne s’y dépose. La volonté de poésie produit cette aspiration qui peut attirer la densité : l’atmosphère est celle d’un haut plateau en montagne, dans un sens éminemment plastique ; les pensées – la fulgurance, l’idée soudaine – sont comme un matériau, une matière, une plasticité mettant en mouvement une musique qui trouve son impulsion, se libère.
8Il n’y aura donc pas de version définitive de ces tentatives de réalisation musicale. Le corps textuel oscillant entre l’informel et la forme multiple suggère une apparence toujours différente, il devient possible comme l’impossibilité de l’unique. La musique aussi ressemble à cela. Où serait son lieu propre ? La fantaisie combinatoire, qui peut être responsable de beaucoup de musiques, est aussi responsable de beaucoup d’endroits dans ces textes. Moi non plus, je ne suis pas encore arrivé à un terme. Un seul et même texte débouche sur différentes formulations. Il reste toujours en métamorphose, au moment où la fatigue fait que mes sens se détournent déjà de lui. Ainsi je ne me retrouve jamais devant le texte que je connaissais. La musique restitue ce mouvement de proximité/éloignement sous forme d’une allure propre ; le son jette des ombres dont les traits ressemblent à l’écriture du texte.
9Tout cela est différent dans la haute poésie accomplie. Comme cet « accomplissement » ne se met pas lui-même en scène, il permet de participer à ce vertige non formaté, à cet état brut (pas grossier, mais non poli, non fignolé) de la matière sonore que libère un rythme dithyrambique : en tant que lui-même. Naissant à partir de lui. Mais je n’en suis pas encore là. (Laissez-moi le temps.) Peut-être qu’un jour je réussirai là où plus aucun texte n’apparaîtra, où son absence aura permis une forme faite de processus sonores qui n’obéissent qu’à eux-mêmes, le travail du compositeur ayant simplement consisté à les suivre.
10Le texte comme ressort, comme énergie et impulsion initiale ? Ou bien moi-même comme appareil scripteur du texte, garant de la transformation. Il y a quelque chose comme une « volonté » du texte, la position postulée de son apparence, plutôt que défendue. Lui céder – fût-ce pour la trahir – présuppose une ouverture à l’énergie érogène d’un texte. La motivation, le dévouement, la procréation, voilà des images de modalités d’approche, de formes de rapport dans lesquelles le texte trouve lui-même son origine (ainsi qu’il apparaît maintenant) ; en effet, il n’existe pas uniquement parce qu’il a été fixé, noté, mais aussi et toujours de nouveau grâce à sa dissolution, la lecture. La lecture, avec tout ce qu’elle implique de création, est aussi une forme de dette qui se constitue face au texte ; se connaître, réaliser le texte.
11« L’autre texte » qui éclot (et non s’ajoute) en tant que musique, son état de corps textuel nouveau, est rarement réalisable au moyen d’une intervention, c’est-à-dire d’une exécution (horrible notion, mais qui est ici à sa place) : j’emploie à dessein aussi l’épithète horrible de « réalisable » car c’est précisément ce qu’il n’est pas. « L’autre texte » advient ; soudain, dans la fréquentation des textes de Nietzsche, il est là. Bien entendu, cela ne vaut pas seulement pour la fréquentation des textes de Nietzsche ; en l’occurrence – comme ils ne permettent pas à la musique de glisser sur leur surface polie, mais l’accrochent avec les pointes qui s’avancent –, cela est particulièrement évident ; aucun autre état ne s’interpose entre lui et moi, ne bouche la vue ; densification poétique du premier instant, sismogramme noté. C’est comme cela que désire être la musique, en tout cas celle que je vise.
12(1987)
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