Néotonalité ?
p. 93-102
Texte intégral
1Au fond, la tonalité n’existe pas – uniquement l’harmonie. La tonalité est un hasard, une constellation produite par l’harmonie. Au sens strict, la tonalité est toujours basée sur une note fondamentale, donc centrée sur celle-ci, liée par conséquent à la perspective de degrés se référant à cette fondamentale. Tout le reste ne fait que rappeler la tonalité. Les degrés représentent une pensée – ici, la pensée proprement tonale – de manière tellement ramassée qu’ils pourraient être actifs à eux seuls, même hors contexte, et qu’on les pressent même là où ils n’agissent pas en tant que tels. Les degrés, l’organisation de la cadence en valeurs qui opèrent au premier plan et d’autres qui sont à l’arrière-plan, marquent la physionomie de la tonalité.
2Nous donnons une physionomie aux objets musicaux, de même que la nature, l’architecture, tout ce que nous rencontrons est scruté par nous par rapport à sa ressemblance avec l’homme, transformé en une physionomie, même si celle-ci peut apparaître selon des modalités toujours différentes. C’est ce « vouloir rendre familier » qui nous force apparemment à rechercher de telles analogies dès que nous faisons face à quelque chose qui, au premier abord, n’est pas encore intégré. On peut considérer ce processus comme faisant partie d’une incorporation, comme le début d’une incorporation : nous mangeons l’art dans lequel nous nous reconnaissons, là où nous retrouvons une image de notre propre physionomie.
3La déduction de la tonalité d’un phénomène acoustique naturel – la série des harmoniques – rend difficile une approche esthétique libre, ne serait-ce qu’à cause de l’ensemble des intervalles, qui est déjà hiérarchisé et gradué, et, davantage encore, du domaine du traitement syntaxique qui s’en suit : il n’existe pas seulement une harmonie tonale mais aussi une rythmique tonale, et j’irais jusqu’à qualifier de forme tonale tout ce qui est conçu pour l’essentiel selon des symétries et un dualisme équilibré. L’idéal stylistique – celui par exemple d’une musique totalement organisée – ressortit ainsi, au moins dans les grandes lignes, au domaine d’une pensée tonale et, au sens large, néoclassique. Ces valeurs opèrent ici à l’arrière-plan, non directement certes, mais sont perceptibles à partir d’une graduation indirecte qui apparaît dès que nous nous penchons sur la sonorité et l’évolution des sons – pour ainsi dire sur un second niveau de la transmission.
4On pourra décrire tout type d’harmonie en décelant les sonorités principales et secondaires, sans que l’on saisisse aucunement par là de manière précise la fonction entre ces sonorités. C’est seulement au moyen des sonorités évitées que les différentes valeurs prises par celles que l’on n’évite pas, et qui prédominent par conséquent, sont rehaussées et se différencient en une dominance des sonorités principales et une sous-dominance des sonorités secondaires. Sans que nous ayons nous mêmes procédé en composant à des hiérarchisations, les sons inventés se soumettent pourtant à leur propre répartition statistique. Une structuration abstraite préalable serait donc l’anticipation tautologique de ce qui se produira forcément. Je parle à dessein de sonorités, donc aussi d’objets qui ne revêtent pas une forme spécifiquement harmonique, isolable verticalement dans le déroulement. Penser une harmonie sans accords, penser un perspectivisme des sonorités saisi uniquement à travers leurs relations, cette visée relativise toute réflexion autour de la tonalité et de la non tonalité.
5D’un point de vue historique, l’évitement de la pensée tonale dans des œuvres conçues expressément dans ce but-là fut sans doute important : il ne s’agissait pas à l’époque d’une pensée synonyme de tonalité, mais d’une pensée absente. Ce processus d’évitement devait se dérouler parallèlement, et presque de façon identique, à l’élaboration d’un nouveau langage. Or, comme un langage peut être désactivé seulement par des moyens qu’il a lui-même formulés, puisqu’autrement, le niveau de pensée que l’on a dépassé ne peut devenir perceptible (et c’est seulement dans la possibilité de faire l’expérience du dépassement que réside le sens de celui-ci), comme le langage n’explose donc que grâce à sa propre force explosive, se dissout dans son propre acide, les premières compositions non tonales conservent ce qu’il y a de plus spécifique à la pensée tonale, à savoir le principe du développement (Durch führung), et de manière encore plus accusée.
6Le lieu formel du développement – pas uniquement le principe lui-même, mais grâce à lui – est aussi le lieu du plus grand développement des tensions harmoniques. Au fond, une musique non dialectique, même si elle n’est constituée que d’accords parfaits majeurs, ne peut pas être véritablement tonale. La pensée tonale implique un développement dialectique et conscient des contrastes, d’oppositions au moins esquissées et de noyaux de tensions. L’absence de ce principe de tension entraîne également l’absence de constellations véritablement tonales. On relève alors tout au plus des phénomènes pseudo-tonals, lorsqu’apparaissent des objets sonores verticaux dont la physionomie ressemble à celle de l’accord tonal – c’est-à-dire une sonorité harmonique liée à la perspective des degrés. La liberté de l’espace de pensée dans lequel ils surgissent repose cependant sur d’autres prémisses.
7L’harmonie n’est jamais capable de produire un effet à elle seule. Quant à la rythmique, c’est par exception : la pure durée d’une constellation sonore lui confère son aura au sein du temps. Il n’existe pas au fond de temps harmonique propre ; ce n’est qu’à travers le contexte que naîtront, selon notre intuition, des durées adéquates ou non.
8Un tableau dans lequel le rouge prédomine sur l’ensemble des couleurs employées sera sans doute perçu, lors d’un processus de réception constitué d’une seule phase, comme un tableau rouge ; le spectateur – passant sur les relations au sein desquelles apparaît le rouge et qui seules peut-être en feront ce rouge-là – interprétera le stimulus dont le taux est statistiquement le plus élevé en considérant le rouge comme la qualité principale du tableau –, devant des qualités telles que dense, mouvementé, serré, ample, dur, froid, chaud, dissous ou fondu.
9L’harmonie d’une pièce musicale est comparable aux couleurs d’un tableau. Davantage que le timbre, c’est l’harmonie qui, dans une forme musicale, représente la couleur. Elle absorbe également la principale énergie lorsqu’il s’agit de rechercher les qualités d’un morceau pour l’interprétation. Le non-concept qu’est la notion de « tonal » a entraîné la réduction d’une prise de conscience de la couleur en musique. La capacité de percevoir des nuances harmoniques a régressé pour laisser place à une opération plus simple, celle de reconnaître un morceau, ou certaines de ses parties, comme tonal ou non. Je crois cependant que la capacité d’une perception différenciée de la couleur harmonique au sein du processus d’écoute est en train de revenir – ce qui indique à quel point l’appréciation, caractéristique d’une époque, des valeurs harmoniques est relative. L’harmonie est sans aucun doute la catégorie de l’écriture musicale la plus dépendante d’une époque et la plus vulnérable à une écoute circonscrite dans un temps. Vouloir se livrer consciemment à des mouvements d’intervalles toujours changeants ou au contraire leur échapper à dessein est devenu totalement inintéressant. Le climat d’une musique sera toujours celui de l’époque où elle est née, qu’on le veuille ou non. Il vaut mieux ainsi ne pas tendre vers cela volontairement ; on libère ainsi de l’énergie, puisque cet esprit du temps surviendra de toute manière, même contre notre gré.
10« Chaque œuvre d’art est l’enfant de son époque, et souvent, elle est la mère de nos sentiments » écrit Kandinsky dans l’introduction de son traité Du spirituel dans l’art. Le rapport qu’il établit ainsi me fascine et me trouble – que l’enfant d’une époque puisse être la mère de ses sentiments, que les qualités émotionnelles dont nous faisons l’expérience face à l’art (cette capacité étant présupposée), et pendant même cet art quand nous sommes plongés dans une musique, trouveraient précisément leur origine dans une œuvre donnée, dont nous pensions pourtant qu’elle ne faisait qu’éveiller en nous les émotions, là où nous supputons qu’elles existent. Mais justement, ce n’est pas de nous qu’elles proviennent. Elle viennent directement de l’œuvre d’art, elles se sont formées selon ses critères à elle et nous aident à former des critères que nous faisons refluer à nouveau vers l’œuvre. Un reste de nature règne dans le domaine de l’artifice – une croissance non domestiquée, un flux énergétique.
11Que l’harmonie, tonale ou d’un autre ordre, naisse uniquement du flux linéaire des énergies mélodiques, donc en second lieu seulement et pas de manière inconditionnée, voilà qui n’est pas tout à fait intelligible, même si l’on peut raisonnablement supposer que l’harmonie tire son origine de l’écho, donc des sons isolés d’une ligne mélodique qui « restent ». Or, les énergies mélodiques naissent de leur côté d’un climat qui favorise leur croissance ou qui l’empêche. Ce climat, qui marque la végétation et le déroulement horizontal simple, n’est rien qu’un ensemble d’ordre harmonique, caractérisé par une couleur fondamentale et qui communique ainsi au développement mélodique des indications très précises quant à sa direction. Dans une zone climatique fortement chromatique ne croîtra par conséquent aucune mélodie nettement diatonique, et inversement, une harmonie qui fonctionne par degrés interprétera tout mouvement chromatique comme un corps étranger. Mais c’est précisément cela qui nous permet d’utiliser à chaque fois l’élément étranger comme valeur expressive. Grâce à cette connotation, ces phénomènes sont susceptibles d’être traités librement.
12L’ambiguïté comme trait essentiel de la musique apparaît ici à vif : toute écriture mélodique – même si la définition laisse certaines latitudes, et en l’occurrence, elles sont immenses… – se confronte aux possibilités innombrables de l’harmonisation. Et cela d’autant plus quand on quitte le rapport aux degrés et que la multiplicité des décisions passe des fonctions principales à chacune des progressions. D’autres lois règnent alors. Peut-on même parler de lois ? Ou s’agit-il de règles qui portent sur la libre croissance et – c’est le sujet auquel je reviens si souvent – qui seraient l’image et le lieu réel de la liberté (liberté qui n’est peut-être pas seulement d’ordre artistique) ? Dans sa progression, la musique articule en même temps sa soumission aux contraintes et sa liberté, et, partant, la capacité du compositeur à se soumettre et à être libre. L’art du temps, concrètement l’art d’un matériau temporel qui fond et d’un déroulement temporel façonné, ne s’exprime pas seulement dans la pulsation mais aussi dans l’espace entre ces pulsations. Là sont la couleur, l’harmonie, le rêve et un espace vierge illimité.
13Je crois que de nos jours, les fonctions harmoniques sont devenues si lâches que d’abord elles ne subsistent plus en tant que hiérarchies, qu’ensuite elles font du compositeur lui-même la tonique (puisque son corps articule par avance la fondamentale de la musique, que lui seul rend possible) et qu’enfin ces fonctions harmoniques (à supposer qu’elles existent encore en tant que valeurs) deviennent perceptibles comme matières porteuses entre les nervures du tissu musical.
14La décision quant à la progression du matériau musical dans le temps s’étayait jadis en grande partie sur les tendances harmoniques aptes à produire une forme. Aujourd’hui encore, l’harmonie fonde la forme : mais fragmentaire, forme aux fins ouvertes, spirale davantage que cercle. Par le rapprochement de constellations sonores qui se rapprochent d’un coup de façon aléatoire dans le cours de leurs évolutions, se produisent des centres harmoniques qui pourtant n’en sont pas réellement. De nouveau, l’abîme sans fond d’une époque donnée, l’impossibilité de la penser, apparaît au sein même de la dramaturgie harmonique de la musique qu’elle produit. Si la pensée absolutiste était jadis représentée par la basse chiffrée et si la dissolution des rapports harmoniques au sein d’un jeu de sons et de formes végétales, à la fin du XIXe siècle était elle aussi, un peu à l’image de continents qui dérivent, le signe d’énergies présidant à un nouvel ordre dans la dramaturgie de la société, c’est de nos jours le côté non centré ⁄ apparemment centré de corps harmoniques isolés qui parle à la fois de la solitude et de collectivités compulsives, et qui les fait vibrer. À l’intérieur des principaux comportements sociaux, nous pouvons distiller deux types d’expérience et de vie : d’une part l’individu de plus en plus isolé ; de l’autre, le collectif qui se serre toujours plus, qui se tasse devant une menace anonyme.
15Les deux sont inséparables et ne se rejoignent jamais. Il ne s’agit pas alors de se plaindre, même si ce serait faire preuve de cynisme que de parler d’un accroissement des possibilités artistiques, simplement parce que la conscience de cette solitude et de cette menace croissantes rendrait plus facile l’utilisation des signes qui l’expriment. Les possibilités artistiques sont les mêmes à chaque époque. À chaque fois par exemple, les constellations harmoniques ne sont pas seulement de l’air, du son, du papier, des accords. Surtout, le caractère imprévisible et accidenté de ce que nous nommons l’harmonie est le signe de nos corps à nous, qui attendent une seule chose, qui la désirent, la craignent ou simplement l’expriment : leur propre dissolution.
16Il est frappant de voir comment malgré tout, sans qu’il n’y ait aucun ordre décidé d’avance, une fondamentale se cristallise au sein de chaque composition. Il ne s’agit pas nécessairement d’une hauteur, il peut s’agir d’un accord avec une infinité de hauteurs, d’un geste muet (tonlos), d’un bruit, d’une teinte, d’une sonorité évitée, de deux accords légèrement nuancés, d’une relation. Il y aura dans chacune de nos compositions un tel son fondamental, auquel nous nous référons à chaque étape de cette production du flux temporel marqué qu’est la composition, et avec tout ce qu’implique la dramaturgie d’une relation : de la recherche passionnée jusqu’à l’oubli indifférent.
17La forme que prend cette fondamentale ne joue absolument aucun rôle ; c’est la manière de la traiter qui donne naissance à la forme créée. L’harmonie est la teinte que prend l’écriture du son dans le temps. Elle fait l’expérience de sa forme – qui doit être idéale et horizontale puisqu’elle ne saurait jamais résonner en totalité : l’harmonie qui « résonne », cela est impossible sous forme d’un seul moment, de même que la somme de toutes les couleurs ne serait rien qu’une non-couleur. L’harmonie fait donc l’expérience de sa forme uniquement à travers le façonnement de son déroulement temporel. S’écrier « Voilà qui est tonal ! » lorsqu’on entend l’accord ré – fa – la est une erreur non seulement parce qu’il n’existe pas, au fond, d’élément tonal pris isolément, mais surtout parce que cet accord peut entrer dans toutes sortes d’écritures harmoniques. Ce n’est qu’à travers son environnement temporel que nous pouvons savoir s’il est une tonique ou un cas exceptionnel par exemple, un corps étranger, une faute ou quoi que ce soit d’autre.
18Existe-t-il des fautes en art ? D’une certaine façon, une musique ne saurait être « fausse » : même une faute contre la règle, dans le cadre d’une méthode syntaxique que l’on aura adoptée, sera un moment de vérité qui aura sa propre justesse, peut-être même son potentiel de croissance. La mutation produit souvent davantage que la construction, et la construction est aussi très souvent une sorte de cas particulier de mutation. Et cependant, il y a toujours à nouveau des moments dans notre musique que nous ressentons comme « faux », non pas de la manière dont nous percevons une faute d’interprétation, mais plutôt comme nous sentons inconsciemment que quelque chose est raté, sans disposer consciemment des catégories qui décriraient ce ratage. Sans compter que celles-ci – pour autant qu’elles existent au-delà de notre petit horizon – nous feraient immédiatement défaut, et cela par définition, une réussite ne pouvant jamais être définitivement fixée. Par conséquent, une « deuxième réussite » ne saurait se produire. Les recettes pour réussir ne prescrivent d’habitude rien d’autre qu’un poison aidant à une meilleure dissolution de soi. Le pressentiment d’une réussite progressive et le vague soupçon de cela même qu’il s’agit de réussir, voilà sans doute les deux choses les plus difficiles à articuler en musique, comparée aux autres arts. L’ambiguïté et le vague sont très proches musicalement, et la lumière ne se fait que pendant la fraction d’une unité temporelle – le plus souvent à cause des phases d’incertitude du processus créateur, qui se produisent non pas parce que les idées feraient défaut, mais parce qu’un abîme s’ouvre d’un coup sous nos pieds. Au moment de trébucher, au moment où le sol nous est retiré, nous percevons pendant un instant, cet instant-là, sur quoi se fonde notre avancée et, davantage encore, les rapports dans lesquels nous sommes inscrits, nous et notre travail ; nous pouvons pendant un instant nous relier, nous saisir, comme un réseau chaotique d’une extrême clarté, contradiction opposée à nous-mêmes : notre propre fondamentale. Notre propre disposition. Déjà elle s’efface et s’éteint. Si elle restait un instant de plus dans la conscience, elle se dissoudrait : en stratégies isolées que nous choisirions pour la conserver et ensuite en tirer profit, jusqu’à ce que nous nous rencontrions nous-mêmes comme citation dans l’autocitation : dans un miroir que nous regardons de face, tout en nous y apercevant de dos.
19L’harmonie d’un langage musical est le contenu pulsionnel de ce même langage, encore en deçà de la phrase, du geste, de la syntaxe. Plus précisément, la teneur musicale que le langage musical peut exprimer sous une forme toujours variée entre en communication avec toute une série de matières porteuses harmoniques. Seul un esprit extrêmement plat considérera déjà ces ferments comme des contenus et des signes. L’apparence harmonique fournit seulement des indices au sujet de l’harmonie ; ce qui résonne est une sorte de rumeur, de réputation, la première ramification de l’aura.
20Si une sorte d’énergie pulsionnelle allant vers la dissolution s’exprime dans l’écriture harmonique, de quelque type qu’elle soit, s’apparentant à la rigidité mais aussi à l’absence de forme de la mort – l’harmonie serait ainsi un signe de la pulsion de mort –, le rythme articule visiblement un champ d’expression tout contraire, l’avancée, le mouvement de vers l’avant ; sa proximité évidente avec le pouls et avec le pas fait signe vers la vie et l’énergie vitale. La pulsion de vie – pour autant qu’on puisse séparer ainsi tout cela – serait le germe et le noyau du rythme. L’investissement de ces deux domaines l’un par l’autre correspond absolument à une situation de conflit, et un saut qualitatif est tout à fait imaginable à chaque instant. Le mélange qui en résulte est le mélos, comme recentrement des énergies harmoniques verticales, celles qui provoquent une stagnation, et des énergies rythmiques qui rendent autonomes les types de mouvements comme par réflexe ; tous deux sont centrés dans ce troisième élément, le mélos dont le mouvement n’est plus seulement du rythme mais déjà une partie de l’harmonie, et dont le potentiel harmonique n’est plus seulement une gravitation harmonique immobile mais déjà un mouvement rythmique qualitativement nouveau.
21On peut faire l’expérience de progressions harmoniques au sein de toutes sortes d’espaces d’expressions harmoniques, même quand aucune décision préalable au sujet de la valeur des sonorités principales et secondaires n’aura été prise. Comment se fait-il alors que nous percevions malgré tout la spatialité du langage harmonique ? La raison est à rechercher du côté de la disposition sonore (Klangsatz), donc de la position (liée tout d’abord étroitement au langage harmonique) des pôles harmoniques – des sons isolés – dans l’espace sonore. À côté de son individualité, qui est indéniablement fixée et qui conserve sa physionomie grâce à la manière de le disposer (c’est là qu’il se situe), un accord est quelque chose d’éminemment divisible.
22Un accord est une sculpture rendue possible par le temps – plus précisément, par la simultanéité – formée de sons allant de deux (un simple intervalle serait donc la première forme embryonnaire de l’accord, et l’unisson en somme le noyau à fissionner !) à une infinité de hauteurs. Or, plus leur nombre est important (à partir d’un certain nombre, la densité se mue en un effet de dynamique et en un effet bruitiste toujours plus marqué) et plus la polarisation qui répartit le poids des masses sonores impliquées devient importante. L’harmonie devient couleur avant tout grâce à l’écriture, à la distribution du réservoir sonore dans les registres. C’est pour cela qu’une analyse harmonique qui renonce à décrire les lieux où les hauteurs sont situées, la physionomie des types d’écriture et les perspectives dynamiques ne renseigne sur absolument rien du point de vue esthétique et technique. Une approche mécaniste, pour laquelle un son équivaut à un nom de hauteur et ramenant de telles constellations à un niveau qui simplifie tout ce qui se caractérisera peut-être par le fait même d’exister sur plusieurs niveaux, une telle approche pourra certes inventer des querelles d’Allemands au sujet de la tonalité ou de la néotonalité et les maintenir artificiellement en vie, mais aucun compositeur ne songera sérieusement à écrire de la sorte.
23Ce n’est pas seulement une paresse de la pensée, c’est aussi un manque d’intuition qui fera qu’à l’écoute, on passera ainsi à côté de ce qui aura été créé. Mais là non plus, il ne faut pas se plaindre car le temps recèle la possibilité d’un accroissement des sensations qui, à un moment ou un autre, nous permettra d’en faire l’expérience.
24Quand nous parlons de distribution sonore, il serait trompeur de ne pas rappeler, en même temps, que l’écriture, la manière de disposer, ne saurait coiffer abstraitement, comme une valeur absolue et hiérarchisée, l’harmonie elle-même ; au contraire, son articulation, ou les moyens d’articulation qui permettent à l’écriture d’articuler l’harmonie et le flux temporel, naissent d’une perspective différenciée. C’est la disposition qui fait apparaître le plus clairement tout ce qu’une musique recèle de présence physique ; elle ouvre grâce à un élément quasi tactile l’accès au corps, elle exprime le corps sans équivoque, car notre corps ne disparaît jamais de la musique, il est irrémédiablement fixé dans l’écriture grâce à la transformation du son en formulations plastiques qui nous permettent d’en faire l’expérience. Il ne sert à rien d’abriter notre musique sous nos façons de penser, à l’instar de bannières ou de chemises que l’on descend. On nous voit à travers.
25La musique comme forme artistique du corps, comme écriture et empreinte du corps à un autre niveau – l’espace sonore –, comme tracé, transport du corps vers un nouvel état d’agrégation, reflet d’un corps sur un espace de projection autre, spirituel et sensible. L’harmonie représente alors la substance plastique, et plus précisément encore, sa matière nerveuse ; la matière à former serait le son lui-même. Sa véritable couleur est dès lors l’harmonie ; elle est le substrat nerveux de ces constellations de tensions qui contribuent au flux musical. Le matériau musical se définit à partir de notre présence physique face à l’imagination. La question de savoir si un accord est tonal ou non vient en dernier puisque l’actualité d’un matériau se décide dans le conflit avec le corps. Ce conflit parcourt toutes les musiques et il devient fructueux dès lors que le corps atteint sa vérité grâce aux constellations harmoniques : l’identité avec le déroulement musical.
26Le compositeur compose avec lui-même. Et le matériau n’existe pas en dehors de lui. Au moment de l’invention, le compositeur parcourt l’apparence sonore, il vit l’extension et le repli – la respiration – du corps sonore dessiné et désigné par l’harmonie. C’est ainsi seulement qu’il pressent le pas suivant. Le pas qui doit venir est à chaque fois le problème le plus important et le plus insondable de tout le processus de composition. On ne saurait le déléguer. C’est seulement en faisant l’expérience sur lui-même et en lui-même de l’énergie de l’instant musical, en se trouvant à l’intérieur de cet instant, en en percevant vaguement la directionalité, donc quelque chose comme une « volonté du matériau », l’énergie de sa croissance, en acceptant donc ce qui est apparemment un abandon de soi-même, que le compositeur compose. Avec lui-même. Sa propre fondamentale colorie le déroulement. Nous avons pour cela des termes peu appropriés – écriture personnelle, ton personnel, manière, voix singulière, etc. Mais ils cachent simplement ce fait terrible qu’il ne sert à rien au compositeur de s’assurer d’une technique ou d’appliquer un système : c’est son corps qui parlera, qu’il le veuille ou non ; et même la procédure de mise à mort la plus subtilement calculée ne rejettera le compositeur que davantage vers le dispositif, rendu encore plus évident, qui vise à étrangler sa propre vie individuelle, signalé par la mise en scène d’actes de purification et de sublimation.
27Partant de là, j’ai toujours trouvé parfaitement touchantes les affirmations à propos de tel ou tel matériau épuisé ou impossible ou qu’on ne saurait plus utiliser. J’ai toujours interprété cela ainsi : certains corps de compositeur ne mériteraient plus de vivre, un temps pour de nouveaux corps serait venu qui, à défaut d’anéantir les précédents, les inciterait fortement à se suicider. Même si ce que je dis là pourra sembler un peu excessif, il se déroule bien dans cette bataille autour du matériau et de sa situation esthétique toute une lutte larvée pour la vie ou la mort, cachée sous des symboles. Il nous suffit de le savoir pour devenir sereins.
28Le simple fait qu’après un verdict prononcé contre un certain matériau, l’énonciation de ce même matériau l’exempte immédiatement de son impossibilité décrétée et l’authentifie comme possibilité nouvelle, nous mène vers les dispositions fondamentales du processus créateur, à la fois absurdes et profondément morales : ce qui importe, c’est qui pose ce qui est posé, quel corps s’incarne en quoi. La manière dont un corps devient tel ou tel signe. La même constellation harmonique, le même accord sont différents chez Mozart et chez Dittersdorf, alors qu’à l’évidence, le même espace d’expression enveloppe les deux. Nous ne pouvons échapper à ce merveilleux déséquilibre. Nous devons parvenir au point où nous prenons plaisir à cette injustice évidente et où nous en tirons une motivation morale : c’est un devoir de liberté qui en découle. Pensée qui nous rend difficile de juger si la tonalité est un sujet intéressant. Un moyen devient ce qu’il est grâce à celui qui l’emploie. Nous ne pouvons pas simplement « faire tout ce que nous voulons », comme pourraient le croire certains, car nos corps artistiques sont dimensionnés, et limités aussi quant à leur capacité de se mouvoir. Savoir cela nous libère cependant, au moins de l’idée qu’il existerait des lois artistiques situées en dehors de nous. Nous demeurons responsables de tout.
29(1984/1986)
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