Trois essais sur le thème de… (une conférence)
p. 69-82
Note de l’éditeur
Ce texte a été réédité avec des modifications substantielles dans l’ouvrage « Wolfgang Rihm, Fixer la liberté » (Contrechamps, 2013). C’est cette dernière version qui doit être utilisée comme référence.
Texte intégral
Premier essai (…pour souffler…)
Avant-garde — néoclassicisme — néo-garde — avant-classique —
néoclassicisme — néo-avant-garde,
néoromantisme — néoromantique,
nouveau-néoromantisme — nouveau-néo-avant-gardisme,
avant-garde post-néo-nouveau, romantique,
post-romantisme avant-gardiste, Nouveau ! !
avant-garde classique, ?, néo — ?,
avant-gardisme néoclassique,
post-néo-nouveau-vieux-avant-gardisme.
?…
1On pourrait certainement trouver pour chacun de ces termes des exemples significatifs. Quittons donc cette problématique qui se laisse circonscrire aussi clairement et occupons-nous de données moins évidentes : par exemple : Qui sommes-nous ?
2Non, là aussi nous trouvons rapidement une réponse claire, nous arrivons trop vite à la fin de toute étude. Terminons donc cette recherche pour pouvoir en entreprendre une autre. La recherche est importante, peu importe dans quel domaine. Moi, par exemple…
Deuxième essai
3Liberté musicale
4La tradition ne peut être autre chose que ma tradition. C’est en moi que je dois chercher. Mais cela ne remplit pas une vie. Il est beaucoup plus intéressant de savoir où je vais.
5Pour cette occasion, j’aimerais donc esquisser ici quelques idées — aussi fragmentaires soient-elles — à propos d’une esthétique de la liberté de l’art.
6S’il y a une tradition à laquelle je me sens appartenir, c’est bien celle qui comprend l’art comme liberté, l’art né de la liberté et qui s’engage vers la liberté. Dans le travail à proprement parler, c’est-à-dire la composition qui va vers l’extérieur, il y a un moment de suspens où rien n’est immobile. Le travail se poursuit. Que fais-je ? Je commence à écrire un texte ; et de quoi parle-t-il ? De ce qui m’est propre, de la problématique du processus créatif ; c’est un peu comme si je me tenais face à moi-même et que tel Janus, je me parlais à moi-même. Il faut ainsi comprendre ce textes comme une tentative de pénétrer dans la substance de ce qu’on fait sous la forme de monologues, traitant de la réflexion et des questions touchant réellement au processus de travail. La musique, une fois qu’elle commence à être pensée, se pense sans discontinuer. Le fait que cette situation idéale de l’invention musicale perce aussi vers l’extérieur, comme musique en tant que telle, sans contrainte formelle ni parcours indiqué, cela n’a été à ma connaissance réellement essayé, souhaité et atteint que par quelques compositeurs dans la musique du passé.
7Par Claude Debussy d’abord, puis par Arnold Schoenberg (surtout vers 1910, quand il composait encore librement dans la totalité chromatique, et qu’il n’avait pas encore profondément besoin de faire ses preuves en se défendant contre toutes les attaques de façon apologétique, prouvant qu’il pouvait bien composer à l’aide d’un système). Il est un compositeur dont la pensée musicale était perçue comme une pensée anachronique par ses contemporains déjà, et dont le discours musical se présente de façon si libre qu’il me semble être la cas idéal et le modèle de l’imagination tout court, parvenant à se manifester sans souffrir d’étranglement : il s’agit de Robert Schumann. Si j’évoque encore la liberté sans entraves de l’imagination des derniers quatuors de Beethoven et si je passe rapidement à l’invention directe et plastique du son et des objets sonores chez Edgar Varèse, je signale par des concepts musicaux concrets une esthétique de la liberté qui a eu une influence décisive sur mon propre travail. Cette esthétique de la liberté, dans laquelle, lorsqu’on parle de liberté artistique, on ne pense jamais à la liberté artisanale pure, mais on recherche aussi une liberté humaine et sociale, cette esthétique se laisse déduire d’objets concrets de l’art et non pas de présupposés et de dogmes esthétiques. La seule conceptualisation de cet idéal pourrait bien être l’essai de Ferruccio Busoni : Entwurf einer neuen Esthetik der Tonkunst.
8Busoni développe une pensée musicale libre, qui ne permet d’utiliser aucune recette et qui oblige à inventer chaque forme dans le moment-même comme un tout capable de se développer ; de même chaque tout existe pour soi, sans possibilité de répétition. Le résultat — du moins dans le souhait et l’intention — est une musique qui se renouvelle sans cesse, qui fait participer l’auditeur à la création, et est pour ainsi dire ouverte à son pôle génératif, là où elle croît. Cela signifie aussi que la musique n’est pas en arrière ou ailleurs, mais ici. Contemporanéité et pragmatisme sont en contact avec l’intemporalité et l’utopie : ces contradictions paraissent levées.
9Cette ouverture — la possibilité de pénétrer dans le processus de croissance au moment où il se réalise — cela est possible surtout dans la musique, art du temps. Cela dit, je voudrais nuancer mon propos et je ne voudrais pas considérer le temps comme la principale dimension de la musique. L’espace, en tant que catégorie fluente, est tout aussi important. Même s’il s’emplit de sons successifs, qui dépendent du temps, qu’il se réalise comme espace musical seulement ainsi, la lisibilité de l’harmonie ou des processus extérieurs au temps sonore réel produit une structure profonde, une perspective audible qui permet de comprendre la musique de façon pluridimensionnelle dans le temps.
10Pour un art non conceptuel comme la musique, la thématisation de l’imaginaire est plus évidente que dans une articulation dépendante de concepts comme la littérature par exemple. Cela signifie-t-il que le musical est, du point de vue du matériau, tellement apparenté à l’imaginaire qu’il suffirait de fixer momentanément ce qui vient d’être pensé afin de rendre compte d’un pur état d’invention ? Certainement pas, car le dénouement de tout lien doit être un acte d’invention et pas seulement l’acceptation de ce qui a déjà été trouvé ; plus exactement, le flot de l’imagination doit pouvoir couler sans obstacle, le défoulement étant un imaginaire en puissance que je ne pourrais jamais atteindre en laissant simplement « libre cours » aux pensées. Elles sembleraient libres dans le champ de leurs possibilités, mais ce ne serait pas vraiment le cas, car elles ne seraient jamais sorties d’elles-mêmes. Le mouvement de la pensée tournerait en rond, alors que le « libre cours » a besoin de quelque chose qui le catapulte, d’une explosion originelle, d’une poussée énergique, et c’est là que je vois le véritable acte imaginatif. Cet acte doit se produire dans une liberté absolue pour pouvoir engendrer la liberté, ne serait-ce que de façon conditionnelle. Si, au début de l’invention, un éclair de lumière obscurcit tout, alors une obscurité rayonnante est aussi possible, et dans son incertitude, l’inconnu pénètre dans la conscience au moment de l’écriture. Lorsque question et réponse sont annulées au début du processus de la création et ne sont pas remplacées par une unité, l’art naît, j’en suis sûr, d’un état de nature, et non de la prétendue capacité de développement des règles qu’il faut respecter.
11L’art (le fait de s’en occuper et d’en faire) est déjà en soi un défi à une liberté sans limite. Il ne peut y avoir aucun compromis, et pourtant, la loi du plus fort, c’est-à-dire de la pensée la plus forte, y règne de la façon la plus brutale. La stratégie n’a pas de sens, elle permet tout au plus d’obtenir sur le moment certains résultats et le plus souvent au niveau du marketing. Ici, un certain stoïcisme est sûrement permis : ce qui arrive arrive ; toute lutte s’use d’elle-même, mais cela ne signifie justement pas qu’il faille mettre de l’espoir dans des principes dorés, dans des valeurs artistiques inchangeables, dans le Vrai, le Beau, ou même le Bon. Justement pas : c’est l’incertitude qui règne comme seul potentiel de mouvement de l’esprit. Il semble que dans la mesure où la nature qui nous entoure est menacée et en recul, les principes de l’humain et du végétatif doivent se réaliser dans l’artistique. Il en était déjà ainsi auparavant, mais le caractère réflexif de l’art ressort plus nettement aujourd’hui. C’est ainsi que je vois la fonction de l’art : pendant les époques de répression, il ne doit pas être un refuge mais un réservoir d’énergie.
12La relation de l’art et de la liberté a son lieu évident de prédilection dans le processus créateur au moment même de la création : l’art s’identifie avec la liberté, tout au moins avec une sorte spécifique de liberté ; mais la liberté est aussi la condition même de l’existence de l’art, et je veux parler ici de la liberté imaginative dont l’artiste est le plus apte à parler.
13Dès lors que l’artiste parle de l’art, il doit toujours recommencer, prendre un nouvel élan, car dans des configurations changeantes, la pensée tisse aussi des rapports changeants. J’ai senti cela tout à l’heure en écrivant le mot liberté. Ce terme écrit peut être l’expression d’une réelle non-liberté. Cependant, dans quelle sorte de liberté se trouve celui qui comme moi peut penser, écrire, parler de la liberté sans craindre la moindre dimension physique de ce concept ? L’élément physique de la liberté se manifeste au moment même où l’on en est privé. Penser la liberté jusqu’au bout comme liberté artistique requiert au moins une relative liberté physique. Mais est-ce vraiment juste ? N’y a-t-il pas des expressions artistiques innombrables nées dans l’emprisonnement physique et psycho-physique ? La question peut être posée de façon encore plus extrême : le processus de création artistique n’est-il pas lui-même une forme de privation de la liberté, une manière d’être enterré vif ? J’ai toujours vu dans les nombreux enterrés-vifs d’E.A. Poe des figures faisant référence au processus de création artistique, et non pas des fantômes.
14Il est évident que le concept de liberté peut être varié et devenir ambigu lorsqu’on le met en rapport avec l’art. Ce qui, dans le concept de liberté, est compris de façon relative différemment selon les individus, apparaît crûment si nous essayons de comprendre la liberté et l’art l’un à partir de l’autre. L’élément quasiment obsène de la liberté artistique ne doit pas être caché, même dans ses aspects les plus minimes, et l’artiste ne doit en aucun cas avoir honte de cette liberté — comme d’aucune liberté. De plus, elle fait trop partie de la nature et elle est tout simplement impossible à saisir et à mesurer par l’individu. Le terme d’« épreuve » paraît être l’expression approximativement juste pour désigner la rencontre active avec cette liberté. La signification de la liberté artistique pour les auditeurs (et l’artiste est lui-même, la plupart du temps dans sa vie, un auditeur) ne peut être comparée qu’avec une catégorie morale. Moins l’artiste crée librement son art, plus il est impudent au sens négatif. Là où il agit avec un manque d’égards ressenti momentanément peut-être comme désagréable, il donne vraiment. Là où il agit avec le plus grand manque d’égards, il peut être le plus reconnu. Alors il ne fait pas que prendre ou voler du temps, mais il libère des possibilités et des perspectives.
15Qu’est-ce que la liberté dans le sens musical ? Tout à l’heure, j’ai mentionné Schumann, Debussy, Beethoven, Schoenberg, Varèse, peut-être dois-je ajouter Wagner, dont la pensée sous la forme du flux musical, a apporté une dimension esthétiquement importante. Ce qui me fascine chez tous ces compositeurs, c’est que pour chacun, la liberté est différente. Un aspect cependant reste le même pour tous : la liberté signifie toujours aussi liberté vis-à-vis de l’actualité. Aucun de ces compositeurs n’a accepté les formes ou les lois musicales qui avaient cours et pourtant ils ne sont pas devenus des inventeurs de systèmes, établissant des contre-lois afin de parer à une chute libre. Seul Schoenberg a établi des lois, et c’est la raison pour laquelle je préfère me référer au Schoenberg de 1910, alors qu’il composait dans la prétendue libre atonalité, ne consolidant pas encore dans un système ce qui pouvait être inventé comme prose libre dans le total chromatique, sans liaison tonale. « Prose libre » veut dire ici : une musique qui se renouvelle à tout moment par elle-même (en fait, l’idéal de Debussy), une musique dont le développement est fondé sur sa propre énergie d’évolution, que le compositeur découvre et libère. Cela fut nommé, une fois, « la vie instinctive des sons ». On peut l’appeler aussi composition « végétative », mais ce n’est pas nécessaire. Ce ne sont que deux désignations pour une seule chose, pour une façon libre et peut-être sauvage de penser musicalement. Il n’est pas toujours très exact de dire que la pensée libre est aussi une pensée sauvage. Tout à l’heure, j’ai failli les mettre sur le même plan, mais il faut considérer jusqu’à quel point la pensée sauvage est ritualisée et dépendante de prédispositions ataviques. Alors que la pensée libre implique de penser les prémisses, et n’est donc pas seulement une faculté de prémonition sourdement connaissante, mais, il faut le dire malheureusement, une faculté de prémonition profondément apprise.
16Nous le savons, la connaissance de l’art — non pas comme donnée reproduisible mais comme perception de son énergie de développement et de la capacité de l’imagination artistique d’établir des connexions — est la condition préalable de la liberté artistique. Certes, l’ignorance rend fort et assuré, mais elle ne remplit pas d’imagination, donc elle affaiblit l’artiste. En outre, la rencontre avec ce qui a été déjà imaginé entraîne un processus naturel de sélection. Et je dis cela sur un ton tout à fait provocateur : celui qui ne connaît rien ne peut pas être original, car il s’imagine à tout moment être dans l’originel, sans qu’il y soit vraiment. Celui qui a beaucoup de connaissances, au point d’en perdre l’usage de la parole, sait au moins ce qu’il doit penser de son impulsion artistique primaire. Cela n’empêche pas qu’il peut perdre la parole et se taire de manière toujours libre et merveilleuse. Mais là encore, ce qui importe c’est : qui se tait et comment. C’est donc encore plus cruel que prévu : même pour le silence, il faut une imagination artistique incroyablement dense, il ne suffit pas de cesser de penser. Un silence ambitieux est trop vite pris pour une lamentation bruyante. L’artiste, qui se définit toujours comme quelqu’un qui refuse, devra à un moment donné se tenir face à lui-même comme face à un masque. Je voudrais éviter des malentendus et pourtant mentionner quelques noms. Helmuth Lachenmann ne « refuse » pas mais compose une musique impressionnante, miraculeuse, merveilleuse ; Hans Joachim Hespos a conservé et développé une position de refus — il ne la nommerait peut-être pas ainsi — atteinte il y a vingt ans. Entendons-nous : chacun est en train d’évoluer ! Je le souhaite à chacun. « Juste ou faux », ce critère de valeur lancinant revient toujours de nouveau. La connaissance, l’oubli comme élément intégral du savoir, faire naître, s’insérer dans de nouvelles constellations, rompre, savoir, dénouer, mal comprendre tout cela constitue au début du travail artistique un réseau de relations et de tensions qui sont à la base de la cohérence créatrice, et formant une substance de directions possibles en mouvement et en balancement perpétuels comme une sorte de brouillard.
17Cette substance ne peut pas encore produire de la liberté, mais sans elle la liberté ne peut pas exister artistiquement. Dans l’art, la diversité est une condition préalable à la simplification et à une nouvelle diversité.
18Dans cette description, l’art croît à l’envers : de la cime au tronc, et de là vers les racines, en s’éloignant du concret pour se diriger vers la profondeur tant désirée.
19L’image inversée (Gegenbild) fait allusion à cet envers du monde (Gegenwelt) que doit être l’art. C’est aussi là que se trouve l’unique justification morale de l’art. L’art n’est moral que lorsqu’il est un monde inverse. L’image inversée constitue le véritable présent (Gegenwart) l’unique réalité saisissable durant le temps de l’expérience. Toute autre réalité, et surtout ce niveau du réel qui nous est sans cesse montré, n’est jamais saisissable en tant que présent, car elle est soit menaçante (pour le futur) soit terrifiante comme souvenir (dans le passé). L’art pourrait donc être l’unique possibilité qu’a l’homme de vivre le présent physiquement et psychiquement. L’art est aussi ce qui, d’une époque passée, est vécu et assimilé comme élément signifiant. L’art est aussi ce qui survit, parce qu’il est de la dignité humaine mise en forme. Ce n’est pas une des moindres raisons pour lesquelles la haine des systèmes autoritaires et réactionnaires est dirigée contre lui. Il est à juste titre compris comme le lieu insaisissable d’un libre épanouissement — quel que soit le degré de libertés, et quelles que soient la nature et les personnes auxquelles il s’applique.
20Il est intéressant de constater que les tentatives pour mettre l’art sous tutelle dans les systèmes démocratiques sont presque toujours marquées d’une indignation morale. Tout représentant de la morale fait l’expérience du peu de valeur de ses principes face à la liberté sans condition que l’art communique dans son instantanéité.
21L’instant dont on exige la durée est synonyme d’art. Cette exigence de durée est la périphrase poétique du processus de création artistique. Celui-ci est toujours un processus d’étude, de travail et d’apprentissage. Dans la formation du nouveau, on reconnaît l’ancien grâce à la perspective qui s’y est ajoutée ; la séparation entre théorie et pratique n’existe pas dans le processus de création. Cette ébauche de théorie, qui constitue un paradoxe, est le signe des sciences de l’art et aussi de ceux qui se conçoivent par-delà une compréhension de soi historique et qui, tout récemment, en sont arrivés à dire que la liberté artistique ne peut être une liberté arbitraire ou inconsidérée.
22Des concepts tels que contrôle et plan ont subi un énorme élargissement de signification sans pour autant perdre de leur force.
23Je disais tout à l’heure que la liberté dans la dimension artisanale de l’art ne suffit pas pour faire naître la liberté de l’expression et de l’attitude toute entière. L’absence de métier est plutôt un obstacle pour l’épanouissement d’une expression indomptable — mais de quel métier s’agit-il ici ? Certainement pas de l’adresse dans le maniement des recettes éprouvées, ni des efforts pour obtenir une expression artistique inattaquable résultant d’une systématisation exacte. Bien sûr, on peut comprendre que l’artiste souhaite ne pas être contesté à travers son produit, car s’il est un lieu où l’artiste se manifeste, où il est vulnérable en tant qu’être vivant, reconnaissable, digne d’amour, c’est bien dans l’œuvre d’art et nulle part ailleurs. On peut ajouter la qualité et la nature du processus de travail, qui est caractérisé au mieux par le terme de travail non-aliéné. Il s’agit donc là de l’état de plus grande réalisation humaine de soi possible. C’est justement cet état de liberté conquise qui oblige l’artiste dans son processus de travail, là aussi presque moralement, à une liberté du métier. Liberté du métier ? Tout d’abord il ne faut pas se faire d’illusions sur l’ambivalence de la conception précise d’une œuvre d’art, ni sur la multiplicité de directions de l’imagination elle-même. Cette conception précise est toujours à nouveau voilée par l’imagination qui est à l’œuvre. L’imagination ne connaît ni persévérance ni extension à partir de positions déjà acquises. La précision n’est rien d’autre que cela : établir sans cesse des relations par rapport à un point fixe de comparaison aux contours clairement tracés. Il ne s’agit donc pas de réfréner l’imagination — ainsi, la représentation populaire illustre le chemin menant de l’idée à une forme aux contours clairs — mais il s’agit de saisir de façon toujours plus précise le concept d’imagination. Ou même, d’aller toujours plus loin dans ce domaine, de transgresser ce qui, en pétrifiant ce concept, s’oppose sans cesse à la loi propre de l’imagination.
24S’il s’agit vraiment d’imagination — pour moi, le scepticisme n’est pas un obstacle mais un moyen dialectique pour intensifier l’imagination celle-ci est en mouvement et en extension constants, elle est universelle, cosmique, elle est la gloire de l’homme. L’artiste, s’il veut arriver à l’œuvre d’art — quel qu’en soit l’aspect morphologique et esthétique doit être dès le départ conscient du fait qu’il aura à choisir avec l’imagination contre l’imagination.
25Toute décision préliminaire qui voudrait libérer de son « impasse » la multiplicité de la croissance dans l’instant de l’imagination, dispensant ainsi l’artiste de la torture d’éprouver et de régler à chaque instant le conflit entre matériel et imagination, trahit la liberté de la forme par la non-liberté de son élaboration. Il y a là quelque chose de contradictoire mais aussi d’utopique, car toute décision est aussi toujours une pré-décision pour ce qui est à venir et qui en est donc dépendante. Mais ce que je voudrais saisir plus exactement par cette exigence inéluctable de liberté dans le processus de création, c’est l’inéluctabilité de l’œuvre d’art elle-même, comment l’artiste peut (mais ne doit pas) en faire l’expérience, et comment elle peut (mais ne doit pas non plus) marquer de son empreinte toute rencontre avec une œuvre d’art réussie. L’utopie réside dans le fait qu’il n’existe pas de lieu pour la liberté artistique de l’acte créatif, alors qu’à chaque instant où l’imagination est mise par écrit, ce lieu semble exister… l’artiste doit lui-même mesurer cette contradiction au moment du travail, en même temps il sait certainement que ce qu’il vient de fixer, ce qui est momentanément écrit, mis en forme, peint, façonné, ne peut pas être le lieu où se produit la liberté ; donc il poursuit sa quête, le travail continue, s’engendre, à la recherche de son propre but, comme une sorte de « perpetuum mobile » dont le mouvement est nécessaire, mais dont l’énergie est l’expression de l’absence de contrainte la plus extrême, de la liberté la plus extrême. De ce point de vue, l’œuvre peut être conçue comme la quête du lieu de l’imagination, et en allant plus loin encore, je peux dire que l’œuvre est la quête même de l’œuvre.
26Une phrase fameuse de Walter Benjamin dit que l’œuvre est le masque mortuaire de la conception. Cette notion foudroyante définit le sentiment de l’artiste quand il fixe une pensée ou une idée : quelque chose est arrivé à sa fin, quelque chose meurt, l’acte de conception cesse. La tristesse est un état substantiel de l’euphorie créative, c’est la raison pour laquelle les artistes véritables — sit venia verbo — ne s’attardent pas à l’œuvre mais au travail, et ils s’y précipitent d’autant plus intensivement que l’œuvre menace de finir. Il y a des œuvres dans lesquelles cet état de l’œuvre comme recherche d’elle-même est formulé, par exemple par la description d’événements simultanés durant le processus de création. L’œuvre parle toujours de l’œuvre, mais elle-même n’apparaît jamais en tant que texte. Seul le temps, dans lequel l’œuvre a été découpée, laisse reconnaître ses contours, grâce aux points de contacts par lesquels il l’atteint. L’œuvre elle-même est absente, mais c’est justement par là qu’elle devient œuvre dans ce champ de référence. Paludes d’André Gide en est un exemple — peut-être un peu précieux. De façon générale, la description verbale du phénomène risque toujours de provoquer un certain style choisi ; le sujet est lui-même déjà un exercice de style. Néanmoins, c’est là qu’un des secrets les plus fascinants de l’art et de sa création est esquissé. La dimension temporelle de l’imagination et de l’œuvre, le temps spécifique de l’œuvre, même pour l’art qui n’est pas hé au déroulement du temps, devient sensible dans l’idée que l’œuvre est la recherche d’elle-même.
27On comprend facilement l’œuvre musicale comme ce qui est arraché au temps, comme le morceau d’un continuum temporel. En effet, au moins du point de vue dramaturgique, l’unité de temps et de lieu existe durant la représentation. Et même si l’on écoute un enregistrement, le temps propre à l’œuvre est identique au temps du déroulement, bien que là aussi il y ait des flous, des signes de vie, et cet « état proche de la nature » de l’art qui éclate toujours de façon d’autant plus véhémente que la reproductibilité technique d’une œuvre semble assurée.
28J’ai fait l’expérience d’une temporalité de la musique complètement variable. L’unité de ce temps et de ce lieu dont je parlais n’est pas nécessairement celle du lieu et du temps de l’« action intérieure » d’une œuvre musicale. L’action intérieure peut se passer à des temps différents et surtout sans lieu. Il se peut que l’aura propre à la musique y contribue : la persistance par-delà la fin, le mystère ou le silence de mort qui précède les trois coups, la conscience du temps dissoute dans un écoulement du temps vacillant (comme nous le trouvons chez Schumann, et je ressens cela aussi très fort chez Debussy, même dans une pièce aussi classicisante que la Sonate. pour violon), un son ou un noyau sonore qui résonne jusque dans le son ou le développement suivant, la coloration du silence par ce qui l’entoure — ce sont là des facteurs qui échappent à une dimension temporelle psychologiquement évidente. La pause ne joue pas seulement un rôle dans la musique en tant qu’espace vide, dans lequel n’existe aucune musique, la pause est marquée par ce qui la précède et ce qui la suit. On connaît la notion de « pause colorée » : le silence se colore par l’événement que j’ai placé devant lui dans le temps ; il existe des musiques qui doivent être encore pensées durant les pauses ; beaucoup d’événements se produisent dans le silence et c’est le moins du silence.
29La musique n’est pas seulement située dans l’ici et maintenant, elle s’étend à ce qui est avant, pendant et après. Une orientation finale peut remettre en question le déroulement précédent tout entier. Le fait qu’un final suggestif enrichisse ce qui vient de retentir est souvent escamoté. C’est la preuve de la signification dangereusement dramaturgique de la succession des événements, qui semble plus inévitable dans la musique que dans aucun autre art, et qui y est même inhérent. La macro-structure doit, elle aussi, être composée, et une musique qui serait forte en ce qui concerne ses micro-structures, mais dont la grande structure du déroulement dans le temps ne serait pas inventée avec autant d’imagination, se perdrait et deviendrait, dans un cas extrême, ennuyeuse. Là aussi, il est donc important de régler le conflit et de ne pas s’en remettre à des conventions formelles ou à des dramaturgies infaillibles. La forme d’une œuvre musicale doit être réinventée pour chaque pièce, non pas à côté, avant ou après l’invention de l’instant isolé, mais simultanément à lui, et dans la même incertitude, comme témoin de sa propre création, dans la pleine conscience d’elle-même et du tout. C’est seulement ainsi que la liberté de la physionomie de la forme peut être atteinte.
30Jusqu’ici, il était plutôt question de la liberté du déroulement, de la forme audible et de la forme psychologique. Je veux maintenant essayer de définir plus précisément l’événement isolé, même si dans cette tentative, il m’apparaît toujours à nouveau indéfinissable.
31Je pense que la liberté du travail artistique s’exprime surtout dans la composition des événements isolés. C’est dans la peinture que ce phénomène est le plus évident : nous pouvons voir clairement avec quelle liberté de conception, avec quelle liberté de la main, du bras, du corps, un signe a été composé. La trace visible de la composition du signe est souvent identique au signe lui-même — elle est le signe. L’écriture musicale n’a pas ces qualités, car elle est l’abréviation d’une autre — celle des sons. Nous devons donc décider jusqu’à quel point le son lui-même exprime la liberté, c’est-à-dire jusqu’à quel point il est articulé à partir de cette liberté qui, pour nous, ne peut exister et n’être vraiment efficace que dans l’acte de création artistique. Mais dans l’invention d’un événement musical isolé, il ne règne jamais le vide du premier jour de la création : il existe toujours déjà un contexte. Même si l’artiste voulait le supprimer ou le contourner, l’invention musicale serait toujours liée à l’espace qui est défini par le matériau, un espace qu’on ne peut inventer mais qui, dès le premier son, produit déjà tout un contexte. En écoutant des musiques qui furent ressenties ou même inventées hors de tout contexte, nous ressentons cette misère de la musique de ne jamais pouvoir exister sans un ensemble de relations. Cage, lorsqu’il prétend que même ce qui est inventé de façon incommensurable devient mesurable après quelques années, dit approximativement ceci : le bruit des ondes courtes peut devenir, un an après, et de façon tragique, une mélodie lisse, un mécanisme bien huilé, une pièce sentimentale, insipide et doucereuse. Des unités sonores et formelles qui ont été inventées dans une intention novatrice, courent d’autant plus rapidement le danger d’être datées qu’elles ont été à la mode. Mais ce n’est pas une raison pour ricaner et pour régresser dans une sorte d’art pantouflard. Ce dernier connaîtrait un sort encore pire, car il ne lui arriverait rien du tout ; il pourrait être négligé a priori, car il n’aurait même pas à être oublié. Mais qu’est-ce qui est musicalement régressif ? La question est encore posée par rapport à l’idée de liberté que nous essayons de poursuivre et que nous espérons trouver dans le processus de création artistique.
32C’est une attitude de repli où le compositeur, se suffisant à lui-même, freine le développement de ses capacités sans pour autant acquérir de nouvelles possibilités. Il y a là une différence décisive avec l’attitude de renoncement conscient à des possibilités techniques neuves de production artistique dans l’espoir de parvenir à des possibilités spirituelles nouvelles. Cela n’empêche aucune capacité de se développer, mais la connaissance et l’art aboutissent à une remise en question nouvelle. Une attitude régressive, en évitant cette remise en question, est plus facilement encouragée par des gens réactionnaires, qu’une attitude qui parvient à de nouvelles interrogations, même si elles se révèlent sans réponse — ce qui est tout à leur honneur.
33Là aussi, les frontières sont mobiles : ce sont souvent des personnes d’une sensibilité résolument avant-gardiste qui, après une longue période sans remise en question, consolident leurs certitudes et détruisent la capacité pour laquelle ils étaient estimés jadis. Ce qui est régressif, c’est la tentation de fixer une réalité musicale de manière dogmatique, en la privant de toute possibilité d’évolution et de mise en question de sa facture. La conséquence ultime de la sagesse, c’est aussi la fin de la sagesse.
34Après cette digression sur ce qui peut apparaître comme régressif, que je n’ai pas voulu penser uniquement par rapport à la musique, je ferai une nouvelle tentative pour saisir l’événement isolé, sa liberté, son expression de la liberté. Il est déconcertant d’observer que la musique tend toujours à établir des rapports, qu’elle s’adapte, se ferme, s’arrondit quelque soit la rudesse avec laquelle nous avons établi les changements de température de son articulation. Peut-être est-ce là une des raisons de rechercher justement dans le médium de la musique, à la fois amorphe et fortement structuré, la forme et son éclatement. La musique semble être un médium originellement harmonique, harmonisant, mais chaque individu le vit différemment à chaque époque et à travers des concepts chaque fois différents. Le temps, déjà, le nivelle. Pour ressentir les ruptures, il faut aiguiser sa conscience historique aussi bien que sensuelle du temps. Ce que nous éprouvons particulièrement fortement, c’est la difficulté de réaliser musicalement et de manière consciente une esthétique des ruptures, de la rendre consciente grâce à l’art musical. Pour nous, l’harmonie n’est pas la résolution des contradictions, mais la tension, l’équilibre, la vibration. On peut le formuler ainsi : pour les uns, il s’agit d’une absence de conflit, et pour les autres, d’une absence de tension. Le phénomène classique, par exemple, porte l’empreinte d’un équilibre en danger et non pas d’une absence de conflit, laquelle caractérise au contraire le classicisme dans son intention et son effet.
35La musique est proche de la nature, où il n’y a rien de « faux » non plus. Il semble ainsi que la musique ne soit aucunement un art, mais un séjour ou une action dans l’état naturel de l’imagination et de la conception. Musica non est falsa ? La musique : un espace libre de valeurs et par-là peut-être sans valeur ?
36A chaque fois que l’on invente une musique fortement orientée sur le matériau, le caractère contingent de celui-ci devient très vite évident. Et c’est bien ainsi : un matériau choisi ne peut être « accusé », il n’est pas forcément responsable du discours que l’on tient par son biais. Autrement dit, le discours est une action qualitativement différente de celle du choix du matériau. Dès le début du discours sonore, le matériau choisi en colore l’articulation. Il n’est jamais idéologiquement libre. Mais peut-être est-ce plus clair si nous comprenons le choix du matériau et le discours musical comme deux processus séparés. Un discours captivant n’est en effet jamais garanti par le choix d’un matériau irréprochable. Mais qu’est-ce que le discours, qu’est-ce que le signe, comment inventé-je le cri et l’écriture, le fait isolé, l’événement ?
37Que la musique soit liée au temps renforce sa faculté première de réunir des éléments hétérogènes en dépit de leurs tendances propres. Par le fait que la musique est liée au rayon d’un temps continu, l’invention subit un agencement préliminaire. Le déroulement crée des rapports qui échappent à une simultanéité anarchique, non-ordonnée à l’avance. Même le Concerto de Cage a un début et une fin. Sa lisibilité n’est pas embrouillée positivement par la possibilité de commencer éventuellement à un endroit dicté par le hasard. A mes yeux, l’esthétique du hasard de Cage représente une base de pensée beaucoup plus pure et plus radicale que celle, bâtarde, du « hasard dirigé », qui avec son caractère androgyne ne veut ni renoncer à la composition thématique classique, ni rater ce qu’il y a de provocamment contemporain dans l’éclatement de la forme et dans le hasard. On se rend compte ici plus particulièrement à quel point le choix du matériau et les procédés « contemporains » ne peuvent garantir un résultat captivant. Seuls les compositeurs ayant des obsessions individuelles parviennent à tenir un discours fascinant dans une forme ouverte (par exemple : Boulez). Cage va jusqu’à libérer l’invention de l’événement isolé lui-même. Cette attitude, cependant, est qualitativement la même que celle nécessaire à l’interprétation de Mozart. Dans les deux cas, l’interprète doit exprimer une pensée musicale qui a été écrite et qui doit encore être représentée ; il doit l’exprimer à partir de l’exactitude de l’intelligence et du savoir-faire. C’est seulement en acceptant d’abord le texte, en l’aimant, en l’approchant afin de pouvoir le perdre, le donner et l’exprimer, que l’interprète peut transmettre l’idée et la forme d’une œuvre, et cela même si, dans l’œuvre, l’idée que la conception et la forme soient des phénomènes imaginables, dignes d’être pensés, ou que l’œuvre même soit imaginable, est niée. Je veux dire qu’en art, tout est possible et rien n’est possible. C’est seulement la manière dont un artiste tient pour possible et exprime le tout ou le rien qui est vivante et digne d’intérêt. C’est pourquoi je suis attristé lorsque le possible est séparé de l’impossible en dehors des œuvres d’art concrètes par les théoriciens de l’art, et même souvent par les artistes quand ils parlent. Aucune règle n’est plus valable si quelqu’un la transgresse et que nous le comprenons. L’œuvre particulière est toujours exclusive, mais l’art lui-même ne l’est pas.
38Debussy fut l’un des premiers à saisir sciemment le langage musical non pas comme la mélodie, la forme ou autre chose, mais comme la musique même. Si l’on me permet une comparaison : Cézanne reconnaissait dans la peinture l’objet même de la peinture sans devoir trouver l’expression de cette connaissance dans un jeu avec les couleurs qui se suffise à lui-même ; de même, pour Debussy, composer était toujours une exploration du langage musical. Il était assez musicien pour ne pas prétendre voir de la musique déjà dans la pure analogie de constellations syntactiques. Pour lui, le langage était inséparable de la parole, de l’« être-dit ». C’est pourquoi il pensait la manifestation sensible du langage musical comme faisant partie intégrante du langage. Celui-ci n’est pas « habillé », il est immédiatement expressif. Cela va à l’encontre de la conception de l’impressionnisme musical, qui tient l’empreinte de la « surface » sonore pour le but de l’invention musicale. Or la manifestation sonore, son apparition sensible, est elle-même l’invention musicale, et non un vêtement ajouté. C’est le rayonnement intérieur de la substance musicale. Chez Debussy, on sent à quel point les éléments qualitatifs du langage ont été pensés lors de la composition proprement dite, et jusqu’à quel point la parole est déjà langage.
39La tentation de mieux comprendre cette invention de langage pourrait ouvrir de nouvelles voies dans notre recherche de l’événement musical isolé et de son potentiel de liberté. Pour Debussy, l’accomplissement et la définition de l’événement isolé semblent aussi importants que la croissance des événements. Cela nous permet de saisir l’événement isolé comme cellule, et ce dans sa double signification : comme unité accomplie et étrangère au développement, et comme noyau de croissance, comme germe. Imaginons une autre action à signification double : la mise en liberté ! Tentons d’établir sa liaison conceptuelle avec la notion à double sens de cellule. De cette façon, l’événement musical isolé sera éclairé de deux côtés : un côté libre, qui n’est pas orienté vers le développement, qui est librement situé dans le contexte donc, en dehors de lui — et un côté où l’unité orientée provoque la croissance qui libère le développement.
40Ces deux points de vue nous montrent l’événement musical isolé comme un être androgyne, car le particulier peut très bien participer du tout au moment où celui-ci est créé et mis en place, même s’il n’a pas été inventé en vue de ce tout. Le développement potentiel d’un événement isolé peut aussi bien tendre vers une absence de forme, vers une entropie, comme résultat d’une multiplicité de rapports trop structurée. C’est exactement là que commence la véritable composition, qui est aussi éloignée du classement que de l’inspiration. Debussy, qui a conçu le langage musical si rigoureusement qu’il l’a libéré, est arrivé ici encore à une découverte remarquable : la grande forme comme événement isolé. Comme phénomène naturel : la forme est là où elle croît, autrement dit, le tout sonore ne laisse l’auditeur en suspens à aucun moment, et le fait de commencer à écouter à n’importe quel moment ne crée aucune rupture dans la compréhension. Ici, à la fin provisoire de cette réflexion, surgissent d’autres idées possibles : la « permutabilité des parties » de Boulez, la « Momentform » de Stockhausen.
***
41Certes, ce texte ne s’achève pas ici. Il n’en existe pas moins en tant que « fragment d’une époque de ma pensée », après que je l’ai lu sous une forme moins élaborée lors des Römerbad-Musiktage 1983 à l’hôtel Römerbad de Badenweiler. Lorsque la rédaction de la revue Contrechamps m’a demandé d’écrire sur mon « rapport à la tradition », ces idées à propos de la liberté musicale m’ont semblé assez riches pour être présentées ici sous une forme élaborée.
42Et pourtant un certain malaise subsiste : pourquoi tant de gens s’interrogent aujourd’hui au sujet de la tradition et de l’attitude à l’égard de ce qui est transmis par elle ? Parce qu’une tradition puissante, celle de la pensée d’avant-garde, lutte pour sa survie ? Et que peu nombreux sont ceux qui veulent ou qui peuvent la transmettre ? Parce que c’est une mode ? Ce que je sens : l’invention de la musique doit être libre de tout classement, la connaissance du passé ne gêne que ceux qui manquent d’imagination, la peur à l’égard de l’avenir de l’art est analogue à la peur générale de la sur-vie (Über-Lebensangst).
Troisième essai (…pour prendre l’air…)
43L’existence de la musique suppose déjà une tradition de la musique. Il n’y a de problème que lorsqu’on fait découler de ce qui existe déjà la forme de ce qui se crée, ou plutôt, lorsque ce qui est nouvellement créé est inutile, puisque ce qui existe déjà est à disposition. Au bout de quinze jours, peu importe à quelle tradition une pièce jouée hier a rendu hommage ou s’est opposée : nous savons alors si nous voulons ou si nous pouvons mémoriser la musique. Non pas ses caractéristiques frappantes mais son aura, qui nous possède encore ou qui nous a déjà quitté. Je sais que cela est très injuste, mais il en est ainsi. On ne devrait pas paniquer et traiter scientifiquement « le phénomène de la tradition » à cause de quelques âmes étroites et de corps médiocres qui représentent actuellement la régression. Souvent, surviennent des choses évoquées en passant : que l’on s’imagine : des armées de chercheurs de traditions entreprennent des recherches sur la recherche de la tradition. Tous regardent vers le passé et perdent la vue d’ensemble. Eloignés du travail artistique, à distance prudente, se trouvent des chercheurs de tendances pleins de pressentiments. Rien ne se réalisera ! Je crois à l’imprévisibilité de l’art, ainsi qu’à l’impossibilité de lui fixer un prix. On peut affirmer actuellement que deux manières de faire de la musique profitent du conservatisme ressenti à l’échelle mondiale (pas exclusivement du conservatisme politique mais surtout de lui) : il s’agit de la musique minimale et la « computer music ». L’une est un style, l’autre une méthode. Elles n’ont été subjectivistes ni l’une ni l’autre jusqu’ici, et elles ne peuvent être soupçonnées d’anarchie. La musique minimale nous enveloppe doucement et n’a pas besoin d’être surveillée par l’Etat pour exister avec un comportement convenable. La « computer music » ne peut s’approcher de ce qui amènerait à la révolte (que serait-elle aujourd’hui ?) sans risquer que la fourniture des pièces de rechange soit interrompue par des instances supérieures. C’est ainsi que se forme tout seul un traditionalisme de l’imagination, juvénile et hautement technicisé, qui n’est pas tellement éloigné du conservatisme des valeurs d’un néo-lamento onctueux. La diversité des chapeaux nous détourne de l’égalité des têtes.
44C’est une plaisanterie, bien sûr — mais de quelles traditions est-il question ? De celle des élèves de composition désséchés qui entassent des fugues et des divertimentos ? Ou bien de la tradition de quelques touristes de safaris musicaux qui démolissent les traditions partout où ils vont ?
45Je ne souhaite ma tradition à personne. Elle consiste en toute la musique. Qu’en est-il donc ?
46Où est la paille, où est le grain ?
47Je ne sais plus rien… que cela.
48Ce qui est évident — voilà ce qui fait événement.
49En dehors de toute concurrence, j’ajoute quelques mots de Max Beckmann : « …pas d’arabesques, pas de calligraphie, mais du plein, du relief, et du dramatique… ».
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Essais avant une sonate
et autres textes
Charles E. Ives Carlo Russi, Vincent Barras, Viviana Aliberti et al. (trad.)
2016
L'Atelier du compositeur
Écrits autobiographiques, commentaires sur ses œuvres
György Ligeti Catherine Fourcassié, Philippe Albèra et Pierre Michel (éd.)
2013
Fixer la liberté ?
Écrits sur la musique
Wolfgang Rihm Pierre Michel (éd.) Martin Kaltenecker (trad.)
2013