« Nouvelle simplicité » – idées et polémiques
p. 23-26
Texte intégral
1Quand on cherche, on trouve ; ce ne sont pas toujours des trouvailles, mais on trouve en tout cas ce que l’on cherche. De surcroît, la simple idée que tel ou tel phénomène pourrait errer un peu partout sans avoir été nommé et parfaitement situé stimule la recherche d’un chapeau dont on coiffera tout ce qui vagabonde tête nue. Dès qu’on l’a trouvé, ce chapeau – même s’il est vieux et usé –, on le distribue ou plutôt on l’impose, jusqu’à épuisement du stock, puisqu’il a déjà été fabriqué en série. Et voilà qu’existe soudain la « Nouvelle simplicité », simplement parce qu’un certain nombre d’individus s’est fait refiler le même chapeau. Qu’en est-il alors de ce chapeau ?
2Tout d’abord, il ambitionne de devenir une notion comparable par exemple à celle de Nouvelle objectivité. Or, si la Nouvelle objectivité se comprenait elle-même très clairement comme une attitude à partir de laquelle on produisait de la musique, nous ne savons pas encore si la « Nouvelle simplicité » est liée à une attitude de ceux qui produisent la musique ou si, simplement, leurs productions sont devenues simples. On ne peut pas encore faire la différence, ici, entre une alternative simple : est-ce que, lorsqu’on parle de « Nouvelle simplicité », on désigne une musique composée de façon simple ou une musique facile à comprendre ? Et pourtant cet embryon de concept sert déjà à regrouper quelque chose qui n’est pas encore solidement fixé, quelque chose de mouvant, de non durci, et qui pourrait encore se développer.
3Cela veut dire qu’on laisse passer des chances. On a apparemment profité d’une chance lexicale. Dès à présent, nous imaginons l’article d’un futur dictionnaire intitulé « Nouvelle simplicité » ; or, tout ce qu’on mélange alors, ou tout ce qu’on laisse de côté, tous ces ingrédients qui ont une vague ressemblance mais dont le caractère spécifique est annulé, sur tout cela nous pourrions encore influer.
4Il y a de nos jours un grand désir de simplification. Une envie de dire ce qu’il y a à dire de façon aussi compréhensible que possible. Claire ment, en unités bien découpées, même si elles se nomment « l’impénétrable » ou doivent rester amorphes. Et encore plus dans ce cas-là. De surcroît, à partir de positions de départ très différentes, se sont développées ici certaines possibilités d’élargir le discours musical qui ne sont plus nécessairement liées à une pensée du progrès ; elles présupposaient donc une nouvelle attitude de la part de compositeurs qui ne tenaient plus avant toute chose à refléter le « progrès scientifique » – et cela bien avant qu’il ne fût lui-même suspecté.
5Boulez a dit une fois (en simplifiant) qu’il y avait deux types de compositeurs, ceux qui surenchérissent et ceux qui simplifient1. La possibilité qui nous est offerte aujourd’hui, celle de combiner les deux attitudes, de créer, au moment où la composition est sur le point d’être à la fois soutenue et mise en danger par les médias, une synthèse entre surenchère et simplification, ne doit pas être étouffée dans l’œuf par un slogan. Slogan qui ne fait qu’embrouiller ce qu’une synthèse pourrait susciter de clarté et de richesse, et qui assène « Nouvelle simplicité » là où une nouvelle richesse et une nouvelle simplification sont à l’œuvre pour dépasser les fadeurs du pluralisme. Pour l’instant, ce n’est qu’une vague peur, mais nous sentons bien qu’à partir du moment où le slogan sera là – et il l’est déjà –, on aura mis des œillères à la réception, elle y sera enchaînée – ce qu’elle n’est pas tout à fait encore.
6Il nous semble que c’est un faux problème de vouloir opposer la production musicale actuelle, ou une des esthétiques qui la représenterait, à la production « antérieure » en accentuant le fait qu’elle serait spécialement plus « simple ». La musique, à la différence de la peinture et de la littérature, a la possibilité d’être claire d’un point de vue physique. L’auditeur est « frappé » par les ondes sonores et – en fonction de ses crispations ou de son ouverture – il se met à vibrer. De ce simple fait, la musique se caractérise par une simplicité primaire que la simplicité en tant que « programme » ne fait que compliquer. Toute bonne musique est simple ; elle n’est pas compliquée, mais complexe. Or, quand l’apologie de la « Nouvelle simplicité » puise dans les clichés habituels de l’aversion contre tout effort théorique et dans des idéaux de pureté faisandés, quand surgissent des lieux communs – par exemple, telle ou telle musique serait démodée parce qu’elle est compliquée, voire sérielle ou encore victime d’un « fétichisme du matériau » –, cela ne peut signifier qu’une chose : les idées ont dégénéré, puisqu’elles se sont éloignées de leur centre et qu’elles se sont usées en circulant trop. On attaque donc l’autonomisation et la faiblesse consécutive d’impulsions qui furent jadis pleines de force. Doit-on cependant mener cette attaque sous le signe d’idéaux régressifs et d’un habitus petit-bourgeois étriqué ?
7Toutes les proclamations du type « Allons vers… – Revenons à… – Soyons à la fois… – C’en est fini de… Avançons… », par exemple vers une nouvelle tonalité ou justement une « Nouvelle simplicité », sont aussi impuissantes et lamentables parce qu’elles veulent supprimer de la main gauche les seconds couteaux. D’un revers de la main restée libre, on balaie avec une grande ignorance ce qui est de toute manière déjà tombé sous la table depuis longtemps. Sans compter que de moins en moins de volontaires désirent s’enrôler dans cette bataille contre le « matériau ». La richesse tout extérieure a aussi plus de mal à faire illusion sur la pauvreté de son fond ; ceux qui cherchent par conséquent le salut dans la diversité stylistique sont mal conseillés : la proposition ne peut en effet pas se renverser.
8Que le progrès soit quelque chose qui n’améliore ni la vie de tous les jours ni la vie artistique au-delà d’une certaine limite est une vérité de La Palisse modulée sur tous les tons. Faire pour autant de nécessité vertu et se contenter de rester béat devant les sources de sa propre inspiration, sans les saisir ou les faire déborder, voilà qui nous paraît susceptible de produire des générations pâlichonnes, conçues in vitro, ne sachant ce qu’est la multiplicité et la richesse.
9Il s’ajoute à cela que la production en série a déjà commencé. Derrière les murs fendus de nos instituts pédagogiques, d’où s’envolaient il y a peu des avions en papier millimétré, on fourbit de petits ouvrages bien mignons. Non, il ne faut pas croire que nous soyons amers. Mais nous n’avons aucune envie de bouillir dans la marmite qui alimente aussi les nouvelles soupes populaires. Oui, nous voulons que l’on entende cela dans un sens élitiste. Car il s’agit d’empêcher ainsi la simplicité des relations (c’est-à-dire la clarté formelle), des moyens (la clarté des matériaux) et des émotions (la complexité du contenu), même si elle ne se profile encore qu’à l’horizon, que cet idéal de simplicité soit normé dès à présent, avec toute sa complexité, comme « Nouvelle simplicité ». Norme qui se répandra ensuite, qui sait, grâce au dénigrement régressif des problèmes résolus.
10C’est maintenant précisément qu’il importe d’éviter un point de vue uniformisant et désinformé. Évitons de nous fermer de façon ronchonne contre l’immensité de l’information disponible et de nous réfugier vers ce qui est uniformément joli et digne de petits maîtres. Nous voyons s’armer déjà la grande cohorte de ceux qui soupçonnent ici le « grand train d’armée » que l’on n’a pas aperçu depuis longtemps, ceux qui pensent avoir trouvé la voie juste simplement parce qu’elle est très fréquentée. Nous avons devant les yeux les aveugles de Brueghel.
11L’attitude régressive nous est profondément odieuse, puisqu’elle vise la diffamation de tout ce qui s’est constitué en une opposition réelle à la monstrueuse euphorie du modernisme. Par exemple, quand ceux qui vitupèrent si souvent le fétichisme du matériau monopolisent certaines écritures tonales, c’est une façon de diffamer les zones tonales qui ne sont pas encore marquées par une stratégie réactionnaire ou un fétichisme du matériau qui est simplement l’inverse de celui que l’on attaque. Toute cette fadeur bien pop veut être confondue avec une multiplicité de couleurs utilisées de façon réfléchie. On confond l’unité d’un développement formel libre avec une juxtaposition arbitraire et simplette. Une exubérance subtilement tenue en échec est frileusement qualifiée de jeu gratuit, de quelqu’un qui roulerait les mécaniques. On invoque de la poésie là où manque simplement la force d’une synthèse. Et toute cette bêtise produit de fortes paroles : « Laissez résonner les sons ! », ce que Karl Valentin, avec un peu plus de compétence, avait d’ailleurs déjà demandé. Comme s’il s’agissait de composer, après la musique « qui sonne mal », de la musique « qui sonne bien » ! La musique sonne ou bien de façon authentique, en accord avec ses propres intentions, ou bien c’est un amas prétentieux d’attitudes non digérées ; alors, sans doute, elle sonne mal. Pour nous, elle reste muette, même si par hasard elle est nouvelle et simple.
12(1977)
Notes de bas de page
1 Boulez, Pierre : « Style ou idée ? Éloge de l’amnésie », première parution dans Musique en jeu n° 4, octobre 1971 ; repris dans Points de repère, Paris, Bourgois, 1981, p. 312.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Essais avant une sonate
et autres textes
Charles E. Ives Carlo Russi, Vincent Barras, Viviana Aliberti et al. (trad.)
2016
L'Atelier du compositeur
Écrits autobiographiques, commentaires sur ses œuvres
György Ligeti Catherine Fourcassié, Philippe Albèra et Pierre Michel (éd.)
2013
Fixer la liberté ?
Écrits sur la musique
Wolfgang Rihm Pierre Michel (éd.) Martin Kaltenecker (trad.)
2013