Avant-propos
p. 7-11
Texte intégral
1Musicien très précoce, Wolfgang Rihm (né en 1952) a composé dès son plus jeune âge. Ses études auprès d’Eugen Werner Velte tout d’abord, puis avec Klaus Huber, Wolfgang Fortner et Karlheinz Stockhausen, enrichies par l’influence de Webern, Feldman, Lachenmann et Nono notamment, ont été doublées par une véritable fascination pour la musique d’Edgard Varèse et pour les conceptions de Ferruccio Busoni. Sa musique repose sur la dimension plastique du premier et sur le concept de liberté du second. Rihm parle dans l’un de ses textes du « traitement tout à fait plastique du son » : « C’est un peu comme si je créais une sculpture, comme si je prenais les choses dans ma main… mais il ne faut pas dire : “comme si” – je le fais vraiment. Je deviens un sculpteur qui saisit la matière avec ses mains et qui doit lui insuffler la vie1 ».
2L’un des points forts de l’œuvre et de la pensée de Rihm réside dans son étroite proximité avec la littérature, et en particulier avec la poésie. La musique vocale est l’un des fils conducteurs de son œuvre, qu’il s’agisse du lied et de la musique chorale ou des nombreux opéras qu’il a composés tout au long de sa carrière. Son essai « Texte poétique et contexte musical » (1977), par exemple, met en perspective sa propre démarche avec celle de Schoenberg dans son essai de 1912, « Des rapports entre la musique et le texte », ainsi qu’avec celle de Boulez dans « Son et verbe ». Dans l’entretien inédit que nous avons eu avec lui, Rihm parle de l’écriture du lied et de son rapport au religieux.
3À travers le regard sur les compositeurs du passé et du présent, Wolfgang Rihm s’est créé un rapport libre à l’histoire : « Ce qui lui importe, écrit Martin Kaltenecker, c’est le droit d’aller où bon lui semble, d’entrer en contact et de toucher toute musique déjà écrite, de tout aimer et de tout reprendre – il y a là aussi un côté Picasso […] L’écriture proprement rhizomique de Rihm veut ces rencontres avec des figures et des techniques connues, laissant une musique qui erre et divague dans un état d’irisation historique permanent2 ». Cette musique libre est ainsi marquée par « la valorisation de l’énergie, du flux et de l’acte en train de s’effectuer contre la production de formes stables, le pari sur l’indécis et l’ouvert contre l’objet constitué3 ».
4Enseignant lui-même à la Hochschule für Musik de Karlsruhe de 1973 à 1978, puis à Darmstadt dès 1978 et à l’Académie de musique de Munich dès 1981, enfin à l’Académie de musique de Karlsruhe en 1985, succédant à son ancien professeur Eugen Werner Velte, Wolfgang Rihm a déployé, parallèlement à une œuvre abondante, une vaste réflexion sur la musique qui est le reflet d’une époque aux multiples questionnements dans le domaine de l’art. De l’ensemble de ses interventions, nous avons rassemblé ici les écrits qui nous paraissaient les plus significatifs. Il y est question tout autant d’humanisme et de postmodernité que de tonalité et de rapports entre texte et musique, de théâtre musical et de spiritualité, de progrès et de régression, de compréhension et d’intuition, et de bien d’autres sujets encore. Compte tenu de l’importance de la personnalité du compositeur dans le contexte actuel, nous nous sommes concentrés sur les écrits les moins « circonstanciels » : les textes qui ont accompagné la création des œuvres jusqu’à ce jour n’ont pas été retenus, ni ceux, nombreux, qui ont été consacrés aux compositeurs du passé et du présent. Notre choix s’est porté sur les essais qui révèlent au mieux la pensée du musicien dans les domaines esthétiques et compositionnels, mais aussi dans les rapports du compositeur à la société et dans ses prises de position diverses ; quelques entretiens complètent ce portrait, dont un réalisé pour cette publication.
5« … J’aimerais souligner, et tout particulièrement à propos de textes écrits, qu’il ne s’agit que de formes passagères qui servent à parler sur le moment d’une chose qui paraît toujours se soustraire4 ». Cette précision du compositeur est révélatrice de la nature des essais présentés ici. Rihm n’accorde au texte fixé qu’une valeur relative ; il le considère même avec une certaine distance. Cette distance se marque notamment par le goût du paradoxe, un certain humour, et des critiques parfois virulentes, notamment à propos de termes tels que postmodernité ou « Nouvelle simplicité » par lesquels on a voulu le cataloguer. Le contenu de certains textes apparaissait même comme dérangeant au début des années 1980 : on y trouvait une remise en question des valeurs, des attitudes et des discours établis, ainsi qu’une critique de la critique. Sur ce plan, les trois textes concernant les célèbres Cours d’été de Darmstadt peuvent retenir notre attention : en tant qu’acteur de la vie culturelle de la fin du XXe siècle, Rihm est un témoin majeur de l’aventure qui fit de Darmstadt l’un des centres mondiaux de la création musicale après la fin de la Seconde Guerre mondiale. Le regard n’est cependant pas celui de l’historien, ni le ton celui du pédagogue. Rihm est tout sauf dogmatique : lors de l’une de ses conférences à Darmstadt, réfléchissant à la « nature » de ses « solutions personnelles », il explique qu’il « n’y avait aucune prétention à une universalité de la méthode, mais en revanche, la prétention de l’œuvre à être comprise universellement, et cela par ses propres forces » (voir ci-après « Le compositeur en état de choc »). Ces solutions « se trouvaient donc dans l’impossibilité réjouissante de ne pouvoir faire l’objet du moindre enseignement ». Dans ces essais, Rihm réfléchit à la position de l’artiste héritant des avant-gardes des années 1950-1960 et réagissant à l’empreinte laissée par celles-ci ; sa génération pouvait légitimement se sentir « écrasée » par le sérialisme dans les années 1970. Mais ses réflexions vont bien au-delà des questions de langage et de transmission d’un savoir ou d’une expérience. Elles forment plutôt un monologue, « une sorte de journal esthétique, qui n’a pas l’intention d’être absolument cohérent, et encore moins de proposer un système5 ». En somme, ne pas « fixer » une doctrine esthétique mais revendiquer une subjectivité libre. Les notions de système et de méthode et celles de liberté et d’indépendance du sujet créateur, qui leurs sont articulées, traversent l’ensemble des textes du compositeur.
6Le contenu des essais aborde rarement en détail les œuvres elles-mêmes, bien que certaines d’entre elles apparaissent ici et là de façon plus ou moins explicite. Ainsi, l’essai « Nietzsche mis en musique » renvoie à un vaste ensemble d’œuvres incluant notamment plusieurs des Abgesangsszene (nos 2, 4, 5) pour voix et orchestre (elles datent de la fin des années 1970 et du début des années 1980), plusieurs œuvres vocales, dont Umsungen (1984) pour baryton et huit instruments, ou la Troisième Symphonie (1976-1977) pour soprano, baryton, chœur mixte et grand orchestre, mais aussi d’autres œuvres de théâtre musical telles Œdipus (1986-1987) et, d’une façon indirecte puisque ces œuvres furent écrites après l’article, Drei Frauen (2001-2009) et Dionysos (2009-2010).
7Contrairement à ses illustres aînés, Boulez et Stockhausen notamment, mais aussi Lachenmann, Rihm n’est pas l’homme de l’analyse technique, à laquelle il préfère la réflexion esthétique. Celle-ci se situe à mi-chemin entre l’expérience personnelle comme compositeur ou comme auditeur, et des aspects plus théoriques qui apparaissent de façon sous-jacente. Le fil conducteur de cette pensée est plutôt sinueux : comme dans sa musique, il n’y a guère de directionalité ; les idées fusent, se télescopent parfois, faisant apparaître ici et là des questionnements essentiels d’une façon imprévue. En esquissant dans ses « Trois essais sur le thème de… » « quelques idées à propos d’une esthétique de la liberté de l’art », Rihm rappelle d’ailleurs l’une de ses références majeures en ce qui concerne une pensée libre : la seule conceptualisation de cet idéal, écrit-il, « pourrait bien être l’essai de Ferruccio Busoni, Esquisse d’une nouvelle esthétique musicale, dans lequel Busoni conçoit une pensée musicale libre qui ne permet pas d’élaborer des recettes mais nous enjoint d’inventer chaque forme sur le moment même, comme un tout capable de se développer, et chaque totalité comme une chose unique, sans possibilité de la répéter ».
8Rihm observe le contexte culturel d’aujourd’hui avec une lucidité, une précision et une objectivité qui se situent à mi-chemin de la sociologie et de l’histoire des idées. Dans « Remarques sur le statut d’auteur », par exemple, il donne une réponse très cohérente (parfois cynique) aux politiciens responsables ou adeptes du nivellement culturel par le bas, à ceux qui pointent du doigt la culture « élitiste » : « Il règne un consensus – peut-être inconscient – selon lequel il faut employer les moyens en priorité pour la promotion et l’exploitation la plus efficace possible de ce qui existe, de ce qui est établi, du mainstream, et non pas pour créer quelque chose de nouveau ou encore soutenir la créativité. Ainsi, les auteurs sont toujours davantage repoussés à l’arrière-plan, alors que ceux qui “exploitent” viennent sur le devant de la scène. […] Comme des enfants que l’on ne nourrit pas de façon équilibrée, et à qui l’on répète en plus à longueur de journée “ça, tu ne peux pas comprendre”, “ça, tu n’y arriveras jamais”, le public pourrait s’affaiblir au fur et à mesure et avoir de moins en moins confiance en lui, s’écroulant face au moindre effort. La menace pour les auteurs – pour tous les auteurs – apparaît ici nettement ».
9Magistral improvisateur, Rihm joue avec son auditoire et avec la langue, inventant des néologismes là où il le faut, allant vers des créations verbales de type presque heideggériennes qui ne facilitent guère la tâche du traducteur. Nous avons conservé ici cet aspect, dans la mesure où ses textes sont la plupart du temps une transcription et une réélaboration de ses conférences. Mais à voir la quantité de ratures et de corrections de ses manuscrits, on mesure à quel point ils ont été à chaque fois dûment retravaillés, tout en conservant cette liberté de ton qui provient de l’oralité.
10Les textes ci-après ont été pour la plupart publiés dans différentes revues avant d’être regroupés dans deux éditions allemandes réalisées par Ulrich Mosch : ausgesprochen (en deux volumes) en 1997, et Offene Enden en format de poche en 2002. Quelques essais de Rihm ont été traduits en français et publiés en revue ; nous n’en avons retenu qu’un seul, celui qui était paru dans la revue Contrechamps sous le titre : « Trois essais sur le thème de… (Une conférence)6 ». La traduction en a été revue par Martin Kaltenecker, lequel a assuré l’ensemble des traductions. Nous avons adopté ici l’ordre chronologique dans la disposition des textes, considérant qu’elle permettait, mieux qu’un ordre thématique, de suivre l’évolution de la pensée du compositeur.
11Ce recueil a été élaboré en étroite relation avec Ulrich Mosch et Martin Kaltenecker. Je tiens à les remercier infiniment, ainsi que Philippe Albèra pour ses relectures très précises. Je dois aussi remercier le compositeur lui-même de nous avoir accordé l’entretien de mars 2013 et d’avoir soutenu le projet de ce livre. Je remercie également Nicolas Donin pour l’autorisation de reproduire le texte de Martin Kaltenecker sur Wolfgang Rihm, écrit pour la banque de données BRAHMS de l’Ircam. Cet ouvrage s’inscrit dans le cadre d’un projet de recherches du GIS « Mondes germaniques » de la Maison Inter universitaire des Sciences de l’Homme d’Alsace (Université de Strasbourg), dont je remercie la directrice Christine Maillard.
Notes de bas de page
1 Rihm, Wolfgang : « Improvisation sur la liberté fixée », voir dans ce volume.
2 Kaltenecker, Martin, « Wolfgang Rihm, sculpteur ou jardinier », livre-programme du Festival Musica 2009, p. 52-53 ; voir « Trajectoire », ci-après.
3 Ibid.
4 Extrait de l’entretien de 2013 « Réponses au monde », voir dans le présent volume.
5 « Le compositeur en état de choc ».
6 Les essais traduits en français et non retenus ici sont : « Mutation (Une digression) », traduit par Ivanka Stoïanova pour la revue Inharmoniques n° 1 (1986), l’entretien avec Wolfgang Korb « Tradition et authenticité », traduit par Beate Renner dans Inharmoniques n° 7 (1991) et l’article « Se faire violence… (essai sur le statut de jeune compositeur) », traduit par Charlaine Godebert, que le lecteur pourra consulter dans l’ouvrage de Nicolas Darbon sur Wolfgang Rihm (voir bibliographie).
Auteur
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Essais avant une sonate
et autres textes
Charles E. Ives Carlo Russi, Vincent Barras, Viviana Aliberti et al. (trad.)
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L'Atelier du compositeur
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2013
Fixer la liberté ?
Écrits sur la musique
Wolfgang Rihm Pierre Michel (éd.) Martin Kaltenecker (trad.)
2013