Les Études, généralités
p. 89-106
Texte intégral
Chronologie, genèse
1Les dix-huit études pour piano rédigées par György Ligeti s’échelonnent sur plus de dix-sept années. Lors de la parution du Premier livre, en 1985, le musicien prévoit la composition immédiate d’un second volume comprenant à son tour six pages, se référant manifestement à la tradition des recueils publiant les œuvres par série de douze (Chopin, Liszt, Thalberg opus 26, Scriabine opus 8, Ohana) ou de six (Schumann opus 3 et opus 6, Liszt-Paganini, Saint-Saëns, Debussy). Le Deuxième livre compte finalement huit études rédigées entre 1988 et 1994, auxquelles s’ajoutent quatre autres pièces composées entre 1995 et 2001 et regroupées dans un Troisième livre.
2Le premier volume souligne un retour vers les instruments à clavier sensible depuis les années soixante-dix chez Ligeti, marqué d’abord par la composition de pièces pour clavecin (Continuum, Passacaglia Ungherese, Hungarian Rock) puis pour piano (Monument. Selbstportrait. Bewegung, Trio, Études, Concerto). Les Trois pièces pour deux pianos de 1976 marquent une étape importante en renouant avec un instrument quelque peu délaissé après les années cinquante, simplement utilisé dans le Kammerkonzert. Elles montrent de nouvelles influences, en initiant des conceptions métriques et rythmiques neuves. Dans la première page, Monument, la polymétrie naît d’une densification rythmique croissante, menant graduellement à un étagement de mètres différents. La deuxième, Selbstportrait mit Reich und Riley (und Chopin ist auch dabei), emprunte aux compositeurs américains répétitifs leur travail de désynchronisation et de déphasage, puis fait usage de la technique des « touches bloquées » développée par la suite dans la troisième étude du Premier livre. La dernière pièce, In zart fliessender Bewegung, reproduit la démarche de Monument en l’inversant, partant d’un mouvement continu d’où émergent des sons isolés, puis diminuant peu à peu les valeurs rythmiques, différenciant les deux claviers dans les registres extrêmes et s’achevant finalement sur un choral qui se cristallise en valeurs longues et se perd dans les nuances infimes.
3Selon Ligeti lui-même, certaines partitions prennent corps dans les limitations de sa propre technique : « L’acquisition d’une technique impeccable impose que l’on commence son apprentissage avant la puberté. Malheureusement, j’ai raté ce moment. Mes Études – au nombre de quinze mais je n’ai pas l’intention de m’arrêter là – sont donc le fruit de mon impuissance. (…) Voilà ce que j’aimerais faire : transformer mes déficiences en professionnalisme. Je pose mes dix doigts sur le clavier et j’imagine de la musique. Mes doigts reproduisent cette image mentale au fur et à mesure que j’appuie sur les touches, mais cette reproduction est tout à fait inexacte ; une rétroaction se produit entre la conception musicale et l’exécution tactile et motrice. Cette boucle rétroactive sera parcourue plusieurs fois – enrichie par des esquisses provisoires. C’est comme une roue de moulin qui tourne entre mon ouïe interne, mes doigts et les signes sur le papier. Le résultat sonore est tout différent de mes conceptions premières : les données anatomiques de mes mains et la configuration du clavier ont transformé le produit de mon imagination. Et tous les détails de la musique naissante doivent s’adapter de manière cohérente, tous les engrenages doivent trouver prise »1. Les pages font donc le lien entre imagination, configuration du clavier, donnée anatomique des mains, influence des compositeurs qui « pensent en pianistes » (Scarlatti, Chopin, Schumann et Debussy pour les noms cités dans l’article), « forme tactile » émanant du jeu et imaginaire issu des musiques africaines, américaines ou médiévales. Les propos de Ligeti accentuent le travail de dissociation puis de recomposition, évoquant successivement l’image mentale, le toucher, le plaisir, la spéculation intellectuelle, l’écoute intérieure et la gageure personnelle de transformer des déficiences « en professionnalisme ». L’ensemble s’inscrit enfin dans une relation dialectique décrite au moyen d’images cycliques et fantastiques – les allusions aux boucles, roues, engrenages.
4Les esquisses occupent trois cartons conservés à la Fondation Sacher de Bâle et consistent en notes verbales, listes de titres, idées consignées sur des petits bouts de papier comme sur de vastes feuilles, brouillons intégrant des gammes, des grilles de durée ou des superpositions polymétriques. Les matrices sont assez proches des réalisations finales tout en montrant quelques divergences. Selon Constantin Floros, beaucoup de concepts sont exposés à plusieurs reprises tout au long de ces esquisses et ébauches. On trouve notés conjointement aux portées des termes tels que : « l’univers », « l’espace », « les nuages », « les cristaux », « la catastrophe », « le cataclysme », « les pleurs », « la lamentation », « le tumulte », « la panique », « les masques africains », « les shamans », « les magiciens », « les démons », « la danse ». L’ensemble révèle aussi bien des centres d’intérêt qu’un répertoire d’émotions souvent tristes. Le nombre d’annotations agrémentant la première page de Désordre donne à ce titre une indication des directions entrevues par Ligeti, et qui outrepassent le cadre strict de la pièce : « étude polyrythmique »« mécanisme », « pulsation », « pulsation irrégulière », « mouvement irrégulier », « désordre », « ordre et désordre », « stroboscope », « contraction », « dilatation », « déplacement », « décalage », « détraquement », « désordre – vertige – joie » – ces trois dernières indications pouvant donner l’idée d’une trajectoire dramaturgique sinon psychique.
5La chronologie du premier livre est assez simple. À l’origine, le volume contient trois études dédiées chacune à Pierre Boulez pour son soixantième anniversaire. Ligeti en ajoute trois autres et décide d’écrire, quelques mois plus tard, un second cahier, dont la genèse s’avère plus complexe. Trois nouvelles œuvres sont écrites entre 1988 et 1990 : Galamb Borong (1988-1989), Fém (1989) et Vertige (1990). Ligeti met ensuite son projet en sommeil, accaparé par le Concerto pour violon et la Sonate pour alto. Il le reprend en 1993, l’agrémente de cinq nouvelles études (voir la chronologie détaillée en Annexe 1). Avant la publication, par Schott en 1998, il opère différentes modifications qui affectent les pièces elles-mêmes mais aussi leur ordonnancement à l’intérieur du cycle. Coloana fără sfârşit, d’une complexité telle que son exécution par un instrumentiste semble difficilement concevable, est réélaborée dans une nouvelle version (« Columna infinită », 19932) puis déplacée comme étude clôturant le livre, permutant avec L’escalier du diable. Une page courte et véloce, Der Zauberlehrling (1994), est insérée entre Vertige et Entrelacs, suivie de L’Arrache-cœur. Cette dernière, jugée peu satisfaisante, est ensuite retirée et remplacée par En Suspens (1994).
Ordonnance, cycle, livre
6Composées à des dates diverses, au gré des envies, des demandes et des occasions (hommages, anniversaires, relations amicales), les Études sont parfois créées de façon indépendante : Galamb Borong et Fém sont données à Berlin le 23 septembre 1989 ; L’escalier du diable à Schwetzingen le 23 mai 1993 ; Der Zauberlehrling à Strasbourg le 6 octobre 19943. Certains pianistes proches de Ligeti, tel Pierre-Laurent Aimard, les ont souvent jouées sans respecter l’ordre prévu. D’autres en ont donné une sélection, opérant un choix au sein des trois cahiers. Ligeti lui-même a laissé cette possibilité, tout en expliquant que l’ordonnancement des pièces relevait d’une conception choisie, élaborée, et que chaque livre formait un cycle et non une collection de pièces indépendantes. « Les six études pour piano peuvent être exécutées soit individuellement soit en cycle. Lors d’une exécution complète, l’ordre prescrit doit être respecté afin que la forme globale soit conservée : voir à ce propos l’“écroulement” à la fin de l’étude de Varsovie qui tient lieu de coda pour le cycle entier », écrit-il à propos du Premier livre4.
7Les trois livres eux-mêmes forment un ensemble uni, liés par leurs sources d’inspiration : Escher, les musiques ethniques, la géométrie fractale, les théories du chaos. Leur agencement formel, fondé sur des mouvements perpétuels évoluant vers le déphasage et la dislocation, leur emploi commun de topiques (le Lamento, le choral), leurs conclusions similaires – la violence, notamment de la dernière page de chaque livre, fondée sur un effondrement final dans des dynamiques extrêmes –, l’arrêt souvent brusque du son « comme déchiré » ou au contraire la fin désagrégée, déclinante et débouchant sur le néant sont d’autres éléments assurant la cohésion. La conclusion lente de la toute dernière étude Canon peut être perçue, dans cette perspective, comme un point final.
Premier livre
8La notion de « livre » implique une pensée organisatrice et se différencie des « cahiers », « recueils », « albums », anthologies ou collections. Le Premier livre est rythmé par deux pièces lentes (Cordes à vide ; Arc-en-ciel), situées à équidistance du début et de la fin (no 2 & 5), et qui viennent apaiser les tempos débridés des autres pages, respectivement Molto vivace, vigoroso, Presto possibile sempre ritmico, Vivacissimo molto ritmico puis Presto cantabile, molto ritmico e flessibile. L’indication molto ritmico domine et réunit les autres études (1, 3, 4, 6).
9Les formes « chaotiques » prévalent. La totalité des pièces s’achève par une dissolution – vers le registre supérieur (Désordre, Arc-en-Ciel) ou vers le grave (Cordes à vide, Touches bloquées, Fanfares, Automne à Varsovie). Certaines vont en « se perdant » (Cordes à vide, Arc-en-Ciel), en diminuant continuellement (Touches bloquées) ou en « mourant » (Fanfares). La correspondance entre la première et la sixième études – deux pages fondées sur une polyrythmie complexe, un sommet terminal et une dislocation par le registre supérieur ou inférieur – renforce le sentiment unificateur. Une conception en arche peut dès lors apparaître, les études 2 et 5 entrant en correspondance par leur tempo (Andantino et Andante), leur écriture en ruban d’arpèges et leur tonalité expressive, les études 3 et 4 par leur référence à la musique populaire et à Bartók.
10Les titres laissent deviner enfin un certain désenchantement : Désordre, vide, touches bloquées, automne. La mélancolie douce d’Arc-en-ciel isole la pièce de l’univers des autres pages et donne en même temps une coloration singulière au recueil par l’expressivité forte qui en émane (cf. l’indication « con tenerezza » inscrite à deux reprises, notamment). Cordes à vide et Fanfares accentuent les effets de distance en suggérant alternativement des sonneries lointaines de cor ou en multipliant des indications spatiales impliquant une idée d’éloignement et de perte : « Ostinato ganz im Hintergrund », « Ostinato näher », « Entfernter » Ostinato, « quasi lontano » (ostinato entièrement à l’arrière-plan ; plus proche ; plus éloigné ; pratiquement dans le lointain ; loin). Par opposition, certaines pages indiquent un caractère féroce et vigoureux (vigoroso de Désordre ; Feroce impetuoso et Feroce, strepitoso de Touches bloquées), équilibrant ainsi les caractères. Le « Mormorando » (murmuré) de Cordes à vide rejoint, enfin, le « en bégayant » de Touches bloquées suggérant une dimension vocale.
Deuxième livre
11Formé de huit études, le deuxième livre est défini par des tempos très rapides (vivacissimo, prestissimo, presto) et une écriture confinant souvent au mouvement perpétuel. Une seule pièce lente, placée en position médiane, interrompt l’ensemble et brise momentanément le flux énergétique. Choisi à dessein (En Suspens), le titre donne l’impression d’une halte entre deux ensembles : le premier refermé par l’écroulement quadruple fortissimo de Zauberlehrling ; le second achevé par les huit forte de « Columna infinită ». Le sommet du cycle est atteint avec L’escalier du diable, l’étude la plus longue, la plus complexe et la plus développée. « Columna infinită », page la plus courte, fait ensuite figure de conclusion par sa dispersion finale dans l’aigu. Elle s’oppose ainsi à la fin de Zauberlehrling, qui montre au contraire un écroulement vers le grave. La coda lente de Fém, enfin, confère un aspect fractal à l’ensemble, en suggérant une pause qui annonce la grande structure et son allure morcelée.
12La noirceur règne et donne au volume un ton fantastique accentué par les titres : Vertige, L’Apprenti sorcier, L’escalier du diable, La Colonne infinie. L’influence de Bartók et d’un folklore imaginaire aux couleurs tour à tour caribéenne, africaine, transylvanienne ou polynésienne est sans cesse présente (Galamb Borong, Fém). Les indications d’espaces intérieurs ou extérieurs, tels l’escalier ou la colonne, appellent les analyses de Bachelard mentionnées dans la première partie. Les formes chaotiques fondées sur l’exposition, la dissolution et la reconstitution de patterns rythmiques ou mélodiques priment. La simultanéité de différents processus, la complexité croissante des systèmes (à l’intérieur d’une même pièce comme du cycle), et l’intérêt pour les illusions acoustiques5 sont manifestes, assurant une continuité avec le premier livre. On trouve, enfin, des indications liées à la lumière (Galamb Borong), à l’espace (lontano de Fém), au travail sur la matière (« rêche » dans L’escalier du diable), au déploiement de force (tutta la forza) ou au modèle vocal (cantabile de Vertige ou de Entrelacs).
Troisième livre
13On peut se poser la question d’une unité du Troisième livre car Ligeti avait, semble-t-il, le projet d’intégrer d’autres d’études, ce qui rend légèrement caduc le propos concernant l’organisation du recueil. Constitué de quatre pièces, celui-ci paraît toutefois « composé » au vu de la distribution des tempos : des vitesses modérées pour les deux premières pièces (malgré une fin rapide) et extrêmement véloces pour les deux dernières. Placées au début du volume, White on White et Pour Irina donnent au cahier sa couleur, en s’opposant, par leur simplicité apparente et leur douceur expressive, à la virtuosité ébouriffante, au ton féroce et aux textures saturées des dernières études du Deuxième Livre. Par son énergie continue, sa bravoure et son climax terminal, À bout de souffie renoue toutefois avec cette manière et constitue le point d’apogée du livre. Canon fait office de coda par sa brièveté et son accélération brusque. La fin lente revient au caractère de White and White avec la même indication (Con tenerezza), laissant penser à une conception circulaire du recueil.
14Le modèle formel issu du Verbunkos – une forme en deux parties fondées sur la succession d’un premier volet lent et expressif et d’un second rapide conçu sur une exaltation croissante – régit deux pièces : White on white et Pour Irina. La structure peut être parfois inversée (Canon), plaçant la section lente en dernier. À certains égards, le livre peut être entendu comme un gigantesque Verbunkos, plaçant deux études lentes au début et deux études de plus en plus vives à la fin. Les quatre pièces sont par ailleurs reliées par une même écriture fluide en valeurs régulières, une même conception canonique, une raréfaction des indications dynamiques, une substance de plus en plus évanescente, qui semble indiquer une volonté de dématérialisation. La douceur et l’expressivité quasi romantiques (White on white, Pour Irina), la construction sur des réseaux limités de notes (À bout de souffie), le sentiment parfois tonal (Pour Irina) et la réintégration d’échelles types (octotoniques6) sont d’autres éléments unitaires, montrant un assagissement après le côté sombre du Deuxième livre. On ne peut, du reste, s’empêcher d’opposer certains titres, tels White on white et L’escalier du diable par exemple. Si le Lamento et les conceptions chaotiques réapparaissent dans À bout de souffie et Canon, l’inspiration fantastique est en retrait et le désarroi comme l’effet de désolation dominent bien que semblant ici intériorisés. La brièveté, la tendance à l’épure, la rareté des indications expressives et la concentration sur le même type d’écriture (le canon) font songer à un désengagement qui n’est pas sans évoquer le dernier Liszt. L’indication « sans couleur, seulement une ombre » à la fin d’À bout de souffie est symptomatique. Elle laisse sourdre un pessimisme étrange et presque dérangeant tellement son ancrage semble profond – comme une mélancolie irréversible et irréfragable.
Titres
15Les titres ont souvent été donnés après l’achèvement des pièces et viennent suggérer un univers poétique plutôt qu’affirmer une intention descriptive ou illustrative. « Mes titres sont un peu comme ceux de Debussy. Dans les œuvres de ce compositeur, ce ne sont pas des en-têtes mais des indications, pas des titres au sens propres mais des “après-titres” placés entre parenthèses en fin de morceau. J’apprécie cette particularité, parce que, comme chez Debussy, mes titres n’ont jamais été des “titres avant”, mais toujours des “titres après”. Debussy n’a usé de ce principe que dans les Préludes, puisqu’il a donné à ses Études des titres de caractère plutôt technique »7 confie Ligeti.
16La langue choisie est souvent le français pour des raisons sonores et littéraires. Ligeti désire éviter par ailleurs l’emploi de l’allemand, pour des raisons sans doute autobiographiques8, et hésite à choisir le hongrois en raison de sa singularité : « Ma langue est le hongrois, et j’ai donné des titres hongrois à deux de mes Études, l’un étant une boutade magyaro-balinaise ! Lorsque Iannis Xenakis attribue des titres grecs à ses œuvres – ce qu’il a parfaitement le droit de faire, puisqu’il est Grec –, étant moi-même Hongrois, je ne comprends pas ses titres, que l’on doit me traduire. La langue hongroise n’est guère répandue, l’allemand est trop lourd pour moi (ma dixième Étude porte cependant un titre allemand), l’anglais est réservé au jazz, à la pop music et au rock. (…) Naturellement influencé par Debussy, j’ai toujours volontiers doté mes pièces de titres français. (…) Je préfère le français à l’allemand, et, dans les années 1960, je ne parlais pas encore l’anglais. Ce n’était plus le cas lorsque je commençai à écrire mes Études. J’ai d’ailleurs attribué à la quinzième d’entre elles le nom White on White (“Blanc sur blanc”), ce qui sonne mieux en anglais qu’en français. Néanmoins, si je peux adopter n’importe quelle langue, je voue une préférence au français en raison des connotations poétiques propres à cette langue »9.
17Le choix du titre est souvent l’objet d’une longue réflexion. Pour Désordre, Ligeti prévoit de nombreuses possibilités comme Clair-Obscur ou Noir et Blanc. Selon Richard Steinitz, les esquisses révèlent de nombreuses alternatives. Certaines portent sur des notations lumineuses liées à la synesthésie (Irisation, Luminosité, Éclairage, Nocturne mécanique, Twilight), d’autres concernent le caractère (Obstiné, Vexation, Joie), d’autres encore ont trait à la transformation (Caméléon, Changeant, Métamorphose, Sea Change), à l’évocation de lieux poétiques (Melancolia, l’Orient imaginaire, Signaux dans la brume, L’âge d’or, Le paradis, Jungle), à l’invention de jeux de mots (Bartoque, Faux-pas ?, Demi-dormant), à la dimension sonore (Quintes, White Mechanism, Inherent Patterns, The Isle is full of noises, sounds and swette airs) ou à l’invention linguistique surréaliste (Salsa Bolgar).
18Les titres définissent, enfin, une poétique. Certains se réfèrent à des éléments techniques, dans la filiation des études debussystes (Touches bloquées, Canon, et dans une certaine mesure White on white), d’autres proposent des évocations lyriques (Arc-en-ciel, Un automne à Varsovie, Entrelacs, En Suspens, À bout de souffie) ou des sensations physiques (Vertige, À bout de souffie). Quelques-uns évoquent des auteurs : Goethe pour Der Zauberlehrling ; Brâncuși pour « Columna infinită » ; Jean-Luc Godard pour À bout de souffie (Ligeti n’a pas évoqué la source mais celle-ci s’impose d’elle-même). Certains sont de simples dédicaces (Pour Irina, Un automne à Varsovie), offrent des références sonores (Cordes à vide, Fanfares, Canon) ou renvoient à des folklores imaginaires (Galamb Borong, Fém). Les visions fantastiques dominent (Désordre, Touches bloquées, Vertige, Galamb Borong, Der Zauberlehrling, L’escalier du diable, « Columna infinită ») ainsi que les paysages ou les espaces imaginaires (escaliers, colonnes, entrelacs). Les termes et leur polysémie renvoient en filigrane à une hypocondrie – une désolation intérieure sinon un pessimisme déjà évoqués et qui semblent se renforcer au cours de la dernière manière du compositeur. Des termes tels que « désordre », « automne », « vertige », « à bout de souffie », « diable », « vide », « suspens » jouent sur des images connotées, définissant des teintes dépressives mais également une poétique qui est celle des Études.
Topiques
19Dans un article accompagnant la parution du Premier Livre, Denys Bouliane a indiqué à propos de Désordre le lien entre la langue hongroise et la nature de la ligne mélodique : « Ce type de mélodie n’est pas sans rappeler un trait typiquement hongrois, tel qu’assimilé par Bartók : le motif principal est constitué par la répétition de la première note de la mélodie, sorte de “motif de tête” rythmiquement insistant », explique-t-il. » Il y a là, possiblement, une relation avec la langue hongroise même : en effet, le hongrois – tout comme le tchécoslovaque – accentue de manière prioritaire la première syllabe de chaque mot. Qu’il suffise, à titre d’illustration, de se rappeler le début de l’Allegro barbaro de Bartók ou encore le thème principal de la Sonate pour deux pianos et percussions »10.
20Peu diffusée, la langue hongroise possède un certain nombre de particularités qui donnent aux Hongrois eux-mêmes le sentiment de vivre dans l’isolement. Les emprunts aux vocabulaires étrangers – allemand, français, italien, turc et slave – restent limités et sont immédiatement adaptés. La grammaire comporte 21 déclinaisons et une quantité étonnante de préfixes et de suffixes que le locuteur ajoute à sa guise aux noms et aux verbes (qui eux-mêmes se déclinent) et qui teintent le mot puis la phrase de nuances infinies, dans une conception que l’on nomme pour cette raison « agglutinante ». L’adresse à autrui comprend quatre possibilités selon le niveau social, là où le français en compte deux (« tu » et « vous ») et l’anglais une. L’alphabet présente 46 signes dont des lettres accentuées, des groupements de consonnes à sons « mouillés » et quatre lettres employées dans les mots étrangers. Les (14) voyelles sont recoupées en deux groupes selon leur degré de clarté ou d’opacité, de même que les consonnes se divisent selon leur articulation longue ou courte. Les voyelles assemblées dans les mots définissent des harmonies de couleur ainsi que des oppositions rythmiques brèves ou longues. Une sonorité prépotente dans un mot va générer des modes d’associations particulièrement délicats. Cet effet d’irisation permet d’associer naturellement Arc-en-ciel ou En Suspens aux qualités de la langue magyare. Le début de Désordre avec sa succession « noires-noires pointées » est emblématique d’une rythmique iambique hongroise, de même que la fin de Touches bloquées (mes. 95 sq.), la mélodie de Vertige (mes. 25 sq.) et celle, mystérieuse, de Galamb Borong (mes. 46). Les sonorités continûment métalliques de Fém ne sont pas sans évoquer les voyelles ouvertes de même que la rythmique brève-longue susmentionnée. L’arioso d’Entrelacs, enfin, peut revêtir des configurations et expressions changeantes, et évoquer le phénomène d’agglutination.
« Verbunkos », chant populaire, Lamento, sonorités instrumentales
21Si la référence à la langue est difficile à saisir, par la complexité même de cette dernière et par sa confidentialité (bien qu’il soit facile, aujourd’hui, de l’entendre et d’en goûter les sonorités), Ligeti utilise sur un autre plan des éléments simples à repérer, qui orientent immédiatement la perception : des topiques connus de tous, dont l’emploi est similaire à celui qu’en fait Haydn dans ses quatuors ou ses symphonies : des référents évidents que l’auditeur perçoit parfois de manière inconsciente tant les objets culturels auxquels ils renvoient sont connotés. Certains de ces topiques se réfèrent à la musique elle-même, d’autres se rapportent à l’espace, voire à une « psychologie » de l’espace.
22Beaucoup d’éléments font assurément allusion à la musique hongroise. Le premier est l’emploi d’une forme célèbre de la musique magyare, le Verbunkos. Pratiqué dès le début du XVIIIe siècle, il désigne une musique de danse exécutée par les orchestres tziganes lors des séances de recrutement organisées par l’armée austro-hongroise. Fondé sur un mélange d’éléments composites empruntés au classicisme viennois, aux danses populaires hongroises anciennes ou aux folklores d’Anatolie, de Turquie et des Balkans, il s’appuie sur une coupe bipartite faisant alterner une section lente nommée lassú, de nature semi improvisée, et une seconde vive et enfiévrée nommée friss. La forme a été maintes fois employée par les compositeurs romantiques, tels Liszt (7e ou 8e Rhapsodies hongroises), Brahms (Rhapsodies hongroises), et même Bartók (Rhapsodie opus 1, Troisième quatuor, Rhapsodies pour violon). Les études White on White et Pour Irina y font référence, ainsi que Fém et Canon, mais de manière inversée, la partie vive précédant une coda lente.
23Un certain nombre de pages font allusion, par d’autres aspects, aux folklores d’Europe de l’Est. Désordre expose une mélodie bâtie sur trois phrases de longueurs inégales, fondées sur les rythmes iambiques (une brève – une longue) fréquents dans la musique magyare. Touches bloquées est une danse vive à la construction tétracordale et au ton humoristique, ainsi que le suggère l’indication « en bégayant ». Fanfares se réfère aux Danses bulgares de Bartók qui clôturent le dernier volume de Mikrokosmos par leurs rythmes boiteux en 3+2+3, leurs structures sur ostinato et leurs gammes combinant deux tétracordes majeurs à distance de triton. La structure quaternaire du thème – une conception encore liée au folklore hongrois – et les harmonies altérées selon le principe bartokien de distorsion des intervalles renforcent l’identification. La première section de Fém expose une mélodie dont la coupe régulière renvoie, elle, aux chants du « nouveau style » (mes. 1, 4, 7, 10), ce que confirment l’ossature pentatonique et le renversement de la courbe mélodique opéré dans la dernière phrase (mes. 10).
24Le chant de lamentation – le Lamento fréquemment entendu dans le folklore roumain lors des cérémonies funéraires (le Bocet), est souvent employé dans les dernières œuvres de Ligeti : Finale du Trio avec piano, deuxième et troisième mouvements du Concerto pour piano, cinquièmes mouvements de la Sonate pour alto et du Concerto pour violon. Plusieurs Études y font référence, tels Arc-en-ciel, Automne à Varsovie, Der Zauberlehrling ou À bout de souffie. Selon Richard Steinitz11, les mélodies de lamentation sont formées de trois phrases, la dernière étant la plus longue. Chacune descend par demi-ton, malgré la présence occasionnelle de sauts ascendants. Les notes les plus expressives sont souvent mises en valeur par des accords de septièmes majeures et la valeur rythmique de base est doublée ou triplée aux points importants. L’ambitus, enfin, est graduellement élargi vers le grave ou le registre supérieur. Si la mélodie d’Automne à Varsovie répond assez fidèlement à cette définition, il est intéressant de noter qu’au long des cahiers, les chants de lamentation sont de moins en moins développés mais au contraire abrégés et allégés – comme intériorisés. Dans Cordes à vide (mes. 28), il ne s’agit que d’un bref chromatisme généralisé aboutissant sur un accord « bartokien » (mes. 29). Dans Zauberlehrling, la plainte est suggérée par quelques fragments chromatiques contrepointant la mélodie principale (mesure 49) et rehaussant l’expressivité. Dans À bout de souffie, le Lamento ne consiste qu’en une ligne cantabile de quelques notes venant perturber la structure canonique (page 19). Énoncées en valeurs longues, les hauteurs se reflètent en outre dans l’accompagnement, selon une conception « fractale ». Dans l’épisode indiqué « senza colore, only a shadow », le fragment mi-mi♭-sol♭-fa-ré compresse ainsi chromatiquement la mélodie et génère les figurations développées par la suite (exemple 8). Des fragments du Lamento résonnent dans les derniers accords de la pièce, formant une coda lente qui anticipe elle-même sur la conclusion de l’étude suivante.
25Le Choral est un autre topique aisément repérable, même s’il est souvent stylisé et réduit à quelques accords. Il intervient généralement dans un rôle de clôture, ainsi qu’en attestent les sections conclusives de Fém (mes. 58), d’À bout de souffie ou de Canon. Il coupe parfois le discours de manière effrayante en ajoutant un effet d’aura par croisement des mains et oppositions de dynamiques extrêmes – quadruples fortissimo et pianissimo, à l’exemple du choral central de L’escalier du diable (mes. 38).
26Les sonorités instrumentales, enfin, offrent d’autres lieux communs identifiables, telles les sonneries de cor, un instrument lié à l’idée d’absence ou d’adieu dans l’imaginaire romantique12, et qui donne lieu dans Cordes à vide (mes. 32) à une hybridation singulière avec les figurations violonistiques formant le fond de l’étude. Désordre ou Automne à Varsovie évoquent par endroits les xylophones de l’Ouganda ou de la République Centrafricaine, ou le mbira du Zimbabwe (un lamellophone de petite taille) mentionné sur une esquisse d’En Suspens. Les sonorités de Der Zauberlehrling imitent le balafon africain (entendu grâce à des enregistrements de Gerhard Kubik, selon Richard Steinitz) et le cymbalum. Les cloches résonnent dans Arc-en-ciel (mes. 19 : Quasi campana) ou à la fin de Canon (page 23) – sous forme d’accords mêlant étagements de quartes, quintes augmentées et bribes de gamme par tons. Elles tintent de nouveau dans Entrelacs et retentissent de manière fantastique et morbide dans L’escalier du diable : la première fois (mes. 26) dans une configuration mêlant différents strates harmoniques (accords classés, déformations chromatiques, segments octotoniques et combinaisons de quartes) et dans une écriture parodiant l’ancien organum ; la seconde fois dans une conception synthétique mariant cloches, gongs et tam-tams, et visant une saturation sonore et spatiale (mes. 44).
Notes de bas de page
1 György Ligeti : « Études pour piano » (1996), in György Ligeti : L’Atelier du compositeur, traduction Odile Demange, op. cit., p. 287-288. La fin de cette citation a déjà été évoquée lors du chapitre précédent.
2 La version première est parfois jouée par certains interprètes, telle Idil Biret. L’étude a également été arrangée par Jürgen Hocker pour piano mécanique.
3 Cf. Annexe 1.
4 György Ligeti : « Études pour piano, premier livre (1985) », in Programme du Châtelet 1989-1990, p. 26.
5 Voir notamment Vertige, Der Zauberlehrling, Escalier du diable, « Columna infinită ».
6 Un mode faisant alterner ton et demi-ton, et limité à trois transpositions. Ce mode permet de dessiner des accords classés et de rappeler l’univers tonal tout en s’en séparant et en en abolissant les hiérarchies. Comprenant huit sons, il permet par ailleurs de dépasser les échelles majeures/ mineures comme les modes traditionnels de nature heptatonique (à 7 sons).
7 György Ligeti : « Entretien avec Bruno Serrou », in revue Piano, no 11, Paris, 1997-1998, p. 78.
8 Difficulté qui n’est pas sans évoquer la version définitive, en anglais, du Grand Macabre.
9 György Ligeti : « Entretien avec Bruno Serrou », op. cit., p. 78.
10 Denys Bouliane : « Six Études pour piano », in revue Contrechamps no 12-13, op. cit., p. 108-109.
11 Richard Steinitz : « Weeping and Wailing », The Musical Times, vol. 137, no 1842, Londres, août 1996, p. 17-22.
12 Charles Rosen : « Mountain and Song Cycles » in The Romantic Generation, Harper Collins, London, 1996, p. 116 sq. Pour prendre des exemples probants, l’imitation du cor au début de la Sonate opus 81a de Beethoven (le mouvement sous-titré « Adieux » ou le postlude du Lied Beim schlafengehen de Richard Strauss qui illustre un départ du monde terrestre.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.