Introduction
p. 13-17
Texte intégral
« Dans notre pays à nous, répondit Alice encore un peu haletante, si l’on courait très vite pendant longtemps, comme nous venons de le faire, on arrivait généralement quelque part, ailleurs.
— Un pays bien lent ! dit la Reine. Tandis qu’ici, voyez-vous bien, il faut courir de toute la vitesse de ses jambes pour simplement rester là où l’on est. Si l’on veut aller quelque part, ailleurs, il faut alors courir au moins deux fois plus vite que ça1 ! ».
1Il n’est point de grande œuvre sans une multiplicité d’interprétations et de niveaux de lecture qui en renouvellent constamment la perception, en modifient la compréhension et en réactualisent le sens à chaque époque et à chaque nouvelle génération. De même que le lecteur de Lewis Carroll se laisse emporter dans un monde insolite où l’espace et le temps se trouvent régulièrement inversés, où la polysémie devient la norme, où les quiproquos et les jeux de mots rendent le langage abstrait et incertain, où la traversée du miroir est telle que réalité et fiction se confondent et entrelacent de manière faussement candide le nonsense et la logique, l’auditeur des Études de Ligeti est à son tour entraîné dans un univers singulier où les illusions acoustiques, les double-sens, les mécanismes obstinés, la virtuosité et la fantaisie la plus débridée ne cessent de surprendre, suggérant des écoutes et des modes d’accès continûment nouveaux.
2 Rédigées entre 1985 et 2001, les Études ne se laissent guère aisément aborder, tant les perspectives qu’elles ouvrent sont variées et tant les voix d’investigation, plurielles, paraissent intimidantes pour l’analyste comme pour le pianiste chevronné ou le simple mélomane. Ainsi qu’Alice face à la Reine rouge, il faut être particulièrement véloce et créatif si l’on entend aller « ailleurs » et ne pas oublier que la diversité des chemins contraint à quelque humilité.
3Si les voies d’accès sont nombreuses et peuvent désorienter, les pièces sont paradoxalement entrées rapidement au répertoire, ce qui est plutôt rare et significatif pour des œuvres « d’esthétique contemporaine ». Beaucoup de pages pour piano écrites depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale n’ont pas eu ce privilège, que ce soit les Études d’Ohana, les Klavierstücke de Stockhausen, les pièces de Boucourechliev ou même la Sequenza IV de Berio pour ne citer qu’elles – et quelle que soit la valeur, généralement haute, de ces partitions. Travaillées régulièrement dans les conservatoires, les Études sont fréquemment imposées dans les concours nationaux et internationaux, génèrent des commentaires souvent érudits et donnent périodiquement naissance à des écrits de toute nature, à travers essais, mémoires, articles, comptes rendus ou critiques. Les intégrales au disque ne manquent pas (voir discographie), de même que les insertions isolées dans des enregistrements et des récitals d’interprètes de tout âge et de tout renom. Les œuvres, enfin, se sont assurées une « descendance » en incitant un certain nombre de compositeurs à prendre la plume, tels Fausto Romitelli, Christophe Bertrand, Unsuk Chin ou Karol Beffa pour ne citer qu’eux. Chacun peut réclamer, avec sa personnalité et son esthétique propres, l’héritage des Études, sans forcément illustrer le genre – le langage prévalant ici sur cette dernière notion.
4À l’exception notable de Brahms, des compositeurs espagnols du début de siècle, des membres de la seconde École de Vienne, de Janáček ou de Ravel, pratiquement tous les grands auteurs pour clavier de l’époque romantique et de la première moitié du XXe siècle ont écrit des études – que ce soit Chopin, Schumann, Liszt, Rachmaninov, Scriabine, Debussy, Stravinsky ou Bartók. Si l’étude figure de longue date au sein du répertoire pianistique, elle accompagne, chez Ligeti, une période de réintégration des genres hérités. Cette phase est notamment sensible après la composition du Grand Macabre, en 1978, et le retour alors décrété au « grand » opéra. Les Études sont ainsi contemporaines du Trio (pour violon, cor et piano), des Fantaisies (d’après Hölderlin), des madrigaux (Nonsense Madrigals), des Concertos (pour piano, violon, cor), de la Sonate (pour alto solo). Elles révèlent aussi une passion nouvelle pour le piano – instrument délaissé pendant de longues années, redécouvert avec les Trois pièces pour deux claviers puis exploré avec le Trio et le Concerto.
5La technique sollicitée, le geste pianistique, l’écriture « pour » l’instrument (adaptée à ses exigences et à ses spécificités), renouent avec une conception estimée perdue dans la musique actuelle, qui fait le lien avec le romantisme mais aussi avec certains auteurs de la première moitié du siècle (Debussy et Bartók essentiellement) et des personnalités du jazz tels Bill Evans ou Thelonious Monk. L’écriture pointilliste, les déplacements abrupts, la surenchère des informations sur chaque note, la conception en points, lignes, blocs ou clusters, le travail sur la troisième pédale ou l’utilisation de la demi-pédale, l’intégration de modes de jeux utilisant le poing, le coude, le travail sur les cordes, la sollicitation d’objets extérieurs ou l’association d’éléments théâtralisés sont abandonnés ici au profit d’une écriture plus compacte et dense. Tour à tour caressant, virtuose, fondé sur des strates à la fois coordonnées et autonomes sur le plan de la vitesse, le geste est toujours lié au plaisir tactile, nonobstant la fatigue et les tensions musculaires et nerveuses – du moins, telles sont les intentions du compositeur.
6Comme il a été déjà écrit, la notion même « d’étude » est difficile à circonscrire chez Ligeti. Chacun de ses opus est en effet souvent marié à des concepts étroitement associés au genre : le haut degré de virtuosité exigé par chacune de ses œuvres ; la concentration sur des types volontairement réduits d’écriture ou de texture ; la fixation sur des problématiques compositionnelles intentionnellement restreintes ; l’interrogation sur le répertoire et son historicité ; la réflexion sur un genre observé dans son évolution et pris dans une relation critique avec le passé. Les Aventures pour voix et ensemble, Continuum pour clavecin, les Dix pièces pour quintette à vent ou les Fantaisies d’après Hölderlin pourraient ainsi servir d’exemples, comme Atmosphères, Lontano, Lux Aeterna ou le Deuxième quatuor à cordes. Ligeti revient avec ses trois livres à un domaine qu’il a en outre cultivé tôt – dès ses années de formation (Étude pour piano à quatre mains – Polifon Etüd, 1943). Il a illustré périodiquement le genre de l’étude tout au long de sa carrière : lors de son installation en Occident (Études pour orgue : Harmonies en 1967 et Coulées en 1969), au moment de sa « seconde » maturité dans les années quatre-vingt (Études magyares ou Magyar Etüdök pour chœur mixte a cappella, 1982) puis dans sa dernière période (le Troisième livre). Seules la fatigue et la maladie ont empêché la complétude de ce dernier opus. Le volume pose ainsi la question d’un « dernier style » au sens où l’entendaient Theodor Adorno et Edward Saïd dans leurs écrits respectifs.
7Rédigées sur une quinzaine d’années, les Études relèvent, enfin, de débats inhérents à leur époque et rivés aux questions de la modernité et de la postmodernité, du métissage culturel, de l’essor de la science, de l’influence de la pensée numérique, d’une interrogation sur le concept même de contemporanéité (face au politique, à l’histoire, à l’art), tout en accordant une primauté toujours affirmée à l’imaginaire. Ouvrir l’un ou l’autre des Livres incite ainsi à se placer soi-même dans une posture critique, où l’analyse mène à la réflexion, incite à l’action bien pensée mais aussi au retour sur soi – aspects qui font sans doute partie du projet ligétien et le rendent aussi attachant que déroutant.
Notes de bas de page
1 Lewis Carroll : De l’autre côté du miroir et ce qu’Alice y trouva, in Lewis Carroll : Tout Alice, traduction de l’anglais par Henri Parisot, Paris, Garnier Flammarion, 1979 ; chapitre II « Le Jardin des fleurs vivantes », p. 233.
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