Requiem pour un jeune poète
p. 92-101
Texte intégral
1Bernd Alois Zimmermann (1918-1970) composa son Requiem pour un jeune poète durant les années 1967-1969 ; la partition porte la mention « Gross-Königsdorf, 17 août 1969 ». Presque exactement un an plus tard — le 10 août 1970 — le compositeur se suicidait. Le Requiem est non seulement la dernière œuvre importante de Zimmermann, mais aussi la plus complexe et la plus personnelle. C’est dans le Requiem qu’il a essayé de réaliser de la façon la plus extrême ce qu’il entendait par « composition pluraliste ». Le sous-titre en donne déjà une idée : « Lingual pour récitant, soprano et basse solos, trois chœurs, sons électroniques, orchestre, jazz-combo et orgue, d’après des textes de différents poètes, rapports et reportages ». Dans son introduction à l’œuvre, Zimmermann définit ainsi le concept nouveau qu’il a créé : « lingual = pièce parlée ». « En lui se rencontrent les formes... des poèmes et celles de la pièce radiophonique, du documentaire, du reportage, avec celles de la cantate et de l’oratorio. Il y a là de multiples passages de la langue parlée à la parole mise en musique, jusqu’au mot chanté. A cette occasion, la langue en tant que telle est diversement traitée dans les domaines les plus différents : le mot en soi est maintenu dans sa totalité. Pris isolément aussi bien qu’en groupes, il est plutôt extrait du contexte syntaxique et réuni en d’autres groupes qui sont alors montés selon les principes de la composition musicale. Cela a lieu au moyen de procédés rythmiques que l’on pourrait, par analogie, appeler isorythmiques. En conséquence, la dimension sémantique s’efface et c’est surtout le timbre propre à chaque langue qui acquiert une qualité musicale... Le Lingual se trouve pour ainsi dire sur un troisième plan entre parole et musique. L’une n’est plus soumise à l’autre, mais toutes deux s’interpénètrent. Chœurs et sons électroniques, bruits et montages se rencontrent sur le plan du Lingual, de même que les collages d’événements politiques, les actions des récitants, des chanteurs solistes, du jazz-combo et de l’orchestre. » Il ressort clairement de ce texte que Zimmermann intègre dans le Requiem les expériences qu’il a rassemblées dans des œuvres antérieures depuis la fin des années cinquante. L’« interpénétration » de la parole et de la musique était déjà recherchée dans la cantate Omnia Tempus habent (1957) et développée dans Antiphonen (1961) (dans ces deux compositions se trouvent d’ailleurs des textes qui réapparaissent dans le Requiem), pour ne citer que deux œuvres étroitement liées au Requiem. Mais pour Zimmermann, le « troisième plan » sur lequel se situe le Lingual n’est pas qu’interpénétration de parole et de musique mais de tous les moyens utilisés, car chacun en particulier est placé dans un nouveau contexte et acquiert ainsi un sens différent, neuf, résultant de l’« action conjuguée des diverses forces dans la totalité de la composition » (Zimmermann). Cette méthode de composition est en rapport étroit — comme le compositeur l’a lui-même maintes fois expliqué — avec sa conception du temps qu’il a résumée une fois de la façon suivante :
2« Du point de vue de leur apparition dans le temps cosmique, passé, présent et avenir sont, comme nous le savons, soumis au phénomène de succession. Cette notion n’intervient cependant pas dans notre existence mentale. Le temps se courbe et forme une sphère. C’est à partir de cette image sphérique du temps que, m’appuyant sur le terme philosophique, j’ai développé ma technique de composition que l’on peut qualifier de “pluraliste” et qui porte la mémoire des innombrables couches de notre réalité musicale. Cette théorie implique, du point de vue de la stricte technique de composition, le choix pour une œuvre ou pour un ensemble d’œuvres, d’un complexe contraignant de hauteurs d’où sont dérivées, proportionnellement, les différentes couches de temps. Celles-ci correspondent strictement, dans leur durée effective, au complexe de sonorités choisi, mais, d’autre part, permettent (selon la nécessité compositionnelle) d’insérer spontanément d’autres musiques, présentes ou futures, des citations, des collages de citations ou de simples collages. On obtient ainsi un décalage temporel : un échange et une interpénétration mutuelle de diverses couches temporelles, qui ne dérivent pas forcément les unes des autres, et tirent justement leur spécificité de l’impossibilité d’une telle dérivation (à partir de quelque fait musical ou même extra-musical que ce soit).
3Ce pluralisme compositionnel nie toute conception pour ainsi dire unidimensionnelle du temps, et voit dans l’utopie d’une liaison de processus temporels considérés jusqu’ici comme séparés, une correspondace spirituelle effective avec les réalités musicales de notre temps. »
4Ce texte, extrait de l’« Introduction au Concerto pour violoncelle et orchestre en forme de pas de trois », écrit en 1967-1968, donc durant le travail sur le Requiem, esquisse exactement le plan de construction ainsi que les principes de technique compositionnelle du Requiem. Ajoutons à cela la définition de la musique que donne Zimmermann dans son article Intervalle et Temps (1957) : « Quelle est donc la nature de l’Ordre qu’instaure la musique entre l’homme et le temps ? C’est de façon tout à fait générale un ordre du mouvement qui, à sa manière, porte la temporalité à la conscience et plonge l’homme dans un processus de perception intérieure d’un temps ordonné ; un ordre qui, parce qu’il communique avec les formes fondamentales de l’expérience humaine, agit au plus profond de la sphère de perception ; un ordre qui investit l’homme dans son essence, et porte à la conscience le temps comme unité profonde, au-delà des différentes manifestations de celui-ci dans le déroulement musical. »
5Faire sentir le temps comme unité englobante, reconnaître la temporalité comme étant « la condition essentielle de l’existence humaine », c’est-à-dire reconnaître aussi sa finitude et la rendre sensible par la musique, tel est le programme intérieur du Requiem ; un programme double, on serait même tenté de dire antinomique, car « temps » et « temporalité » se trouvent être équivoques dans l’usage qu’en fait Zimmermann : il faut les comprendre dans le sens aussi bien idéel-philosophique que concret-historique. Dans son « Introduction au Requiem », Zimmermann esquisse ainsi le temps historique-concret qui y apparaît : « Dans le Requiem, il n’est pas fait allusion à un poète en particulier (bien que trois poètes, Maïakovski, Jessenin et Bayer ressortent plus particulièrement dans l’œuvre), mais pour ainsi dire au jeune poète tout court, tel que nous avons pu nous l’imaginer ces cinquante dernières années dans ses relations multiples à ce qui détermine sa situation spirituelle, culturelle, historique et linguistique — et par là-même de notre situation européenne entre 1920 et 1970. » Ainsi, pour Zimmermann, il y a dans le Requiem non seulement « du » temps comme problème esthético-philosophique, mais aussi de « notre » temps et plus particulièrement du sien propre (ce n’est pas un hasard si la période concorde presque exactement avec celle de sa propre vie). Il faut écouter le Requiem et en faire l’expérience selon deux directions : d’une part quasi objectivement, en suivant le développement de la composition et de sa structure, d’autre part subjectivement en associant la personne de l’auditeur, sa temporalité, son inscription dans l’histoire, ainsi que la forme qui en résulte et en relie les forces associatives. Naturellement, cette deuxième manière sera orientée et déterminée par la première. L’interpénétration des deux strates est constitutive de l’œuvre, de même que l’interpénétration de la parole et de la musique. Ceci doit être constamment présent à l’auditeur s’il veut rendre justice à l’œuvre.
6Il a été question plus haut de l’œuvre la plus personnelle de Zimmermann ; ce concept demande encore à être complété : pour l’auditeur, c’est la composition la plus mystérieuse, la plus énigmatique (au sens de labyrinthique) de Zimmermann. Cela tient à la difficulté, et en partie à l’impossibilité de comprendre d’un point de vue purement linguistique les 47 textes différents qui sont utilisés dans le Requiem. Les langues elles-mêmes (grec, latin, russe, tchèque, hongrois, outre l’anglais, le français et l’allemand) sont pour la plupart des auditeurs à peine compréhensibles, et les procédés techniques et/ou compositionnels les modifient et les superposent de telle sorte qu’elles ne peuvent plus être perçues que comme qualités sonores. Il faut dire à ce propos que la « compréhensibilité » des textes est plus grande dans la deuxième partie de l’œuvre que dans la première, de même que les événements musicaux y deviennent plus distincts et plus discernables. L’œuvre s’articule en trois grandes parties : Prologue, Requiem I et Requiem II — le Requiem II, avec une durée de près de 40 minutes, étant la partie la plus longue (le Prologue dure 13 minutes, et le Requiem I 15 minutes environ). Elle repose sur une série de tritons qui est jouée pendant les deux premières minutes aux contrebasses ; cette série constitue la pierre angulaire de la construction de l’œuvre tout entière. A l’inverse du Prologue, les deux autres parties comportent de nombreuses divisions : le Requiem I est fait de courtes sections qui s’enchaînent, le Requiem II est divisé en blocs plus grands et clairement distincts.
7Le Prologue confronte deux plans sonores : des mélanges de sons sur la bande, ainsi que des textes de Wittgenstein, Dubcek, Jean XXIII s’opposent au chœur d’hommes qui, accompagné par les vents et les cordes graves, chante des parties de la messe des morts en latin dans une longue succession d’accords. Toutefois, suivant une indication formelle du compositeur, les deux plans doivent se mélanger. « Aucun des deux ne doit recouvrir l’autre, ils doivent bien plutôt s’interpénétrer sans cesse dans une forme ondulante ». Dans le Prologue, les structures rythmiques ne sont pas perceptibles et les modifications harmoniques n’ont lieu qu’à de longs intervalles de temps dans un espace sonore minimal ; il en résulte l’impression d’une surface sonore large et monochrome dans laquelle une orientation temporelle n’est guère ou plus du tout possible. Le temps semble s’immobiliser. Dans cet espace méditatif, soustrait au temps, seules les paroles de saint Augustin — telles que citées par Wittgenstein — sont compréhensibles, elles sont le point de départ (de même que le concept du temps de saint Augustin avait été le point de départ des réflexions philosophiques de Zimmermann). « Langue », « geste — langue naturelle de tous les peuples », sont les premiers passages que l’on reconnaît. Vient ensuite la phrase de Wittgenstein : « Les mots de la langue désignent des objets ». Ici commence le discours de Dubcek du 27 août 1968, après son retour de Moscou et l’invasion des troupes du Pacte de Varsovie à Prague, le 21 août 1968. Il est suivi du discours prononcé par Jean XXIII le 3 juillet 1963 et enfin par un extrait du monologue final de Molly Bloom dans Ulysse de Joyce. Tous ces textes qui se superposent sont incompréhensibles dans le détail, de même que le texte latin du Requiem chanté par le chœur, où seul « et lux perpetua » est clairement reconnaissable. Ce n’est que vers la fin que l’on perçoit le texte de Wittgenstein, avec la répétition du mot « Sprachspiel », le mot « scribe » chanté par le chœur, et la fin du texte de Joyce « Yes, I will, Yes ». C’est ainsi que sont posés tous les thèmes de l’œuvre, développés et détaillés par la suite : thèmes philosophique, politique, théologique et artistique. L’élément commun qui a pu amener Zimmermann à relier justement ces textes avec l’Introïtus du Requiem est qu’ils sont tous des textes ultimes : celui de Wittgenstein a été publié à titre posthume, le discours de Dubcek est son dernier, de même que celui de Jean XXIII, enfin les mots de Molly Bloom sont les derniers du roman. Ceci s’applique d’ailleurs aussi aux autres textes importants du Requiem : le poème de Maïakovski, « A tue-tête », est son dernier, le texte de Konrad Bayer, « Qu’espérer ? » est aussi son dernier texte, celui de H. H. Jahnn est tiré du « Post-Scriptum au manuscrit de G. A. Horn », de même que la citation extraite de « Finnegans’Wake » en constitue la fin. Encore une indication à ce propos : les trois poètes — Jessenin, Maïakovki, Bayer — qui sont au centre de l’œuvre — se sont suicidés.
8Le Prologue n’est constitué que par des « paroles ultimes », mais il se termine par une exhortation : au moment précis où finissent les discours de Dubcek et du Pape, le chœur entre avec deux lignes extraites de l’Apocalypse de saint-Jean « In diebus illis audivi vocem de cælo dicentem mihi : scribe : Beati mortui, qui moriuntur in Domino » (« Ces jours, j’entendis une Voix du Ciel qui disait : Ecris : Heureux sont les morts qui meurent en notre Seigneur »). Zimmermann répète — et c’est la seule fois dans le Prologue — un mot, le mot « scribe » (écris) — et la phrase de Wittgenstein : « Je nommerai l’ensemble : la langue et les activités avec lesquelles elle est entrelacée, « Jeux de langage » », retentit sur la bande presque parallèlement ; et quasiment en réponse, la dernière phrase de Joyce — « and yes I said yes I will Yes » — conclut le Prologue. Comme dans un retable du Moyen Age, l’auteur se met lui-même en scène dans l’œuvre, presque caché dans un coin, sous la figure du donateur.
9Le début du Requiem I est marqué par un son tout à fait nouveau, désigné dans la partition par le terme « son de cloche I », ainsi que par un ré tenu à l’unisson « con tutta la forza » par tous les instruments à vent (l’association avec les trompettes du Jugement Dernier conduit aussi à la tenue de ré qui finissait Les Soldats). Le mot « Requiem », crié par les trois chœurs, ouvre cette deuxième partie qui, contrairement au Prologue, statique, a un caractère déchiré et se compose presque exclusivement de matériaux issus de la bande. Le caractère, le timbre, le rythme des 17 parties constitutives, qui ne durent souvent que quelques secondes, changent de façon brusque, se superposent, sont entassés les uns sur les autres ou bien traités de manière antagoniste, comme par exemple les citations tirées de la Constitution et celles de Mao-Tsé-Tung. Après la tranquillité contemplative du Prologue, cela fait l’effet d’un kaléidoscope que l’on tournerait trop vite, où l’on ne pourrait plus reconnaître les figures particulières, mais seulement percevoir encore des pierres culbutées les unes sur les autres d’une mosaïque. En l’espace de quatre minutes sont condensées la création du monde, l’extinction dans l’univers et la résurrection. Les textes (en hongrois, latin et anglais), seulement perceptibles comme phénomènes sonores, sont pourtant riches de significations et de références aux citations qui les enveloppent (Milhaud : La Création du Monde, Wagner : Liebestod de Tristan et Isolde, Messiaen : L’Ascension). Des communiqués, des citations, des lambeaux de discours politiques sont à nouveau disséminés : Papandréou, Imre Nagy, Hitler, Chamberlain — 1967, 1956, 1939 (Coup d’Etat en Grèce, soulèvement en Hongrie, invasion allemande en Tchécoslovaquie) — à quoi s’ajoutent des mots d’Eschyle tirés des Perses et du Prométhée enchaîné. Le désordre des époques, des événements, des langues, des sons ; et puis, l’espace de deux minutes, la langue devient presque compréhensible, au moment du « tu » personnalisé : le nom d’une jeune fille retentit, avec tendresse, remplacé aussitôt par des conjurations : « O Lynx, wake Silenus » (O Lynx, réveille Silène) et des paroles tranchantes : « ces personnages », « arbitrairement », suivies par l’appel : « Chers Camarades de la Postérité, si une fois vous êtes enterrés... », constamment interrompu par d’autres voix, d’autres sons, d’autres bruits. Il n’y a pas de texte pendant trente secondes, où surgit avec peine une musique déchirée, des fragments de la Symphonie en un mouvement de 1947. Cette partie se termine comme elle a commencé, avec la citation de la Constitution : « Tout être a droit à la vie et à l’intégrité corporelle... Tous les hommes sont égaux devant la loi », à laquelle s’opposent les paroles de Mao : « La révolution est une insurrection, un acte de violence ».
10Ces textes et ces sons, qui se superposent et se précipitent et qui, provenant de la bande et des récitants, assaillent l’auditeur de tous côtés, sont rigoureusement structurés en une forme tripartite ; chacune des trois parties est elle-même subdivisée en trois. Les parties de citations et de communiqués alternent à chaque fois avec trois montages de texte/musique riches en associations (composition I-VII). Et le compositeur s’inclut à nouveau dans la fin de ce Requiem I (comme dans la fin du Prologue) avec une citation de la Symphonie. L’auditeur est amené à travers les paroles du poème de Maïakovski, « A tue-tête », que l’on peut entendre à plusieurs reprises et relativement clairement juste auparavant : « Moi, convoyeur de matières fécales et expert en eaux ». Le renvoi au « Je » du sujet détermine désormais la partie suivante, le Requiem II, introduit comme le Requiem I par un « Son de cloche », une tenue de ré dans toutes les parties de vents, et le mot « Requiem » crié par les trois chœurs ; cependant l’« æternam » s’ajoute alors en complément et en extension. Trois montages de textes relativement longs qui forment le centre de l’œuvre suivent cet accord qui se dissout peu à peu. Alors que les premier et troisième montages sont des pures compositions de mots, sans aucun accompagnement musical, le deuxième est entouré d’une improvisation jazz-combo. Les trois textes de Conrad Bayer, Vladimir Maïakovski et Hanns Henry Jahnn) sont étroitement reliés l’un à l’autre, ils se complètent et se répondent par la façon dont Zimmermann les a montés. Ce sont des textes qui se ressemblent tant formellement (le « Je » comme sujet narratif) que sur le plan du contenu ; il s’agit en effet de regard sur la vie passée, au seuil de la mort.
1. Conrad Bayer
11« Question : qu’espérer ?
12Il n’y a rien que l’on puisse atteindre, si ce n’est la mort donc, on essaie d’ordinaire d’atteindre aussi vite que possible un but, s’il est connu, contre ma nature et contre mon instinct (!) j’ai essayé d’adopter un point de vue optimiste, j’ai prétendu : la vie vaut la peine d’être vécue pour elle-même, que c’est stupide, un prétexte, ne pas devoir entreprendre cette procédure désagréable, il n’y a pas de faute, pas de péché, pas de bien, pas de mal, pas de dieu, pas de possibilité, sauf celle de pouvoir vivre l’apparence pour l’apparence, sous ces auspices, je prétends (bien sûr pour moi seulement, car je suis atteint par cette opinion) qu’il est juste de — faux, pour, je ne suis simplement pas d’accord, aimerais bien échanger l’homme contre ce pourquoi il se prend ou ce qu’à tort il croit possible d’atteindre, ainsi considéré, je veux bien bien commencer, donner l’exemple. —
2. Maïakovski
« Chers camarades de la Postérité !
Si une fois vous êtes enterrés
dans des jours carbonisés
après notre temps,
alors depuis longtemps éteint,
vous vous enquerrez peut-être aussi de moi
Et petit à petit votre historien
Vous expliquera,
étouffant les questions
avec un savant verbiage,
qu’ici aurait vécu une fois un poète échauffé
ennemi de l’eau tiède
...
Moi je parle
de moi-même et de mon temps.
Moi, convoyeur de matières fécales et expert en eaux
appelé et saisi par la Révolution. »
3. Jahnn
13« ... Accepter le cri des jeunes et des bien-portants, qui sont encore en sécurité. Ils expriment leur dégoût quand ils voient des moribonds. — Le malsain est déjà en moi. Je suis fatigué. L’épuisement étouffe comme un poison. Le froid persiste. Il est là comme un malheur aussi haut qu’un nuage. C’est le cri. EN VAIN... Savoir qui je suis vraiment, est une question toujours non-tue en moi. Je regarde en arrière et il est facile d’énumérer les faits. On a imprimé cinquante de mes compositions. Nombre d’orchestres symphoniques et de chambre se sont servis des partitions. Il y a eu parfois l’exécution d’œuvres plus importantes. Quelques organistes se sont tracassés avec mes préludes et fugues. Les journalistes ont fait mon éloge et m’ont blâmé. Dans les lexiques les plus récents du savoir, mon nom est cité comme celui d’un compositeur important mais particulier... Depuis quelques années je suis presque muet ; je ne sais pas si je suis en train de me battre avec une sorte de fatigue, avec l’emprise progressive d’une mort inconcevable... Rien ne s’oublie aussi vite que la douleur quand elle est passée. J’oublie le visage de ma mort, car je suis revenu à la surface... ».
14Ces trois textes posent la question du sens et de la possibilité d’une existence propre avec précision et virulence. Et ici, au milieu de l’œuvre, le compositeur l’adresse aux auditeurs et à lui-même, à la suite des communiqués, citations et réflexions du Requiem I. La forme octroyée au texte de Conrad Bayer souligne encore cette intention. Pour le montage, il choisit la forme du ricercare, de la fugue à quatre voix, tout en méditant la signification du mot italien qui l’a peut-être conduit à ce choix. Ricercare signifie « chercher », « rechercher ». Chercher, rechercher, fouiller ce qui était, ce qui appartient déjà au passé, mais marque encore le présent ; chercher, quêter le neuf, l’inconnu, ce que l’avenir étale devant nous, dût-il se trouver au-delà de la frontière « du pays dont aucun voyageur jamais ne revient » (Shakespeare). Que le texte de Bayer soit sémantiquement compréhensible — de tous les textes, c’est celui dont la compréhension est la plus aisée — est un indice supplémentaire de la place centrale que cette partie occupe pour la signification de l’œuvre. La mise en musique du poème de Maïakovski (montage du texte sur bande et improvisation du groupe de jazz-combo) pose peut-être des problèmes à un auditeur non prévenu, mais ils se résolvent à la considération du rôle joué par le jazz pour Zimmermann, rôle qu’il définit dans un bref essai de 1968 comme « victoire sur la mort et liberté face à elle ; telles sont les odes entonnées de tous temps par les hommes contre l’institution de la mort temporelle. Chants remontés des profondeurs et familiers des fonds marins... Il n’est sans doute pas exagéré de dire que les jazzmen disposent d’une sensibilité particulière au temps. Une composition qui entreprend de se mouvoir dans un temps auquel il n’a été accordé jusqu’à présent au mieux qu’un statut de réalité utopique (temps pour ainsi dire des fonds marins) doit s’assurer de la réalité du sentiment qu’il règne sous l’eau d’autres proportions temporelles que sur la terre. Le temps y acquiert une autre durée, les longues durées y deviennent plus longues et les courtes s’y contractent. Quel genre musical eût été mieux à même que le jazz d’explorer un tel domaine d’expression ? ». Ces phrases circonscrivent clairement le sens et la signification de la mise en musique du texte de Maïakovski dans le cadre du Requiem. Contrairement aux deux premiers textes, le troisième, plus ample, a été beaucoup compressé, ses parties se superposent souvent à la manière d’un motet polyphonique ; il est sémantiquement à peine compréhensible. La référence autobiographique y est soigneusement dissimulée, tout comme l’autocitation de la fin du Requiem I à travers la Symphonie. Toutes les voix le récitent simultanément dans le même rythme, et un seul mot peut être entendu distinctement : « Todes » (mort).
15« L’espace de la mort a une frontière commune avec la musique ». On ne peut s’empêcher de penser à cette phrase de Ernst Bloch lorsque les soli, l’orchestre et les voix qui déterminent les sons électroniques et les montages de textes des premières 28 minutes (Prologue et Requiem) relaient ces trois textes désespérés pour dominer dès lors toute la suite de l’œuvre (près de 28 minutes aussi). Mais plutôt que de faire ici figure d’objection, de victoire possible, la musique apparaît comme la représentation et la conjuration de la mort, comme la transgression des ultimes limites. Le titre des cinq parties, « Rappresentazione », « elegia », « tratto », « lamento », « dona nobis pacem », mettent cela en évidence. Au début de « Rappresentazione », le chœur reprend avec une variation significative le texte latin de la messe des morts (apparu la dernière fois dans le Prologue) en substituant « ei » (à lui) à « eis » (à eux). Les solistes juxtaposent des vers du Canto LXXIX d’Ezra Pound.
16Zimmermann renoue avec la forme, populaire durant la Renaissance, de la rappresentazione, dans laquelle des chansons et représentations profanes complètent les contenus religieux ou se juxtaposent à eux par le contrepoint. Les vers de Pound, qui conjurent des Bacchantes, des Silènes, le vin et l’amour, tiennent lieu de contenus profanes, mais l’homophonie des mots allemand « Luchs » (lynx) et latin « lux » (lumière), associent les vers de Pound à la prière pour la lumière éternelle (lux æterna) qui se produit simultanément avec le « O Lynx, protège mon vignoble ».
17L’« elegia » incorpore encore une fois du jazz au rythme proche du blues, accompagné par le saxophone, le cornet, l’accordéon, la contrebasse et la soprano solo en quasi improvisation libre. A nouveau, c’est un « chant des profondeurs, familier des fonds marins », tournoyant autour des mots « calme », « silence », « paix », chantés en hongrois. Le « tratto » (trajet temporel ou spatial) est simplement un interlude musical (déjà désigné ainsi dans Les Soldats) qui fait contraster des accords durs et brefs au piano avec les amples accords tenus de l’orgue et des instruments à vent. Suit alors le « lamento », à côté du « dona nobis pacem », partie la plus expressive de la composition, basée sur la « Nécrologie de Sergei Jessenin » de Maïakovski. Zimmermann y inverse l’ordre des vers. Le texte commence par les vers chantés par le baryton solo :
« Non Jessenin, ce n’est pas une blague
un bloc de douleur s’agrippe à ma gorge
pas une farce.
Je vois comment —
leur main exténuée, entaillée —
ils agitent leur propre baluchon d’os »
« Suffit, suffit, arrêtez
Les chœurs I et II répondent à ces vers avec des cris ascendants :
Non Jessenin ! »
18Un violent coup de marteau brise le cri alors que les chœurs entonnent le « Kyrie Eleison » sur un fond sonore doux de l’orgue et des instruments à vent, et que le récitant dit les premières lignes du poème :
« Jessenin ! Etes-vous devenu fou ?
Voir comment de mortelles caresses
pâlissent vos joues ?
Les voilà qui s’éloignent... vides...
Ils volent entre les lumières du ciel... »
19A la fin de la phrase réapparaît une fois encore, longuement tenu par les voix, le « scribe » de l’Apocalypse.
20Le « donna nobis pacem », qui fait partie du Requiem II dans la partition, mais que Zimmermann considère comme la quatrième partie dans son introduction à l’œuvre, commence par un montage sonore fait de nombreuses superpositions. Le « dona nobis pacem » est la seule supplication désespérée de paix intérieure et extérieure, c’est un cri soutenu et dûment élaboré, d’une durée de plus de huit minutes ; les plans sonores, qui accomplissent un mouvement rotatoire sur eux-mêmes, sont recouverts à maintes reprises et de façon irrégulière par les figures rythmiques rapides du petit tambour, telles des salves de mitraillettes. Finalement, tout s’effondre, submergé par les cris infernaux, les mugissements et les bruits de destruction provenant d’un montage sonore qui s’interrompt soudain. Dans le silence apparaissent les mots de Conrad Bayer : « Comme chacun sait, savait, comme tous savaient... ». Le cri désespéré « dona nobis pacem » achève l’œuvre. Le Requiem pour une jeune poète est la tentative de brosser pour la postérité le tableau de l’époque de quelqu’un qui se considérait lui-même comme l’un des derniers. Il est en même temps le document le plus personnel du compositeur, auquel son propre désespoir à prêté forme. Les phrases d’un ancien autoportrait de Zimmermann peuvent être appliquées sans modification au Requiem : « le compositeur est un “reporter”. Il est vrai qu’il existe aussi des reporters à sensation. Cependant, la vraie sensation est non sensationnelle car son effet vient du spirituel et se situe très profondément dans un étonnement de l’âme qui perçoit ce que, à vrai dire, elle sait et savait, mais sans pouvoir le nommer.
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Regards croisés sur Bernd Alois Zimmermann
Actes du colloque de Strasbourg 2010
Philippe Albèra, Pierre Michel et Heribert Henrich (dir.)
2012
Pierre Boulez, Techniques d'écriture et enjeux esthétiques
Jean-Louis Leleu et Pascal Decroupet (dir.)
2006
Karlheinz Stockhausen. Montag aus Licht
Revue Contrechamps / numéro spécial
Philippe Albèra (dir.)
1988