« Dialogues » et « Monologues »
p. 49-53
Note de l’éditeur
Ce texte a été réédité avec des modifications substantielles dans l’ouvrage « Bernd Alois Zimmermann, Ecrits » (Contrechamps, 2011). C’est cette dernière version qui doit être utilisée comme référence.
Texte intégral
1. Dialogues pour 2 pianos et orchestre
1La dénommination « concerto » — et tout particulièrement lorsqu’il s’agit du concerto pour soliste — paraît tombée dans un certain discrédit depuis quelque temps ; en effet, rien ne semble plus éloigné de ce qui compte dans la musique actuelle que le « concerto », le « concerto grosso », ou, quel que soit le terme qu’on veut lui donner, la forme dans laquelle un ou plusieurs instruments solistes sont les supports essentiels de l’événement musical, sont au centre de celui-ci, et remplissent une fonction qu’eux seuls peuvent résoudre.
2Néanmoins — et ceci est moins étrange qu’on ne pourrait le croire tout d’abord — la plupart des œuvres écrites dans cette période de transition où nous nous trouvons, entre la deuxième et la troisième phase de la nouvelle musique, sont, en gros, des concertos ; bien qu’il ne soit plus question de « concertare », de la rivalité du ou des solistes pour la palme du virtuose, cependant, la fascination qui émane de l’instrumentiste, de son jeu et de son instrument, persiste sans être amoindrie ; j’aimerais même dire que la recherche fondamentale pratiquée sur une large échelle au studio électronique de Cologne n’est pas un des moindres facteurs ayant contribué à diriger de nouveau l’attention sur la dimension instrumentale et ses secrets non encore dévoilés.
3On peut comprendre le titre « concerto » dans un sens instrumental nouveau — devrait-on plutôt dire retrouvé ? — et c’est ainsi que je l’ai utilisé dans la pièce qui suit. Le titre de l’œuvre est : Dialogues, concerto pour deux pianos et grand orchestre.
A propos de la composition
4La composition comprend 7 dialogues ; le premier et le septième sont purement orchestraux et renferment à la façon d’un prélude et d’un postlude les 5 dialogues du milieu, dédiés aux instruments solistes et aux dialogues des instruments de l’orchestre entre eux, ou encore aux dialogues multiples des instruments de l’orchestre avec les instruments solistes. Ainsi, le dualisme entre instruments solistes et instruments de l’orchestre est annulé, ceux-ci passant en quelque sorte du rôle de contractants à celui de partenaires à égalité de droits ; un réseau multiple de relations instrumentales allant de l’action unique dans une couche de temps fixée pour un instrument soliste ou l’orchestre, jusqu’à la mise en faisceau de plusieurs actions de l’orchestre dans la coïncidence des différentes couches de temps et d’expériences musicales : un son pluraliste, changeant continuellement de densité et de continuité ; un tissu flexible, à la fois d’une finesse transparente et d’une fermeté d’acier.
5La composition a pour base une série symétrique comprenant tous les intervalles, à partir de laquelle sont obtenues les valeurs servant à l’organisation temporelle de la pièce. Les développements structurels de l’œuvre ne peuvent être qualifiés de sériels que dans une certaine mesure ; la technique sérielle a été utilisée davantage comme squelette de la texture compositionnelle et tout un ensemble de procédés mis en œuvre ne sont plus explicables par elle seule.
6Une citation de la Pensée créatrice de Paul Klee peut décrire de façon approximative le procédé, musicalement transposé, que j’ai choisi. Dans le traitement de « la combinaison en un ton organique de caractères liés de façon stable et lâche », Klee dit ce qui suit :
7« Il y a aussi des projections, que l’on ne peut expliquer, par le fait qu’à l’intérieur du pictural, apparaît la capacité de projeter des images intérieures de telle façon qu’elles soient presque ou totalement de la réalité. Il faut faire attention à ne pas écrire posément et simplement la loi, mais à se mettre en mouvement autour de la loi. Les déviations de la norme rigoureuse sont des mouvements que l’on ressent : mouvements de dimension, cinématique, temps, mouvements de la modification de lieu, échanges de l’intérieur et de l’extérieur. »
8Les dialogues I et II de l’œuvre, de même que les dialogues VI et VII, s’emboîtent directement les uns dans les autres. (Je dois le titre Dialogues à G. F. Malipiero, qui l’a utilisé pour nombre de ses compositions). Le sixième dialogue forme une cadence dans le sens le plus large. Y apparaissent des parties du Concerto pour piano en DO K. 467 de Mozart, des figures musicales de Jeux de Debussy combinés avec la citation du « Veni Creator Spiritus » et une formule typique du jazz qui apparaît brièvement : témoins des époques les plus variées de l’histoire musicale qui nous entourent quotidiennement, dialogues par-delà les époques de ceux qui rêvent, qui aiment, qui souffrent et qui prient, rêves traversés par la résonance des cloches et le vrombissement des moteurs à réaction, rêves les yeux ouverts et l’écoute flottante, pressentiments de l’irréparable...
9Les citations sont littéralement insérées — comme dans la technique du collage — dans le sixième dialogue ; en aucun cas « effet de distanciation », mais appel qui conjure !
10La technique sérielle est utilisée dans cette œuvre comme tremplin. Le but était, par là, d’arriver à des configurations, des structures, qui sont en fin de compte définies par leur seule réalité musicale. J’ai essayé d’arriver à une forme de cohérence musicale qui tend à unir de façon irrévocable, par un choix compositionnel définitif, l’incohérence apparente du hasard et ce qui est consistant dans l’idée fixée, et ce pour aboutir à une nouvelle réalité musicale qui, comme je l’ai dit, dépasse ce qui est explicable, ce qui est dicible, ce qui est d’une quelconque manière repérable : la facture proprement dite, le sériel, les citations, le jazz et les quarts de tons dans l’unité vivante de l’organisme musical, dans sa croissance contradictoirement unitaire.
11Depuis qu’il existe de la musique, il y a de la « musique dans l’espace ». Les tentatives récentes entreprises dans ce domaine m’ont amené à penser que l’illusion totale de la « musique dans l’espace », de la « sphéricité du son », ne peut être réalisée qu’en disposant des haut-parleurs, comme cela fut réussi dans quelques rares compositions électroniques récentes. Tant qu’il n’est pas possible de disposer de salles de concert qui satisfassent du point de vue architectonique aux conditions de réalisation d’une musique composée selon ce point de vue, il me semble que la disposition frontale du public et de l’orchestre est la moins mauvaise, surtout avec la forme dominante de la salle de concert en un long rectangle.
12Au cours de la composition de Dialogues, il s’est révélé nécessaire de subordonner l’orchestre à la pensée du son pluraliste, cette ramification de dialogues tels qu’on les a décrits. Il fallait trouver une disposition qui permette aux divers caractères solistes, à l’intérieur de la texture musicale pluraliste, d’être développés de telle sorte qu’ils ne soient perçus comme distinctifs et confluents que là où c’était intentionnel dans la composition. Autrement dit : l’ensemble de l’orchestre étant un organisme de musiciens exclusivement solistes, il fallait que chacun, pour satisfaire aux intentions décrites ci-dessus, soit éloigné de son partenaire dans l’espace. Avec un orchestre d’environ cent musiciens et avec la forme actuelle de nos salles de concert, ceci est presque sans exception impossible par manque de place sur le podium. Il restait encore à considérer qu’un tel orchestre non hiérarchisé soit placé en cercle autour du public. Les désavantages d’une telle disposition sont cependant évidents.
13Mais alors, la question se pose : comment faire coïncider ces considérations avec les impératifs de la composition de Dialogues, du point de vue de la disposition de l’orchestre ?
14D’un côté, le maintien de l’opposition du public et de l’orchestre, et de l’autre, la nécessité de répartir les différents musiciens dans l’espace. La solution de ce problème me semble être trouvée dans une disposition qui laisse les musiciens ensemble sur le podium, mais abandonne complètement le regroupement traditionnel. A partir du moment où, par exemple, les 14 premiers violons de l’orchestre sont éloignés les uns des autres et distants d’au moins 4 ou 5 mètres, il est possible de placer, selon les besoins, les bois, les cuivres ou les percussions selon le même principe dans les espaces intermédiaires ainsi créés, de sorte qu’aucun instrument de même nature ne se trouve dans un voisinage direct ; ainsi, la possibilité d’un dialogue au sein de l’orchestre, avec toutes ses ramifications, est-elle donnée.
15La composition de l’orchestre correspond, à l’exception de la percussion, prise spécialement en considération, à celle du grand orchestre normal, allant parfois jusqu’à 5 parties de bois, 4 de cuivres, et un grand nombre de parties de cordes.
2. Monologues pour deux pianos
16Monologues — c’est une pièce pour deux pianos ; pour être plus précis : pour deux pianistes. Ce dernier point est essentiel. Les pianistes ont devant eux des partitions pourvues d’indications exactes qui réglent l’interprétation jusque dans les plus petits détails. Je me place par là à l’opposé de la pratique aujourd’hui très courante qui abandonne une part considérable sinon même la totalité de la composition aux interprètes. Cette « manipulation du hasard », comme on l’appelle, est connue.
17Certes : le compositeur a à faire avec ce que le terme fâcheux de « hasard » décrit. Tout en admettant que je ne tienne pas ce mot pour très heureux, il n’en reste pas moins que la réalité de ce qui est entendu par là existe. Le compositeur a à faire avec ceci : une conséquence de l’évolution du sérialisme.
18Il apparut très vite que le concept de sérialisme conduisait à des suites fâcheuses, lesquelles, très rapidement, poussaient à sortir du sérialisme. Le processus est connu : le pléonasme du sérialisme faisait éclater ce qui devait être organisé, en vertu de son organisation même, et c’est ainsi que ce qui était totalement déterminé débouchait sur l’indétermination totale. C’est ainsi que la voie était libre pour cela même qui, jusque là (du moins avec les méthodes du sérialisme), semblait insaisissable, à savoir ce qui est spontané, associatif, ce qui relève du rêve et même de la transe.
19L’accès à ces couches de la conscience musicale, qui se dérobaient à l’emprise compositionnelle, était ou redevenait libre.
20Toutes ces expériences culminèrent dans une exploration du concept de temps évitant le successif, le cyclique, en ce qu’ils étaient devenus un fléau dans le sérialisme, et en les ramenant à la conception de la sphéricité du temps : en les amenant à nouveau ; car ce concept est, j’en ai la conviction, inhérent à la musique. Augustin ne parlait-il pas déjà de l’unité du passé, du présent et du futur, et les motets isorythmiques ne proviennent-ils pas aussi d’une conception du temps qui plaçait le concept « ordo » au centre d’un développemet circulaire constant ?
21Pound et Joyce (n’ayons pas honte de les appeler nos pères), mettent en action dans leurs poésies des espaces de temps qui ont leur équivalent dans le musical et ont été certainement compris à partir de là. Ce n’est pas un hasard si les deux poètes sont exceptionnellement déterminés par la musique. Il est certain que ces liens n’ont pas été vus à toutes les époques, et il fallut des actions énergiques, comme celle du surréalisme et encore plus celle de Dada, pour ne citer que ces deux exemples — et pour ne pas parler du romantisme — pour que dans notre temps, qui constamment, et comme tout temps, s’écoule, la conscience s’en éveille : et aussitôt se trouve devant nous le paradoxe invoncevable de tout ce qui est temporel, et qui, dans l’éphémère, révèle ce qui est durable.
22La musique a à faire d’une façon particulière avec le temps, plus exactement avec sa mesure et son organisation, et c’est seulement en vertu de cette organisation que le temps, à l’intérieur du musical, devient une expérience et est par là intemporel : soustrait au temps. C’est là que se trouve le point d’intersection du calcul musical et — ne nous gênons pas pour utiliser un mot si décrié — de l’inspiration musicale, qui n’est en fait rien d’autre qu’une forme de prospection musicale. A ce point, l’accès à toutes les périodes de la musique est ouvert, et le passé, le présent et le futur ne sont plus des objets d’évaluations stylistiques, mais des expériences musicales.
23Dans la pratique musicale, cela signifie que, pour retourner au point de départ, le hasard ne peut devenir libre que par l’organisation la plus précise du temps ; par ce moyen, celui-ci est prêt à dévoiler ses secrets, dans une certaine mesure du moins. C’est seulement par une extrême précision — pour le dire encore plus clairement : par une notation franchement pédante — que le hasard est enfin devenu ce que l’on entendait par ce terme.
24Le hasard, le hasard manipulé (comme on se plaît à le dire) était jusque là un compagnon passablement grossier et lourdaud, et surtout sans aucune imagination pour ce qui le distingue de façon si extraordinaire : il faut le surprendre, lui tendre des pièges, nouer des filets conçus de façon extrêmement compliquée (invisibles en quelque sorte), qui l’attrapent après qu’on lui ait donné la liberté, et qui ne représente rien d’autre que le panneau dans lequel ensuite il tombe, et ceci avec assez de certitude à condition qu’on ait un peu de talent. Pour l’exprimer autrement : la multiplicité tout à fait prodigieuse de la pensée musicale de tous les temps est devenue, avec lui, expérimentable, saisissable. Des couches de conscience et d’expérience musicales, qui semblaient jusque là incompatibles, entrent en combinaison intime. Du courant infini du temps musical, émergent — et là le paradoxe devient une aide sur laquelle on peut compter — des souvenirs du futur et des prémonitions du passé : ce qui est en apparence contradictoire dévoile sa plus profonde parenté.
25Dans cette perspective, des dialogues ou communications mille fois répétés, deviennent des monologues qui s’étendent au-delà des époques et des espaces et restent, en dialogues et en communications mille fois répétés, des monologues.
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Regards croisés sur Bernd Alois Zimmermann
Actes du colloque de Strasbourg 2010
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2012
Pierre Boulez, Techniques d'écriture et enjeux esthétiques
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Karlheinz Stockhausen. Montag aus Licht
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