Frescobaldi
p. 44-48
Note de l’éditeur
Ce texte a été réédité avec des modifications substantielles dans l’ouvrage « Bernd Alois Zimmermann, Ecrits » (Contrechamps, 2011). C’est cette dernière version qui doit être utilisée comme référence.
Texte intégral
1
Frescobaldi : né en 1583 à Ferrare, mort le 1.3.1643 à Rome. Que signifie pour nous aujourd’hui Frescobaldi ?
2Je voudrais essayer de dire ce qu’il représente pour moi. Mon propos est celui d’un compositeur, non d’un musicologue. Mes considérations porteront donc avant tout sur l’aspect proprement compositionnel, — disons, pour être plus précis, sur la technique de composition, aspect qui n’est pas le seul, je m’empresse de le souligner, à mériter de retenir notre attention.
3Ma question est donc celle de savoir ce que représente pour nous, aujourd’hui, Frescobaldi. A en juger d’après le nombre des enregistrements radiophoniques, il est loin d’être un compositeur méconnu, tout au moins comme Maître de l’orgue, — même si son œuvre se trouve presque exclusivement réduite, semble-t-il, au domaine de la musique d’église.
4Quoiqu’il en soit, il tient une place assurée dans la pratique musicale de nos jours. Il n’en a pas toujours été ainsi : nous savons que, de son temps, il n’a eu, pour ainsi dire, aucune descendance directe : d’ailleurs, et cela peut paraître étrange, on constate qu’il est resté jusqu’à nos jours le dernier des grands maîtres d’orgue italiens.
5Il a exercé en revanche une influence considérable sur ses élèves allemands : Froberger l’importe en Allemagne du Sud, Tunder en Allemagne du Nord. Son influence sur Buxtehude est sans équivoque. Bach s’est procuré en 1713 une copie des Fiori musicali, probablement l’œuvre pour orgue la plus importante de Frescobladi.
6Pendant longtemps, le maître d’orgue italien avait eu la réputation d’être un grand novateur dont l’influence sur l’histoire de la musique fut décisive. Ce jugement doit être partiellement révisé : il n’était pas un novateur au sens le plus strict, ce qui, par ailleurs, nous aurons encore l’occasion de le voir, ne diminue en rien son œuvre. Bien au contraire. On a prouvé récemment en effet l’influence d’une école de clavecin napolitaine. Les compositeurs de cette école ont écrit des toccatas, des ricercars, des durezzas et des ligatures tout comme Frescobaldi ; le chromatisme y est tout aussi abondant et ces œuvres connaissent l’usage du « tempo rubato » qui passait jusqu’à présent pour une « invention » de Frescobaldi.
7Le « Capriccio cromatico con ligature al contrario » du premier livre de Capricci, Ricercari et Canzoni publié par Frescobaldi en 16261, nous donne une idée de l’extraordinaire expressivité de cette époque qui imprègne ici une forme tripartite suivie d’une coda où l’écriture est contrapuntique de bout en bout.
8Comme l’indique le titre, le thème est aussitôt suivi de son renversement et, pour être plus précis, sous la forme d’une strette, si nous pouvons nous permettre d’employer un terme qui renvoie plutôt à la technique compositionnelle plus tardive des fugues de Bach. En l’occurence nous n’avons pas affaire à une fugue, sinon, au meilleur des cas, à l’une de ses préfigurations. On donnera toute sa force au terme de « Capriccio ».
9Les diverses sections sont marquées par des cadences. Le principe cadentiel se présente ainsi : tonique, sous-dominante, dominante, tonique. On pourrait en conclure qu’il s’agit déjà d’une composition tonale, mais la présence d’éléments modaux vient cependant le démentir. Les diverses parties de l’œuvre obéissent à des proportions particulièrement rigoureuses : la première partie comporte 28 mesures, la deuxième 17, la troisième 11 et la coda forme un ensemble de 6 mesures. On note avec intérêt que chacune de ces différentes parties reprend parfois sous forme variée des éléments connus, et que leur nombre de mesure égal à la différence entre les deux parties qui l’encadrent. Ce qui me paraît toutefois du plus haut intérêt dans les Capricci de Frescobaldi qui retiennent plus particulièrement mon attention, c’est le traitement de ce que l’on appelle en général le « tempo ».
10En considérant les choses plus précisément, il est impossible de s’en tenir au concept de « tempo » que nous connaissons à travers les œuvres de la musique classique et romantique. Il s’agit plutôt de proportions de temps qui, — nous y reviendrons — nous font penser précisément par leur diversité aux proportions de temps au sein de la nouvelle musique.
11Mais avant d’aborder ce point, je voudrais évoquer en quelques mots les différences dans l’emploi des termes « Ricercar, Capriccio, Fantasie, Canzone et Toccata » chez Frescobladi. Disons tout d’abord que toutes ces pièces pouvaient être exécutées aussi bien à l’orgue qu’à n’importe quel autre instrument à clavier.
12Le ricercar présente plusieurs motifs traités en imitation à travers plusieurs sections ; ses tempi sont lents avec des valeurs longues.
13Les Capricci manifestent une tendance à déduire l’ensemble de la structure dans son pluralisme formel de la composition à partir d’une seule cellule de base.
14La Canzone et la Fantaisie s’apparentent davantage à ce qui prendra plus tard le nom de « Fugue ».
15Dans la Toccata, Frescobaldi a développé un type formel parfaitement achevé qui sera repris plus tard pratiquement tel quel par Buxtehude, puis par Bach.
16Mais venons-en aux Capricci. J’ai déjà signalé que dans ces œuvres, l’ensemble de la structure compositionnelle semble dériver d’une seule cellule de base. Cela se vérifie particulièrement bien dans le « Capriccio sopra La Sol Fa Re Mi » du Premier Livre de Capricci Ricercari et Canzoni2. Par la même occasion je voudrais insister ici sur le point suivant : le titre du capriccio en question désigne très précisément l’état de chose matériel dans la mesure où les hauteurs qui servent de base à la composition sont nommées dans l’ordre même de leur apparition. Nous sommes donc en présence, ni plus ni moins, d’une série de cinq sons. Il n’y a, dans cette pièce, aucun son que l’on ne puisse déduire de cette série de cinq sons ; Frescobaldi ne procède ainsi guère autrement que naguère nos chers dodécaphonistes, en ayant recours à une série de base, au renversement, à l’exposition rétrogade et au renversement rétrograde, certes en se limitant non pas à douze, mais à cinq sons.
17Revenons-en au traitement des proportions de temps.
18Dans notre conception actuelle de la musique, l’idée de faire dériver les couches temporelles (pour le dire plus précisément : des parcours temporels) d’une constellation donnée de hauteurs (nous dirions d’une « série ») est parfaitement courante. La musique sérielle nous a largement familiarisés avec cela.
19Nous observons chez Frescobaldi une démarche très voisine. Cinq parcours temporels différents repérables par les « modifications de tempo » correspondent au cinq sons du cappricio. Ceci est parfaitement perceptible, d’ailleurs tout comme l’emploi de ces procédés auxquels Josquin a fait appel par exemple dans le second Agnus Dei de la Messe « L’homme armé super voces musicales »3 où il construit un canon à trois voix, en mettant en œuvre simultanément dans trois proportions différentes (« ex una tres ») la célèbre mélodie de la chanson « l’homme armé » qui servait alors volontiers de cantus firmus profane pour des messes polyphoniques.
20Les Capricci de Frescobaldi réalisent ainsi une merveilleuse synthèse de la pensée musicale de diverses époques. Le monde si riche des proportions, des prolations et des différents temps donne peu à peu naissance à ce que l’on appellera plus tard, par régénération du concept de « mesure de temps », le « Tempo ».
21Les douze modes débouchent sur le couple majeur/mineur avec ses différentes transpositions. C’est ainsi que Frescobaldi se situe à la charnière de la Renaissance et du Baroque.
22La multiplicité dans l’unité : l’« Arbre des légendes » de Debussy où tous les bourgeons s’ouvrent au même moment semble être ici en fleur. Pour mémoire : l’ensemble de l’architecture sonore du Capriccio dérive d’un groupe de cinq sons à partir duquel se développent les parcours temporels correspondants : il s’agit d’une œuvre exemplaire dont on ne perçoit cependant toute la diversité et toute la finesse qu’après l’avoir souvent écoutée.
23Comparés aux Toccatas ou aux « Fiori Musicali », les capricci nous semblent plus distanciés, plus tièdes et déterminés davantage par la structure que par l’expression. Certes, on regrettera de ne pas y trouver le caractère plus sentimental des « Fiori musicali », avant tout leur penchant vers le religieux ; en revanche, ils nous livrent cependant le produit d’une pensée musicale qui nous met en présence, d’une manière tout à fait singulière pour l’époque, de démarches structurelles parfaitement équilibrées au niveau de l’organisation des hauteurs et des durées : il s’agit de constructions de la plus grande rigueur et toutefois d’une extrême sensibilité.
24La comparaison avec l’architecture de la Renaissance s’impose. J’ai signalé plus haut que le terme de « Capriccio » chez Frescobaldi doit être pris littéralement. Tout comme ceux dont il est question, les autres « Capricci » se caractérisent par une étonnante diversité et par une grande souplesse dans les articulations ; le « caprice » atteint précisément son paroxisme avec ce caractère d’improvisation, alors que tout procède, comme nous l’avons vu, avec la plus parfaite rigueur d’une structure solidement établie. Le capriccio se manifeste dès lors que l’extraordinaire complexité de sa structure devient un phénomène sensible.
25Je vois ainsi dans la forme des capricci un “ instrument” sensible, hautement raffiné, d’un art musical qui manifeste la noblesse de cet esprit libre qui s’exprime dans la connaissance de soi que possède l’homme de la Renaissance. L’écho que nous en offrent, par delà Bach, les dernières Sonates de Beethoven, ne nous étonne aujourd’hui en rien. La technique que mettent en œuvre les fugues de ces Sonates n’a rien à voir avec la technique de la fugue d’un Bach, mais elle prolonge plutôt, me semble-t-il, les formes du Capriccio et de la Toccata telles que Frescobaldi les avaient élaborées : il serait très excitant de vérifier cela dans les Opus 109 et 110 de Beethoven.
26Le monde des Ricercari, Capricci, Toccatas, Fantaisias et Canzones, avec leur caractère essentiellement polyphonique et parfaitement modale forme un étrange contraste avec le monde naissant d’un chromatisme quasiment gésualdien dont les œuvres empruntent souvent la même terminologie et auquel Frescobaldi avait été initié par son maître Luzzaschi. Quelle pouvait être la signification de ces Durezza qui avaient déjà joué un rôle si important dans l’école napolitaine de clavecin que nous avons déjà évoquée ? Comme dans la plupart des compositions chromatiques de Frescobaldi, on est frappé par l’emploi des structures relativement simples. Il apparaît que l’attention porte avant tout sur l’organisation des hauteurs, comme s’il s’agissait d’éviter que l’auditeur soit embarassé par des structures de temps complexes : procédé que nous retrouverons sous une forme semblable, plus tard, chez Bach, avant tout dans les préludes des chorals...
27Le « Capriccio di durezze » semble conduire en droite ligne vers le célèbre « Ricercar cromatico post il credo » des Fiori musicali éditées par Frescobaldi en 16354. Le chromatisme s’impose encore plus fortement tandis que l’on observe d’autre part un nouveau glissement de la modalité vers la tonalité, ce que l’on constate surtout dans la pratique du contrepoint en imitations qui privilégie le conséquent tonal par rapport au conséquent réel. Il est évident que l’univers si riche des formes des ricercars des toccatas, des fantaises et des canzones tendait inéluctablement à aboutir à la seule formule de la fugue telle que Bach plus tard la conduisit à sa plus extrême perfection.
28En considérant le « Ricercar cromatico post il credo » on pourrait presque parler de fugue à trois thèmes — à de ne pas confondre toutefois avec la triple-fugue. De même, dans le « Ricercar cromatico », la simplicité avec laquelle s’impose la forme tripartite donne à cette richesse du chromatisme que j’ai déjà évoqué toute sa force expressive.
29L’image que nous faisons aujourd’hui de Frescobaldi, correspond dans l’ensemble à l’œuvre que nous venons d’évoquer ; on peut même supposer que c’est la parenté indiscutable de cette pièce avec l’œuvre de Bach qui nous fait penser au cantor de St Thomas. Il y a sans aucun doute quelque chose d’inexact à fausser l’image de Frescobaldi pour en faire, d’une certaine manière, un précurseur de Bach. Rien ne serait plus faux.
30Je voudrais enfin évoquer le monde si riche des Capprici du grand maître d’orgue italien à propos du « Capriccio di obligo di cantare la quinta parte senza toccarla »5.
31La forme de ce capriccio me semble encore plus flexible, oui presque plus virtuose que celle du « Capriccio sopra La Sol Fa Re Mi », plus stricte encore. La texture du contrepoint fait quasiment penser à la suite variée par ses entrelacs aussi solides que dépourvus de contrainte. La possibilité de chanter la cinquième voix obligée et non de la jouer, confère à cette pièce un charme particulier.
Notes de fin
1 Cf. G. Frescobaldi, Das erste Buch der Capricci, Ricercari und Canzoni 1626. Kassel, Basel : Bärenreiter [1949] (Girolamo Frescobaldi. Orgel — und Klavierwerke, Gesamtausgabe nach dem Urtext herausgegeben von Pierre Pidoux, Band ii), p. 34-35 (NDT).
2 Cf. ibid., p. 21-25 (NDT).
3 Werken van Josquin des Prés, uitgegeven door Dr. A. Smijers, Amsterdam, 1926 (Tiende Aflevering, Missen I), p. 26-27.
4 Cf. G. Frescobaldi, Fiori musicali (1635). Kassel, Basel : Bärenreiter, 1954 (Girolamo Frescobaldi, Orgel — und Klavierwerke, Gesemtausgabe nach dem Urtext herausgegeben von Pierre Pidoux, Band V), p. 34-37.
5 Cf. C. Frescobaldi, Das erste Buch..., op. cit., p. 42-47.
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Regards croisés sur Bernd Alois Zimmermann
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Pierre Boulez, Techniques d'écriture et enjeux esthétiques
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