Lenz, nouvelles perspectives pour l’opéra
p. 36-40
Note de l’éditeur
Ce texte a été réédité avec des modifications substantielles dans l’ouvrage « Bernd Alois Zimmermann, Ecrits » (Contrechamps, 2011). C’est cette dernière version qui doit être utilisée comme référence.
Paru pour la première fois sous le titre « Neue Aspekte der Oper » puis sous le titre « Lenz und neue Aspekte der Oper ».
Texte intégral
1En hiver 1774/75, Jakob Michael Reinhold Lenz écrivit la pièce de théâtre Les Soldats dont il disait dans une lettre à Herderd « qu’elle lui emportait la moitié de son existence ». Marqué par le destin, Lenz dut pressentir la vérité de ces mots, lui qui fut le seul des représentants du « Sturm und Drang » à confirmer, par sa fin tragique, la devise de ces derniers : « Je périrai et m’éteindrai dans les brumes et la fumée ».
2L’action des Soldats, la fable : rien d’extraordinaire. Une jolie fille de la bourgeoisie tombe amoureuse d’un officier gentilhomme et laisse en plan son fiancé bourgeois ; restée elle-même en carafe, elle tombe de plus en plus bas et se trouve du coup poussée dans la rue par les circonstances et s’y empêtre petit à petit. La jeune bourgoise subornée, l’avidité de plaisirs d’une classe sociale, ses débauches — tout cela fait partie des accessoires théâtraux du « Sturm und Drang ».
3Pourtant : quel langage ! d’un côté, absurde jusqu’à la laideur, déchiqueté, calciné ; de l’autre, d’un lyrisme contenu, magique et d’une vibration lumineuse, à la fois gercé et cristallin. Et puis cette situation exemplaire qui avance par poussées concentriques et en spirale depuis les extrémités et qui se précipite, à un rythme toujours plus accéléré, vers le centre et vers la fin — tout cela est sans égal, aussi bien quant à la force de la caractérisation et du langage poétique qu’en ce qui concerne l’usage des moyens dramaturgiques : une anticipation étonnante sur les techniques et les méthodes de représentation, telles que les connaîtra seulement — à ce qu’il semble — l’expressionnisme.
4« Car — et vous attendiez peut-être ce car avec impatience — la faculté d’imiter n’est pas ce qui existe déjà en germe chez tous les animaux, n’est pas mécanisme, ou écho, etc., n’est pas — reprenons notre souffle ! — ce qu’elle est chez nos poètes. Car le poète véritable n’associe pas arbitrairement dans son imagination les éléments de ce qu’il plaît à ces messieurs d’appeler la belle nature, mais qui, avec leur permission, n’est que la nature manquée. Il adopte un point de vue — puis associe nécessairement de telle ou telle façon. »e
5Celui qui écrivit cela était un jeune homme d’à peine vingt ans : Lenz, dans ses Notes sur le théâtre (écrites entre 1771 et 1773, avant la parution du Götz von Berlichingen).
6Avec cette syntaxe apparemment incohérente des Notes, Lenz doit avoir fait une impression bien singulière sur la société qui assistait à ses lectures à Strasbourg ; et son rejet de « la bulle si redoutable et si pitoyablement célèbre concernant les trois unités »f d’Aristote n’aura pas laissé moins perplexe ces mêmes auditeurs !
7« Trois unités, qu’est-ce que cela veut donc dire, chers amis ? N’est-ce pas cette unité unique que nous cherchons dans tous les objets de la connaissance, et qui nous fournit le point de vue à partir duquel nous pouvons embrasser et dominer le tout ? (...) Les trois unités, qu’est-ce que cela veut dire ? Je vais, moi, vous en indiquer cent, d’unités, et qui n’en demeurent pas moins cette unité unique, (...) unité de langue, unité de religion, unité de mœurs... Oui, et qu’est-ce qu’il en sort ? Toujours la même chose, toujours et éternellement la même chose. »g
8Unité d’action intérieure : voici en quelque sorte le lieu géométrique, le foyer d’où se déploient les phases et les étapes de l’intrigue, des caractères, du phénomène théâtral tout entier. C’est à partir d’ici que la conception dramatique de Lenz prend son essor : déduction de la multiplicité des phénomènes à partir d’une unité logiquement implacable, susceptible de s’ouvrir, de se déployer, de s’exprimer, aussi bien successivement que simultanément.
9« Notre âme est une chose dont les effets, comme ceux du corps, sont successifs, l’un après l’autre. D’où cela vient-il — ce qui est certain, c’est que notre âme désire de tout son cœur ne pas connaître ni vouloir successivement. Nous aimerions d’un seul regard pénétrer dans la nature intime de tous les êtres, absorber d’un seul sentiment la joie intense qui est dans la nature et l’unir à nous. »h
10Le point de vue de l’unité d’action intérieure joue un rôle déterminant dans le poème dramatique de Lenz.
11Les trois unités (d’action, de lieu et de temps) sont niées de bout en bout. Plusieurs intrigues sont superposées. (Plus tard, Brecht essayera de les coordonner dans l’adaptation du Hofmeister [Le Précepteur]). L’action des Soldats se joue dans dix endroits différents : elle oscille entre Lille, domicile de Marie, et Armentières, domicile de son fiancé bourgeois Stolzius. Suspendu entre les temps les plus divers, en partie superposés, le balancier de l’action prend de plus en plus d’élan dans l’espace. Les intervalles temporels, par contre, diminuent en conséquence jusqu’à se heurter, à l’acte IV et V, dans une simultanéité virtuelle qui prend la forme de scènes réduites à une seule phrase, à une exclamation, au geste verbal en quelque sorte : « la danse des heures de la simultanéité » (Joyce) où les dimensions deviennent interchangeables ; où la succession devient simultanéité et où, lorsque le flot de la conscience s’identifie au flot de vécu, le son devient image : musique ! Des instants comparables à cette unité que forment présent, passé et futur, telle que Saint Augustin l’a définie à travers la nature de l’âme humaine qui outrepasse dans son élargissement spirituel l’instant fugace, englobant le passé et le futur dans un présent permanent.
12Or, que signifient donc ces principes, que signifie la conception dramatique de Lenz pour le compositeur ? La réponse est déjà donnée : elle implique un agencement à partir d’un matériau réduit à l’essentiel. La méthode compositionnelle qui en découle, nous l’appelons « sérielle », ce qui signifie : « put all space in a nutshell »i (Joyce) et, pareillement, « je vais, moi, vous en indiquer cent, d’unités, qui n’en demeurent pas moins cette unité unique ».
13Considérant notre point de départ, quelles sont après tout les possibilités contenues dans une forme aussi ancienne et aussi souvent présumée morte que l’opéra ? La réponse est déjà donnée. C’est ainsi que je compris que la technique sérielle ouvrait de nouvelles perspectives pour l’opéra et concordait tout à fait avec la structure à plusieurs couches et avec la dimension gigantesque de ce genre musical. Il semble même que cette unité concise dont je parlais soit la seule à pouvoir remplir au plus tôt les exigences de Lenz : unité d’action intérieure — le mouvement pendulaire entre succession et simultanéité — la chute précipitée dans la spirale du temps — interchangeabilité des dimensions — rotations et interférences — le grand son du temps qui forme une voûte au-dessus d’une œuvre entière et l’embrasse : c’est le poète qui indique le chemin de la composition et la direction de celui-ci. Une nouvelle manière de voir l’opéra, en suspens entre une conception centripète de l’espace et une conception centrifuge du temps, et inversement.
14Qu’est-ce que cela signifie concrètement pour la scène ? — D’abord il s’agit de transposer cette conception spatio-temporelle sphérique de l’opéra dans la disposition frontale plane, propre à nos maisons d’opéra, où la scène est face à la salle. Cela veut dire que la scène est entourée en hauteur et en profondeur et à la périphérie de groupes d’instruments à percussion. Le demi-cercle acoustique de la scène est complété en un cercle par des groupes de haut-parleurs placés dans la salle (derrière et au plafond). La scène et l’orchestre (dans la fosse d’orchestre) se trouvent dès lors situés au centre d’où s’établit un réseau multiple de signes spatio-sonores, de coordinations acoustiques qui éclatent dans tous les sens. L’instrumentarium, sans cesse disposé différemment dans l’espace, devient le partenaire “itinérant” du chanteur sur scène. Le public est désormais entièrement inclus dans le processus musical, et ce d’une manière beaucoup plus intense que dans la disposition traditionnelle de l’espace.
15Ce qui m’a attiré avant tout dans les Soldats, ce n’est ni son côté lié à l’actualité de l’époque (qui pour nous, de toute manière, n’est que d’un intérêt relatif) ni l’aspect sociologique ou de critique sociale du « drame des classes », contenus de manière évidente et superbe, à leur façon, dans l’œuvre, mais, au contraire, le fait que des êtres humains, tels que nous pouvons les rencontrer à toutes les époques, soient enfermés dans une situation exemplaire — conditionnée non pas par le destin, mais plutôt par la constellation fatale des classes sociales, des circonstances et des caractères — depuis laquelle ils subissent, innocemment au fond, les événements auxquels ils ne peuvent échapper. C’est le cas des soldats, de Stolzius, de Marie, de Desportes, de la famille de Marie, de qui que ce soit. Cette perspective n’a pas plus en commun avec l’existentialisme qu’avec la pièce d’actualité de l’époque, tendancieuse, que visait son auteur. Le coloris d’époque forme tout au plus la toile de fond d’où se détachent les événements.
16Le point de vue du mouvement pendulaire dramaturgique entre succession et simultanéité joue un rôle tout aussi déterminant dans l’adaptation du sujet au livret que l’intangibilité du langage poétique. En ce sens, les scènes des officiers qui occupent chez Lenz un espace considérable sont ramenées, dans l’opéra, à une simultanéité et condensée dans la première scène du deuxième acte, formant ainsi les couches superposées dont nous avions parlé. Tout se passe selon le rythme des couches du temps et du vécu se superposant et concourt à produire en quelque sorte cette rotation spatio-temporelle et scénique d’où sont propulsés, comme surgissant d’un tourbillon, des bouts de paroles, des débris de l’intrigue, des actions isolées ou des fragments de l’action globale. Depuis le mot chuchoté jusqu’au cri strident, on est confronté à tous les stades de l’expression vocale humaine ; les mots parlés et les mots chantés se confondent, sont intervertis et transportés dans des actions de bruitage où ils sont transformés en un rythme de battements, frappements et trépignements, voire même en mouvement dansant. En même temps, les superpositions de passages simultanément parlés, déclamés, criés, chantés, avec des actions rythmiques de bruitage, alternent avec des phases d’actions musicales et scéniques isolées : une fluctuation permanente entre chaos volcanique apparent et structure moléculaire. Dans la deuxième scène du même acte de l’opéra, trois scènes (chez Lenz, deux d’entre elles sont liées par un rapport de simultanéité) sont composées en un triple contrepoint : la séduction de Marie par le jeune baron Desportes, la prière de la vieille mère Wesener et le pressentiment de Stolzius, le fiancé malheureux de Marie, à propos de la fin tragique. Au moment de la péripétie de l’opéra, les micro-scènes déjà citées (elles se trouvent dans l’acte IV et V de la pièce de Lenz) sont aspirées de force dans les remous de la spirale du temps, phénomène comparable à l’accord dodécaphonique qui fait résonner simultanément les douze degrés de la gamme : c’est l’accord dodécaphonique de la scène dans le champ pluraliste des proportions de l’action dramatico-musicale.
17L’auditeur se trouve au milieu d’une action issue d’une situation dramatique ponctuelle et dont les éléments se mêlent et se démêlent dans le cadre d’un développement complexe, à la fois successif et simultané, oscillant progressivement entre la “dimension” plane et la sphéricité et déclinant enfin vers son point de départ. Tout le matériau musical de l’opéra est basé sur une série symétrique comprenant tous les intervalles et à partir de laquelle seront établies les proportions constitutives de l’œuvre entière.
Notes de bas de page
d Il s’agit de la lettre du 23 juillet 1775, publiée in : Briefe von und an J. M. R. Lenz, Vol. I, Bern 1979, p. 119 (NDLR).
e Traduction de René Girard, in : Jakob Lenz : Théâtre, Travaux 21, Paris 1972, p. 25 (NDLR).
f Ibid., p. 33 (NDLR).
g Ibid., p. 33 et 34.
h Ce passage ne figure pas dans la traduction citée (NDLR).
i En anglais dans le texte (NDLR).
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