Commentaires sur l’« Harmonielehre » de Schoenberg
p. 93-95
Note de l’éditeur
Ce texte a été réédité avec des modifications substantielles dans l’ouvrage « Schoenberg-Busoni, Schoenberg-Kandinsky, Correspondances, textes» (Contrechamps, 1995). C’est cette dernière version qui doit être utilisée comme référence.
Schoenberg avait publié un extrait du chapitre « Octaves et Quintes parallèles » de son « Traité d’Harmonie » dans la revue « Die Musik », 1910, deuxième cahier d’octobre, p. 97-105. Il le mentionne dans sa lettre du 24 janvier 1911 à Kandinsky. Celui-ci en commande aussitôt un exemplaire (voir sa lettre du 26 janvier 1911) ; il est enthousiasmé par le texte (6 février 1911) et le trouve tout à fait adéquat pour le catalogue de la grande exposition « Salon de la 2e exposition internationale d’art », Odessa 1910-11, organisée par son ami Vladimir Izdebskij (Isdebsky) (voir note 3). Cette première présentation de Schoenberg en Russie était jusqu’ici restée inconnue des spécialistes.
De l’article de Schoenberg, Kandinsky choisit et supprima soigneusement tous les passages et digressions par trop spécialisées et musicologiques. Il traduisit personnellement le plus essentiel et le plus intéressant, même pour le non musicien, de façon très fidèle et malgré le manque de temps pour se familiariser avec le texte (voir lettre du 9 avril 1911). Les extraits publiés sous le titre « Paralleli v oktavachi kvintach » parurent en 1911 dans le catalogue d’Odessa, sous le nom de Schoenberg, accompagnés de commentaires de Kandinsky, avant même la mise sous presse de « Harmonielehre ».
Le chapitre se trouve dans la partie « Le renversement des accords de trois sons », elle-même comprise dans « Le mode majeur et les accords spécifiques de la gamme majeure ». Le premier commentaire de Kandinsky a trait à l’article en général :
Texte intégral
1Ma traduction est une partie de la publication parue dans la revue « Musik » 1910, et celle-ci est à son tour un extrait de « Harmonielehre » de Schoenberg qui paraîtra bientôt aux « Editions Universal » (Vienne). Schoenberg est l’un des créateurs les plus radical, les plus conséquent, les plus doué, et les plus honnête de la « nouvelle » musique. Je me permets de demander à tous les amoureux de l’art de ne pas s’effrayer du titre apparemment scientifique et spécialisé, et de lire ce court extrait. Et d’accorder une attention particulière à la continuité organique inaltérable, au développement naturel et immuable de la nouvelle musique à partir de l’ancienne, à partir des sources les plus profondes que ce compositeur révolutionnaire ressent si fort. « L’art... suit le chemin de la nature humaine. » L’art est continuellement enrichi par le développement de l’esprit humain, de même il l’ennrichit à travers ses nouvelles formes d’expression. Cependant, à chaque époque sont posées les nouvelles limites de l’accessible, de même qu’à chaque âge sont posées les nouvelles limites de la connaissance intérieure. C’est ainsi que pense Schoenberg : toute combinaison de sons, tout pas en avant est permis, « cependant je sens aujourd’hui déjà qu’il y a ici aussi des conditions déterminées dont dépend le fait que j’emploie telle ou telle dissonnance » — Schoenberg réunit dans sa pensée une grande liberté et une grande croyance en un développement ordonné de l’esprit.
2Kandinsky
3La deuxième note de Kandinsky se réfère au problème suivant : on surestime souvent les innovations du moment et, après que leur défense n’est plus nécessaire, on tente de les consolider en les exagérant. Mais l’exagération est nuisible et, surtout, elle entrave les innovations futures.
4Ces lignes brèves et précises jettent la lumière sur la nature de tout progrès humain (dans le domaine spirituel ! Dans le domaine matériel, au contraire, les hommes tendent plutôt à se ruer sur tout ce qui est nouveau. De nos jours, par exemple, la folie de l’avion, surtout en Europe occidentale). Dans leur peur panique, la tête cachée dans le buisson ou munis de tous les arguments réels ou irréels contre les nouvelles acquisitions, les hommes doivent cependant reconnaître qu’elles sont bénéfiques et les accepter. Un nouveau credo est alors aussitôt établi. Ce qu’hier encore on maudissait et méprisait, on l’élève aujourd’hui au rang d’idole. La « transgression » de ces lois devient un sacrilège. Et malheur à celui qui arrive alors et apporte de nouvelles acquisitions, de nouvelles lois. Et la même litanie se déroule à nouveau. Cette propriété de l’homme qui maudit tout ce qui est nouveau et cependant forge aussitôt une nouvelle forme d’acier à partir de ce qui est nouveau — ce quiétisme spirituel fatal et sans borne, voilà peut-être ce qu’il y a de plus terrible, de plus tragique dans le destin de l’homme.
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6La troisième et dernière note de Kandinsky porte sur un passage qui traite de problèmes pédagogiques : parce qu’elles ont été interdites pendant longtemps, les quintes parallèles ne sont plus familières à l’oreille et, comme tout ce qui est inhabituel, elles semblent sonner très mal. Bien que les traités les interdisent, on les a parfois employées, dans la pratique et elles ne sont pas plus laides ou plus mauvaises que les octaves.
7Pourquoi l’élève ne serait-il autorisé à les écrire ? Schoenberg poursuit en disant qu’il ne devrait les employer que lorsqu’il a atteint un stade avancé, car l’enseignement doit suivre l’évolution historique, mais sans prétendre livrer des résultats définitifs et préparer ainsi le terrain à de nouvelles erreurs.
8Schoenberg soulève ici l’une des questions brûlantes qui éveillent de nombreux doutes chez un artiste-pédagogue « radical ». La question se pose exactement de la même manière dans le domaine de la peinture : du fait que la construction organique-anatomique n’est plus reconnue, c’est-à-dire qu’elle est continuellement trahie au profit d’une construction graphique-picturale, — ne devrait-on pas, dans les écoles préparatoires, éliminer des programmes d’enseignement ces stupides cours préliminaires organiques-anatomiques ? On se souvient spontanément d’époques passées et d’œuvres de jeunesse de maîtres doués qui faisaient par ignorance des erreurs d’anatomie — à nos yeux impardonnables et souvent comiques (les Perses, les Japonais, les anciens maîtres italiens et allemands, et parmi eux, le grand artiste, peintre et graveur Albrecht Durer). Chez ces maîtres, l’erreur semble servir inconsciemment l’Idée de l’œuvre, et qui oserait ajouter une fibula omise par Dürer, une fibula avec sa crista fibulae et par-dessus tout avec sa malleole externe ? D’autre part : le peintre d’aujourd’hui peut-il ou doit-il — à l’image du musicien qui exclut les quintes et les octaves parallèles — dire à son élève : tu dois absolument savoir que la malleole externe est le renflement inféro-externe de la fibula ?
9Il me semble avant tout que seul un mauvais professeur enseigne l’art à ses élèves comme un sous-officier le tir à ses soldats. En outre, il me semble que le professeur n’est pas là pour charger l’élève de lois immuables et de ce fait le gêner, mais qu’il est appelé à lui ouvrir la porte de l’immense arsenal des possibilités, c’est-à-dire des moyens d’expression artistique, et de lui dire : Regarde ! Là-bas, dans le coin poussiéreux, se trouve tout un tas de moyens d’expression qui sont aujourd’hui hors d’usage ; tu peux trouver là-dessous la construction organique-anatomique ; si tu devais en avoir besoin, tu sais ou elle est... Aujourd’hui, le moment est venu d’ouvrir la grande porte.
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