IV. Les conflits du temps
p. 141-202
Texte intégral
1Quatre années séparent les Variations pour orchestre du Second Quatuor (1959). Quatre années de réflexion, de recherches intenses au cours desquelles la pensée musicale de Carter va connaître une nouvelle et considérable évolution. Loin de faire table rase du passé, elle poursuit les expériences menées dans les œuvres précédentes pour définir de nouvelles relations entre les éléments musicaux, de nouveaux types de textures et de formes. Carter recherche obstinément des principes d’organisation, fortement structurés et rigoureux, mais ouverts et évolutifs, et qui répondent au principe, devenu fondamental pour lui, de changement. Cependant, si cette réflexion sur l’idée de changement implique de plus en plus le refus de reprendre en compte le langage musical du passé, d’en adopter les styles et les formes, elle n’est pas pour autant une musique de l’oubli et de l’abandon des acquis de la tradition. Car, comme en témoignent déjà parfaitement les Variations pour orchestre, ce n’est pas tant cette tradition en elle-même qui se voit dénoncée et écartée dans la recherche de formes nouvelles, que la tendance à pérenniser ses principes généraux au risque de dévier vers le conservatisme et l’immuabilité de normes et de modèles devenus stériles. Il devient de plus en plus évident pour Carter qu’aucun schéma préétabli ne peut répondre à la nature évolutive de la musique qu’il imagine. « Importé » dans une composition, il ne pourrait être qu’un corps étranger, étant inapte au changement et à l’altérabilité qu’implique le devenir musical. Ainsi, composer selon le plan d’une forme-sonate ou utiliser une formation symphonique traditionnelle relève désormais de la même aberration, puisque ni l’une ni l’autre n’ont été conçues pour servir sa propre conception de la musique atonale, du contrepoint, du développement ou encore des relations entre les instruments, mais pour servir la musique d’époques révolues, et plus particulièrement la musique tonale et l’écriture harmonique de l’époque classique et romantique. Mais si toutes les œuvres doivent être habitées de l’intérieur par la nécessité du changement, ce changement ne saurait être une fin en soi. Il ne répond donc en rien au seul désir d’aller de l’avant dans une attitude progressiste qui a pu caractériser certaines musiques de l’École de Darmstadt où l’idée de retour était souvent rejetée. Il est également très éloigné d’une musique de la transformation continue où une matière sonore, en perpétuelle transmutation, comme dans certaines œuvres électroacoustiques, entraîne l’auditeur dans une écoute unidirectionnelle. Ici, au contraire, l’oreille a le loisir de se perdre dans maintes directions, car le changement se veut multiple et imprévisible. Il répond à une « logique du vivant » où les éléments musicaux peuvent disparaître momentanément, puis réapparaître plus loin dans l’œuvre, mais ne peuvent échapper à la nécessité d’évoluer de diverses manières afin de s’adapter au « milieu » sonore dont ils font partie.
2Au cours des années cinquante, cette conception musicale du changement traduit donc chez Carter, comme chez beaucoup de compositeurs contemporains, une volonté d’échapper, à tous les niveaux de la création, au principe de répétition littérale. Au sein d’une même œuvre, toute fixité, tout état stable et définitif est toujours rejeté au profit de l’action dramatique, c’est-à-dire du mouvement, de l’évolution et du développement des idées musicales qui semblent naître de l’improvisation. S’il ne rejette pas le principe du retour, largement développé dans ses œuvres, une idée musicale ne peut avoir, pour Carter, d’état définitif, idéal, puisqu’elle est conçue pour devenir et non pour demeurer. Elle ne peut donc se reproduire à l’identique, pas plus qu’elle ne pourra reprendre son état antérieur après avoir été modifiée. La répétition textuelle sera donc la plupart du temps évitée, car dans un tel contexte évolutif elle constitue un artifice inutile en produisant un effet de « pléonasme musical ». Lorsque Carter y aura recours, la répétition textuelle sera alors investie d’une fonction dramatique importante. En apparaissant comme une transgression des lois générales qui régiront les futurs caractères musicaux, elle sera perçue, au sein du discours musical, comme un « accident », comme une soudaine remise en question du principe fondamental de changement.
3Ces réflexions sur l’idée de changement vont porter atteinte à celle de thème musical dont l’influence hégémonique, même dans les grandes œuvres du passé, ne correspond pas nécessairement pour Carter à la réalité musicale. Ainsi, il affirme que « l’insistance sur la prédominance du thème dans la musique ancienne est une des falsifications que les théoriciens et les critiques musicaux nous ont transmises »1. En fait, Carter s’oppose à la notion de thème lorsque celui-ci répond à une conception que l’on pourrait qualifier d’académique, c’est-à-dire lorsqu’il est conçu comme une idée musicale fortement caractérisée, réductible à une forme primaire, « idéale », susceptible, malgré son potentiel de développement et de variation, de retourner à cette forme. Non seulement cette conception restrictive du thème génère des relations hiérarchiques entre les différentes idées musicales, ce que la musique de Carter ignore le plus souvent, mais elle rend beaucoup plus difficile la rupture avec les grands schémas formels traditionnels (formes lied, sonate ou rondo) qui sont construits autour de l’attente d’un retour du matériau thématique qui finit toujours par se produire. Plus la conception du thème sera étroite, plus elle accordera de littéralité à sa répétition, moins elle permettra l’éclosion de scénarios auditifs originaux. Il s’agit, pour Carter, de se départir de cette souveraineté du thème en permettant à toutes les composantes qui participent au discours musical de remplir de nouvelles fonctions et de créer ainsi de nouveaux événements musicaux aptes à devenir des sources de développement réellement originales.
4Chacun d’une manière différente, le Premier Quatuor, les Variations pour orchestre ou encore la Sonate pour flûte, hautbois, violoncelle et clavecin ont déjà porté un coup fatal à cette idée traditionnelle de thème, laissant le champ libre à un nouveau type d’identité musicale qui s’est dessiné peu à peu. Cette conception originale que nous appelons « caractère musical »2, et à laquelle il a déjà été fait allusion, va devenir une dimension essentielle dans la musique de Carter. En se substituant à la notion de thème, elle va ouvrir de nouvelles possibilités de développement, tout en apportant la solution personnelle de Carter au problème de la répétition.
Les masques du temps : Second Quatuor
5Les caractères musicaux vont voir véritablement le jour avec le Second Quatuor, même si leur auteur reconnaît y avoir songé en composant son Premier Quatuor, comme le prouve la complète autonomie des quatre strates instrumentales dans certains passages de la « Fantasia » ou des « Variations ». Dans le Second Quatuor, chaque instrument se voit doté d’un patrimoine intervallique, d’un comportement rythmique et d’un caractère expressif qui le distingue des autres. En premier lieu, cette forte individualisation des instruments créant des oppositions de caractères exacerbées a permis de compenser la sonorité très semblable des instruments du quatuor qui, pour Carter, se différencient surtout par leur registre. Chaque instrument devient ici une personnalité bien particulière, un « instrument/personnage », sorte d’acteur jouant un rôle musical. Souvent virtuose, capricieux et extraverti, le premier violon possède le tempérament le plus varié. En revanche, le second violon, avec ses pulsations régulières en pizzicato, incarne la stabilité. Le lyrisme soutenu et le jeu rubato de l’alto en font le « sentimental » du groupe, tandis que le violoncelle, lui, est un être impétueux caractérisé par ses multiples accélérations et ralentissements. L’idée de doter les quatre instruments d’une identité distincte n’est pas sans rappeler les trois strates différentes qui agissaient dans les Variations pour orchestre. Mais avec le Second Quatuor, la démarche est de loin plus ambitieuse. Carter avait même projeté un temps de composer quatre morceaux de musique entièrement différents pour chacun des quatre instruments du quatuor et pouvant être joués ensemble. Même s’il a vite pris conscience du caractère utopique du projet, le désir de créer une dramaturgie de l’écriture fondée sur une stratification d’individualités instrumentales contrastées marquera le quatuor ainsi que les œuvres qui suivront. Dans le Second Quatuor, les personnages ne partagent donc rien au départ et semblent agir avec une grande indépendance. L’opposition est d’autant plus sensible qu’il n’existe plus de véritables thèmes circulant de l’un à l’autre pour « souder » la communauté instrumentale.
6Comme le Premier Quatuor, l’œuvre présente une double structure entremêlant quatre mouvements (« Allegro fantastico » ; « Presto scherzando » ; « Andante espressivo » ; « Allegro ») et trois Cadences (alto ; violoncelle ; premier violon) encadrés par une « Introduction » et une « Conclusion », soit neuf sections distinctes. Au cours de l’œuvre, ces identités hétérogènes seront partagées entre un désir de préserver leur autonomie, lors des cadences, et la nécessité de trouver un terrain d’entente, de s’engager dans une action collective pour sauver le quatuor de l’éclatement, lors des quatre mouvements. La forme du Second Quatuor découle donc de ce drame des aspirations contradictoires et inconciliables.
7La cohérence harmonique de l’œuvre est maintenue par l’utilisation des deux tétracordes « tous intervalles » (0,1,3,7) et (0,1,4,6) qui peuvent intégrer l’ensemble des identités intervalliques des quatre instruments. Dans les périodes de fusion de l’« Allegro », les deux tétracordes se combineront pour renforcer la cohésion du groupe.
8On peut décrire les différents comportements instrumentaux agissant dans le Second Quatuor comme s’il s’agissait d’un « scénario auditif ». Les quatre instruments entament 1’« Introduction » individuellement, comme des acteurs s’approchant tour à tour des feux de la rampe puis, en de brèves phrases, ils commencent à dévoiler leur personnalité. Dans chacun des quatre mouvements principaux, le premier rôle est confié à un de ces acteurs. L’« Allegro fantastico » est dominé par le premier violon. Les autres protagonistes, attentifs à ses propos véhéments, font de brefs commentaires. Vers la fin de la section, la suprématie du premier violon est entamée par une écriture plus serrée qui met les quatre instruments en concurrence. Progressivement la musique s’échauffe. Les caractères trop affirmés créent un climat de tension qui conduit rapidement (mes. 129) à une rupture et à la fragmentation de la texture.
9De cette matière défaite émerge (mes. 135) la Cadence lyrique de l’alto. Son chant plaintif se fait entendre au milieu des commentaires sarcastiques des autres membres du quatuor. Au moment où il parvient à s’exprimer seul, ces derniers interrompent violemment son monologue (mes. 154-156), remettant un moment en question son rôle dominant.
10Dans le second mouvement, « Presto scherzando », (section 4), le second violon est le garant d’un ordre illusoire. Contre sa régularité métronomique, les autres instruments contiennent mal leur tempérament, même s’ils jouent en filigrane. Le premier violon notamment multiplie les changements d’attitude : rapides arabesques, jeu sautillé sur une note, larges sauts de dixième majeure ou encore tenues extatiques dans le suraigu. Entre les mesures 231 et 233, le second violon, dont l’autorité semble s’altérer, est obligé de répéter de violents accords fortissimo de quatre notes pour se maintenir au premier plan. Dans la section suivante, c’est au violoncelle d’imposer sa suprématie par une Cadence. Contre les stériles pulsations croisées des deux violons et les interventions sporadiques, discrètes mais toujours expressives de l’alto, son comportement paraît d’une insolente liberté comprimant ou dilatant le temps au gré de sa fantaisie3.
11L’« Andante espressivo » redonne la primauté à l’alto dont les autres instruments imitent chaque phrase. Les différences si marquées jusqu’alors s’estompent dans une écriture canonique où les instruments échangent parfois leurs intervalles comme l’alto par exemple, qui ouvre le mouvement en s’appropriant la quarte juste appartenant au patrimoine intervallique du violoncelle. La prédominance des valeurs longues dans les quatre parties de la texture entraîne la musique dans un mouvement lent très cartérien où s’abolissent les comportements rythmiques et où l’harmonie change constamment au gré du renouvellement des hauteurs. Vers la fin de cette section 6, l’écriture canonique cesse et les instruments reprennent une certaine autonomie (mes. 358-363). Le premier violon, en une brève échappée libre, s’impose quelques instants au premier plan, annonçant son éminente prise de pouvoir.
12Lors de sa Cadence4, le premier violon exclut les autres membres du quatuor dont le sort dépend maintenant de son unique autorité, autorité affirmée ici dans la diversité de son jeu d’instrument/acteur. À ce moment de l’œuvre, son insertion constitue un acte subversif remettant en question les tentatives de fusion entreprises dans l’« Andante ». Mais la force du premier violon, son véritable ascendant sur les autres, se révèle plus encore dans le long silence qu’il impose au milieu de sa Cadence. Par cette brèche au sein de son propre discours, il suspend le devenir de l’œuvre. Soudain surgissent des interrogations contradictoires : poursuivre ? (re) construire ? cesser ? détruire ? Un jeu de tous les possibles se dessine dans ces quatre longues mesures de silence. Le silence d’une vie en sursis, celle du quatuor.
13Lors de l’« Allegro », le quatuor se reconstitue. La vie reprend le dessus. Les instruments qui se mettent à échanger leurs comportements acceptent la coopération. Le violoncelle adopte les pulsations régulières du second violon tandis que ce dernier se laisse tenter, tout comme l’alto, par la vélocité du premier violon. Peu à peu, une grande vitalité s’empare de l’ensemble qui se livre à la virtuosité. Les instruments partagent de plus en plus un même devenir et conjuguent leurs actions. Des imitations entre les parties, des rythmes synchronisés se font entendre. À la mesure 458, un nouveau motif rythmique contenant l’ensemble des relations polyrythmiques de l’œuvre s’impose.
14Après une phase d’accélération générale, une activité frénétique s’empare des instruments, qui s’associent pour former des jeux de polyrythmes dont les rapports varient constamment. La tension devient de plus en plus grande sous les impacts violents des accents croisés. Le quatuor ne peut y résister et se décompose, ouvrant la section conclusive de l’œuvre. Dans une texture éclaircie, les instruments/personnages reprennent leur rôle individuel, sans conviction. Leurs propos décousus montrent leur incapacité à poursuivre l’aventure. La fin du quatuor est éludée : le second violon égrenne quelques pizzicatos réguliers résonnant comme des points de suspension. Cette fin, qui laisse entendre un quatuor démantelé après des tentatives de conciliation du groupe, montre la profonde dichotomie entre l’aspiration à un devenir collectif et la volonté d’émancipation individuelle qui, selon son créateur, fait de cette œuvre un anti-quatuor.
15Commandé par le Quatuor Stanley, le Second Quatuor sera créé par le Quatuor Juilliard le 25 mars 1960 à New York. Le Premier Quatuor avait établi la notoriété internationale de Carter ; le Second lui procure la consécration, l’imposant parmi les compositeurs les plus importants du XX e siècle. L’œuvre est immédiatement reconnue comme un chef-d’œuvre et primée par les plus hautes distinctions : prix Pullitzer, 1960 ; New York Music Critics Circle Award, 1960 ; premier prix UNESCO, 1961.
Double Concerto
16Le Double Concerto, pour clavecin et piano, terminé en août 1961 et créé à New York le 6 septembre 1961, est l’aboutissement de cinq ans de recherches, interrompues par la composition du Second Quatuor. En 1956, Ralph Kirkpatrick avait demandé à Carter de lui composer une œuvre pour clavecin et piano, deux instruments acoustiquement très différents, toujours délicats à associer. Le clavecin est plus mécanique par nature que le piano, puisque les sonorités sont modifiées par la registration. De plus, sa dynamique est plutôt faible. Le piano, au contraire, est beaucoup plus puissant et son éventail de nuances, comme sa palette de timbres, dépend du toucher du pianiste. Ces caractéristiques amènent Carter à poursuivre l’expérience menée dans le premier mouvement de la Sonate pour violoncelle et piano : dramatiser la forme et la texture en exploitant les différences acoustiques et expressives du clavecin et du piano. Pour réaliser pleinement ces oppositions, Carter leur attribue des partenaires instrumentaux regroupés dans deux petits ensembles distincts, l’un associé au piano, l’autre au clavecin. Les cordes et les vents, c’est-à-dire les instruments à hauteurs déterminées, sont répartis à parts égales. Le piano s’adjoint les bois, le violon et le violoncelle. Le clavecin, qui ne doit pas être amplifié, compense sa faible dynamique en s’attribuant trois cuivres auxquels s’ajoutent la flûte, l’alto et la contrebasse. Chacun des deux solistes fait aussi équipe avec deux percussionnistes jouant uniquement des instruments à hauteurs indéterminées. Le piano s’associe principalement le concours des peaux, tandis que le clavecin, au timbre plus sec et métallique, celui des bois et des métaux. Par la conception antiphonale de ces deux ensembles, le Double Concerto échappe au schéma habituel soliste/orchestre.
17L’organisation de l’espace sonore du Double Concerto se rapproche de celle du Second Quatuor. Chacun des deux solistes possède cependant un patrimoine intervallique plus chargé que celui des membres du Quatuor, puisque l’ensemble des intervalles est réparti non plus entre quatre mais entre deux instrumentes. Ces intervalles sont combinés pour former un des deux tétracordes « tous intervalles » (0,1,4,6) ou (0,1,3,7).
Clavecin : (0,1,3,7) ; 2de min./9e min. ; 3ce min. ; 4te juste ; triton ; 6te min. ; 7e min.
Piano : (0,1,4,6) ; 2de maj. / 9e maj. ; 3ce maj. ; 5te juste ; 6te maj. ; 7e maj.
18De plus, mis à part pour la sixte mineure, à chacun de ces intervalles est associée au moins une vitesse. Cependant, ces nombreuses identités intervalliques ne permettent pas une caractérisation des protagonistes du Double Concerto aussi précise que pour ceux du Second Quatuor, dont la « psychologie » est plus clairement différenciée. Le piano et le clavecin ne sont plus des acteurs d’une pièce imaginaire ou d’une sorte d’« opéra instrumental », comme dans le quatuor, mais les interprètes d’une chorégraphie du temps et de l’espace où ils se différencient en grande partie par la compression ou, au contraire, l’extension de leur univers temporel, que provoquent les jeux croisés d’accélération et de ralentissement qui les éloignent ou les rapprochent, ainsi que par le traitement antiphonal des deux ensembles.
19L’organisation formelle du Double Concerto est un jeu complexe d imbrications. Non seulement, dès l’« Introduction », des idées musicales des différents mouvements apparaissent fugitivement, mais chaque mouvement qui suivra sera lui aussi investi par des bribes d’idées musicales appartenant aux autres mouvements. Il y a donc tout au long de l’œuvre des références croisées qui viennent se superposer au plan formel organisé en sept parties : « Introduction » ; Cadence du clavecin ; « Allegro scherzando » ; « Adagio » ; « Presto » ; Cadences 1 et 2 du piano ; « Coda ».
20La forme dramatique du Double Concerto est inspirée par l’évocation du chaos dans De Natura Rerum de Lucrèce et dans The Dunciad d’Alexander Pope. Mais cette idée ne s’applique qu’à l’« Introduction » et à la « Coda », lorsqu’ au début de l’œuvre la musique sort peu à peu du désordre et de la confusion, et à la fin, y retourne. Dans l’« Introduction », les intervalles et les vitesses de référence émergent progressivement du chaos provoqué par l’activité confuse des percussions à hauteurs indéterminées. Avant même de s’être alignés sur l’accord tutti de la mesure 46, point de convergence des courants de pulsations du polyrythme et climax d’un progressif crescendo, ils parviennent cependant à insuffler la vie aux identités musicales des deux solistes. Un monde organisé semble bien ici se former à partir de fragments épars. L’image du chaos est celle d’un état de confusion qui révèle progressivement une organisation. Elle est proche en ce sens du début de La Création de Haydn mais se situe aux antipodes d’une conception expressionniste d’un chaos cataclysmique.
21Au cours de sa Cadence, le clavecin va montrer successivement les différentes facettes de sa personnalité qui réapparaîtront tout au long de l’œuvre. Chacune est représentée par une registration spécifique, mais aussi une identité intervallique dotée de sa vitesse correspondante (mes. 105 : 2de mineure à MM 24,5 ; mes. 108 : 4te juste à MM 28 ; mes. 113 : 7e mineure à MM 17,5 ; mes. 120 : triton à MM 291/6 ; mes. 133 : 3ce mineure à MM = 194/9).
22Après une brève transition où résonnent les notes de l’accord-maître débute, à la mesure 156, l’« Allegro scherzando » qui sera le domaine privilégié du piano. Celui-ci s’exprime principalement en staccato et dans son registre aigu, soutenu par les peaux. À maintes reprises, le clavecin, maintenu principalement dans son registre grave, et son concertino vont s’immiscer dans ce « domaine réservé » du piano et tenter d’enrayer le mouvement rapide en créant des espaces de musique lente, allant même jusqu’à l’annuler dans un quasi-silence entre les mesures 197-199. Le piano réagit cependant contre ces intrusions en redoublant d’énergie et de virtuosité.
23Situé au centre de l’œuvre, l’« Adagio » en constitue la clé de voûte. Il est placé sous le signe de la circularité qui s’opère à la fois sur le plan temporel et spatial, créant une sorte d’univers pluridimensionnel d’une profondeur métaphysique. Carter lui-même a décrit ainsi ce mouvement fascinant : « Dans l’« Adagio » central, la chorégraphie change ; la section entière des vents, au centre de la scène (bien que toujours divisée en deux groupes), joue une musique lente, tandis qu’à l’arrière-plan, les deux solistes, les cordes et les percussions entourent les vents avec des motifs accélérant et ralentissant qui, alternativement, évoluent dans le sens des aiguilles d’une montre et inversement »5.
24L’organisation spatiale et temporelle de l'« Allegro » du Double Concerto n’est pas sans rappeler celle du système solaire. Autour de l’astre (les vents) s’ordonnent les mouvements rotatifs des planètes (accélérations et ralentissements des autres instruments)6. L’« Adagio », qui commence en fait vers la fin de l’« Allegro scherzando », s’organise de la façon suivante :
25Fin de l’« Allegro scherzando » :
(1) Ritardando (314-328) de MM 140 à MM 15
(2) Accelerando (329-342) de MM 70 à MM 420
26« Adagio » :
(3) Tempo giusto, [Adagio] (342-358)
(4) Ritardando (359-378) de MM 140 à MM 46
(5) Accelerando (379-402) de MM 70 à MM 477
(6) Tempo giusto, [Adagio] (403-421) (7) Accelerando (416-433) de MM 15 à MM 560 et 630
(8) Tempo giusto, [Adagio] (434-452)
Stabilisation du clavecin à MM 560
Stabilisation du piano à MM 630
(9) Sempre ritardando (clavecin) de MM 560 à MM 99
Sempre accelerando (piano) de MM 630 à MM 980 (453-465)
27L’« Adagio » du Double Concerto est donc traversé par trois temps différents : le temps lent propre à l’« Adagio » (Tempo giusto), le temps en accélération et le temps en décélération. Leur type de présentation, continue ou discontinue, diffère suivant les cas et évolue au cours du mouvement.
28Le Tempo giusto, joué par les vents, est une sorte de choral lent qui se déroule régulièrement en valeurs longues. Il représente un temps étale qui n’est soumis à aucune variation majeure. Il s’étend sur la plus grande partie du mouvement, et cesse seulement d’être entendu lors de la dernière section (9), caractérisée par la superposition des vitesses contraires des deux solistes. Même absent, ce temps semble pourtant se continuer dans les mesures de quasi-silence qui, à la fin de l’« Adagio », constituent « l’œil du cyclone » du Double Concerto. Les sonorités mystérieuses des crotales (mes. 467, 468, 472, 474) paraissent en être un lointain écho. Le temps vécu par les instruments à vent est à la fois un temps de la continuité, de l’immuabilité et, par sa stabilité spatiale, un temps de l’immobilité. Il représente le Temps Fondamental de l’« Adagio », centre de gravité et axe de rotation autour duquel les autres instruments, réduits à des particules sonores, font se succéder les temps en accélération et en décélération.
29Cependant, durant toute la période de gravitation qui s’étend de la seconde à l’avant-dernière section, ces deux temps opposés ne sont pas traités équitablement. L’accélération impose sa suprématie, allant même jusqu’à infléchir le déroulement des séquences en décélération. Même si l’auditeur n’en prend pas réellement conscience, sa progression est constante tout au long de l’« Adagio ». D’une part, les trois sections accelerando se terminent à chaque fois plus rapidement : la première (section 2) atteint un mouvement métronomique de MM 420, la seconde (section 5) de MM 477, la troisième (section 7) de MM 560 (clavecin) et MM 630 (piano). D’autre part, l’accélération influence également les deux sections ritardando puisqu’elles aussi se terminent à chaque fois plus rapidement : la première à une vitesse d’environ MM 15, la seconde de MM 46.
30Dès que les vents cessent de jouer leur choral et que le Temps Fondamental est immergé dans le silence, les autres instruments interrompent leur mouvement circulaire. Les deux solistes sont alors les seuls à porter les vitesses opposées qui s’éloignent irrémédiablement l’une de l’autre. Libérées de leur force de gravitation, ces vitesses paraissent pouvoir progresser continuellement. Certes, l’accélération est stoppée par les limites techniques du pianiste, mais les trémolos par lesquels elle se termine indiquent qu’elle peut se continuer à l’infini, toujours plus rapidement. De même, les sons de plus en plus espacés du clavecin finissent par se perdre dans le silence, mais ils peuvent toujours poursuivre, virtuellement, leur décélération, dans l’œil du cyclone de ce Double Concerto, où toute organisation du temps et de l’espace s’annihile dans le silence à peine irradié du murmure de la percussion I et de la résonance des crotales.
31Si 1’« Allegro scherzando » était le domaine privilégié du piano, le « Presto » est celui du clavecin. Mais à la différence de Γ « Allegro », les relations antiphonales ont laissé place ici à une progression simultanée des deux ensembles, dont le degré d’opposition s’accroît au fur et à mesure que le mouvement avance. Les tentatives d’insertion de la partie adverse sont plus rares mais revêtent un sens tout particulier. À peine le « Presto » vient-il de commencer que le piano intervient, jouant pour la première fois dans le registre grave (« Maestoso » mes. 482-88), tentant à son tour de ralentir le clavecin. Mais c’est surtout avec ses deux Cadences qu’il s’impose et perturbe fortement le cours du « Presto ». La première (mes. 526-540), qui est proche de l’esprit de l’« Allegro scherzando », fait sonner les intervalles de tierce majeure et de neuvième majeure. La seconde (mes. 557-574) atteint son point culminant dans un polyrythme à cinq courants de pulsations (mes. 567-570). Chacun de ces courants fait entendre une des cinq identités intervalliques du piano qui évolue à une des cinq vitesses présentées au début de l’« Introduction ».
32Par leur position dans l’œuvre, les Cadences instrumentales du Double Concerto constituent donc de véritables récits venant s’immiscer dans le déroulement du discours musical pour le faire dévier momentanément de sa trajectoire. Les deux solistes présentent leurs cadences non pas au sein du mouvement qui leur est principalement consacré, mais à l’extérieur. La Cadence du clavecin intervient à la fin de l’« Introduction », mais en réalité, elle se situait déjà dans l’« Allegro scherzando » qui est la zone d’activité prioritaire du piano. Certes, celui-ci ne commençait vraiment qu’après la Cadence du clavecin, mais il était en fait déjà anticipé entre les mesures 89 et 95. Le clavecin venait donc contredire le discours du piano et de son concertino avant même que celui-ci ait eu le temps de se développer. Les deux Cadences du piano interviennent, quant à elles, lors du « Presto », zone d’activité prioritaire du clavecin. Contrairement à la Cadence du clavecin, elles sont situées à la fin du mouvement, c’est-à-dire après que le clavecin a pu montrer sa suprématie. Comme l’a dit lui-même Carter7, les Cadences du Double Concerto ont une fonction ironique dans la mesure où chacun des deux protagonistes est amené à interrompre la partie opposée. Mais l’intrusion des solos instrumentaux dans une zone d’activité prioritaire « étrangère » révèle, par l’effet d’opposition, la propension de chacune des parties en présence à mener individuellement son destin. Le processus de développement n’est pas interrompu en plein milieu, mais à ses extrémités. Par conséquent, lorsque la continuité du discours est menée dans 1’« Allegro scherzando » par le piano, elle s’affirme peu à peu par rapport à l’intrusion initiale de la Cadence du clavecin, tandis que lorsque la continuité du discours est conduite dans le « Presto » par le clavecin, elle se confirme par l’intrusion finale des deux Cadences du piano.
33Une « grande pause » (mes. 617-618) précède le violent accord tutti par lequel s’ouvre la « Coda ». Il n’y a pas pourtant de véritable rupture dans la continuité du discours musical, puisque l’on peut considérer que la « Coda » est déjà entrée en action dans la fin du « Presto ». En effet, entre les mesures 603 et 611, les percussions des deux ensembles ont ramené avec force les sonorités à hauteur indéterminée qui satureront plus tard l’espace sonore et conduiront à nouveau au désordre. De plus, à la mesure 615, l’appel des instruments à vents, qui réintroduisent des intervalles de l’accord-maître révélés dans l’« Introduction », sert de signal à l’entrée de la « Coda ». L’ensemble de cette « Coda » peut être entendu comme l’onde de choc d’une déflagration décroissant en vagues successives jusqu’à l’extinction du son. Durant la première moitié, les solistes et leurs ensembles maintiennent une activité fébrile, mais leur volonté de poursuivre leur action s’affaiblit au cours de la seconde moitié. Les caractères musicaux finissent par se perdre dans la faible intensité des instruments. Leurs sonorités se mêlent confusément à celles des percussions, conduisant au retour du chaos. La « Coda » montre que l’œuvre s’inscrit dans un processus cyclique chaos – ordre – chaos, qui laisse supposer qu’au-delà de ce nouveau chaos un nouvel ordre pourrait être amené à se reconstruire. De même, par une projection inverse de l’imagination en deçà du chaos initial, on peut supposer une existence antérieure de l’ordre8. Si l’on garde en mémoire la référence à Lucrèce, le Double Concerto pourrait être envisagé comme une représentation fragmentaire d’une cosmologie sonore régie par une succession alternative infinie de périodes d’ordre et de désordre.
Concerto pour piano
34Le Concerto pour piano (1964-65) est une commande du pianiste Jacob Lateiner (avec l’aide de la Ford Foundation) qui en assurera la création mondiale avec le Boston Symphony Orchestra placé sous la direction d’Erich Leinsdorf le 6 janvier 1967. Ce premier concerto de soliste offre à Carter l’opportunité d’aborder le rapport de l’individu face à la collectivité à travers une conception hautement conflictuelle reposant notamment sur une grande différence de potentiel expressif. Ainsi, à un instrument soliste aux caractères musicaux multiples s’oppose une entité orchestrale plus pauvre, réduite à quelques traits spécifiques. Le scénario auditif se résume à une lutte « entre un individu aux nombreuses humeurs et aux pensées changeantes, et un orchestre traité plus ou moins de façon monolithique – effets de masse opposés à des figures et à des expressions protéennes »9. Au sujet du comportement fantasque de l’instrument soliste qui change d’humeur à chaque apparition d’un de ses nombreux caractères musicaux, représenté par une vitesse et un tricorde ou un intervalle spécifique, Carter a recours à une image philosophique : « J’avais l’impression que le piano était, comme l’écrit Montaigne, un “homme ondoyant et divers” »10. L’imagination de la partie de piano s’appuie sur une grande liberté rythmique. L’invention y est d’une telle richesse que presque chaque passage contient des idées rythmiques originales prises dans un flux continu grâce aux très nombreuses modulations de tempo. Face à la liberté de plus en plus grande du piano tout au long des deux mouvements que comporte l’œuvre, l’orchestre présente, par opposition, une musique de plus en plus massive, pesante et mécanique.
35Fort de l’expérience du Double Concerto, Carter renforce le piano d’un concertino de sept instruments comprenant flûte, cor anglais, clarinette basse, violon, alto, violoncelle, contrebasse. Seuls le cor anglais et la clarinette basse ne figurent pas dans l’orchestre. Les membres du concertino apparaissent bien comme les complices du piano, attentifs à suivre sa musique libre et changeante, le plus souvent lyrique. Lors du premier mouvement, les instruments l’entourent presque constamment de leur fidèle présence et lui évitent de jouer à découvert. Dès le début de l’œuvre, les trois bois se joignent au piano pour souligner son style espressivo tout en faisant ressortir ses intervalles, et particulièrement le triton, qui servira de premier lien avec l’orchestre à la mesure 18 (Exemple 32, page suivante).
36Le concertino renforce également le timbre du piano, comme au début du passage « Allegro vivace » du premier mouvement (mes. 87-89), où le violon, l’alto, le violoncelle et la flûte mettent discrètement en valeur son jeu dans le registre aigu. En fait, ce concertino agit comme un ensemble de musique de chambre où les nombreuses interactions entre les instruments ainsi que les interventions individuelles contribuent à accentuer les antagonismes avec la masse orchestrale.
37L’utilisation de deux accords-maîtres différents, un pour le piano et son concertino, l’autre pour l’orchestre11, participe pleinement à la discrimination des groupes, tout en constituant un facteur significatif dans la dramatisation de leur lutte l’un contre l’autre. Durant le premier mouvement, l’harmonie essaie bien d’établir des connexions entre les protagonistes. Pour cela, Carter exploite à plusieurs endroits les notes ou les intervalles communs à plusieurs tricordes12. Mais au fur et à mesure que l’œuvre avance, ces connexions se raréfient, malgré les efforts de médiation du concertino. Le destin des deux groupes se rapproche parfois, sans parvenir pour autant à se rencontrer. Au cours du premier mouvement, les voix individuelles de l’orchestre commencent déjà à se fondre dans des clusters évoluant sans cesse en densité et en couleur. Des pulsations marquées par les cuivres et les bois (mes. 86-102) apparaissent également. Cependant, entre les mesures 188 et 195, l’orchestre renonce un temps à sa musique de texture pour adopter une trame plus fine. Par l’intermédiaire de son tricorde n° 3 (0,2,4), il essaie de s’insérer dans le registre étroit du concertino et du piano, mais ses interventions restent sporadiques. Le piano, tout en développant à nouveau le tricorde voisin n° 10 (0,2,5), réaffirme son indépendance, son détachement pourrait-on dire, par un court passage soliste (mes. 193-196) qui anticipe sa seule et brève cadence de toute l’œuvre (mes. 202-206). L’orchestre reprend alors un comportement moins conciliant en retrouvant sa texture massive pour parvenir, à la mesure 312, à un accord de soixante-dix notes.
38Les deux mouvements du Concerto pour piano sont séparés par une coupure de vingt secondes qui donne pleinement son sens à la continuité de l’œuvre. Comme dans l’« Allegro scorrevole » du Premier Quatuor, elle apparaît à un endroit différent de la véritable fin du premier mouvement, qui se produit à la mesure 379, soit trente mesures après la pause. Ces trente mesures qui précèdent servent, en fait, de transition. L’ultime mesure du premier mouvement (mes. 348) et la première du second mouvement (mes. 349) sont harmoniquement identiques, puisqu’elles utilisent le même accord-maître de douze notes, mais orchestré différemment. Dans le Concerto pour piano comme dans le Premier Quatuor, ces interruptions artificielles, qui se produisent au cours d’un même mouvement, obligent l’auditeur à quitter l’univers sonore dans lequel il s’était plongé pour retourner quelques instants dans son univers quotidien. Elles dramatisent ainsi le contraste entre le temps propre à l’œuvre et le temps de la réalité dans laquelle elle s’insère.
39Au cours du second mouvement, les divergences vont s’accentuer, malgré quelques vaines tentatives de dialogue entre les deux groupes. Le piano continue à jouer dans un style presque toujours cantabile et ses accords restent clairement perceptibles. En revanche, l’orchestre va peu à peu réprimer toute expression mélodique, toute couleur instrumentale individuelle, et donc toute clarté harmonique. Le jeu simultané des protagonistes évoluant de plus en plus fréquemment dans des mètres opposés contribue aussi à la dramatisation du conflit par le rythme.
40Le pouvoir tyrannique de cette masse orchestrale devient une hermétique et étouffante couverture sonore qui sature l’espace musical à la mesure 616. Mais cet effet de saturation progressive de la texture n’est pas le seul élément dramatique mis en œuvre. Carter le double d’un second processus continu plus dynamique. Les pulsations régulières, qui avaient été anticipées dans le premier mouvement, se développent pour donner naissance à un polyrythme géant joué staccato par les vents et dont les différents courants de pulsations métronomiques se resserrent progressivement. Ce double processus aboutit au climax de l’œuvre. Les pulsations, qui accentuent la nature mécanique, « déshumanisée », de l’orchestre, convergent à la mesure 615, tandis qu’à la mesure suivante l’espace sonore se transforme en un cluster de quatre-vingt-une notes différentes formé d’un empilement du tricorde n° 3 (0,2,4). Devenu de plus en plus agressif, l’orchestre s’impose alors de façon irrépressible. Dans ce climat de grande tension, la réaction du piano est inattendue. Alors que la virtuosité de son écriture avait été flamboyante, parfois proche de celle de Chopin13, l’instrument soliste répète plusieurs fois la note fa (mes. 620-622). Il apparaît alors dans toute la « nudité » d’un timbre martelé de façon obstinée. Le piano n’est plus, pour quelques instants, soliste, mais seul. Sans doute plus que partout ailleurs dans le Concerto, ce repliement soudain sur lui-même met en évidence la distance qui le sépare de l’orchestre « oppresseur ». Loin de toutes les démonstrations de ses multiples comportements, de ses qualités expressives si variées, la répétition de la note fa défie les règles du concerto : elle est une anti-cadence, un abandon de tout égotisme instrumental. Après ce court répit, la nécessité urgente d’avoir à lutter s’empare à nouveau du piano. Si la fin de l’œuvre montre qu’il sort indemne de ce combat inégal, c’est, selon nous, dans ces instants d’« autisme », et peut-être plus que dans l’ultime dénouement, que le piano affirme sa véritable supériorité.
41La dernière partie du Concerto pour piano marque le point culminant de la lutte entre l’orchestre et le soliste. Elle débute à la mesure 618 avec une étonnante brèche de silence qui vient s’insérer à la fois entre les violents accents faisant converger les pulsations du polyrythme géant et les jeux rythmiques du piano sur sa note unique. Cette brèche inattendue provoque un effet saisissant. Prise ici comme absence de rythme, elle contredit cet élément principal de continuité du passage et apporte une source de tension supplémentaire. Il se produit alors une série de déflagrations14 évoluant régulièrement à la vitesse de MM 12, soit environ toutes les cinq secondes, qui sera suivie de plusieurs séquences de forte agitation orchestrale, véritables cataclysmes sonores. Tous ces éléments vont tenter d’interrompre et même de réduire à néant l’activité du piano et de son concertino, mais sans toutefois y parvenir. Si l’avancée du soliste et de son concertino est bien morcelée, à plusieurs reprises, par les accents orchestraux, ceux-ci ne parviennent pas à enrayer la course de plus en plus rapide du piano. Au contraire, en agissant comme une très large pulsation métronomique, ils établissent momentanément un unique temps chronométrique qui met en évidence la libre flexibilité du temps propre au piano. Le soliste semble passer à travers le crible orchestral représenté ici d’abord par l’ample tic-tac des violents accords, puis par les anarchiques déferlements orchestraux qui s’ensuivent, et impose, en fin de compte, son propre mode de continuité. La fonction interruptrice des accents sert et révèle la continuité de l’identité soliste (Exemple 33, page suivante).
42Cette lutte, apparemment inégale, s’achève par la victoire ou, tout au moins, la survie du piano qui, étant parvenu à résister aux assauts de plus en plus violents de l’orchestre, termine l’œuvre seul et indemne.
43Durant le second mouvement, les membres du concertino manifestent une nette propension à l’émancipation. Alors que le piano n’a disposé en tout et pour tout que d’un court passage en solo de cinq mesures dans le premier mouvement, ce sont les trois bois de son concertino qui vont se charger de présenter chacun une Cadence (clarinette basse : mes. 438-456 ; cor anglais : mes. 491-505 ; flûte : mes. 529-544). Ces trois Cadences prolongent son action mais, en même temps, elles lui subtilisent ses qualités de soliste et donc une partie de son pouvoir. Elles présentent les trois instruments/personnages du concertino moins comme des partenaires du piano que comme des protagonistes individualistes soucieux de se mettre en valeur. Leur intervention contribue à affaiblir le « prestige » du piano qui, certes, affronte des puissances orchestrales impressionnantes mais qui, à la différence des solistes des concertos romantiques, n’assume pas seul cette lutte, car il a besoin de l’action conjuguée de sept instruments pour le soutenir, quitte à leur céder une partie de ses prérogatives musicales. Comme souvent chez Carter, il y a dans les relations entre le « piano-maître » et ses « serviteurs » que sont les membres du concertino une conception très mozartienne des relations ambivalentes entre les protagonistes d’un drame où s’opère un glissement des rôles et des fonctions aux dépens des personnages qui croyaient maîtriser une situation et contrôler les rapports entre les individus (Cosi fan tutte, Don Giovanni). L’émancipation des instruments dans les trois Cadences n’est-elle pas, en ce sens, un échec du piano qui relativise sa déjà peu glorieuse victoire sur l’orchestre ? Pour expliquer la dramaturgie de son Concerto pour piano, fondée sur l’antagonisme du soliste et de la masse orchestrale, Carter a eu recours à une analogie biographique : « Le piano est né, alors l’orchestre lui enseigne que dire. Le piano apprend. Alors il apprend que l’orchestre est mauvais. Ils se battent et le piano gagne – pas triomphalement, mais avec quelques notes faibles, tristes. Une sorte d’humour à la Charlie Chaplin15 ».
44Au-delà de l’humour qui transparaît dans cette vision volontairement manichéenne et simpliste, la musique nous fait entendre une pensée plus profonde, à la fois ironique et tragique, qui montre la difficulté des êtres à s’unir. Le Concerto pour piano, de ce point de vue, prolonge le drame de la communication qui se déroulait dans le Second Quatuor.
Concerto pour orchestre
45La tendance à l’émancipation instrumentale qui se manifestait dans le concertino du Concerto pour piano, et qui était déjà au cœur de la dramaturgie du Second Quatuor, va se généraliser quatre ans plus tard avec le Concerto pour orchestre (1969). Commandé par la New York Philharmonic Symphony Society pour célébrer son cent-vingt-cinquième anniversaire, il est créé le 5 février 1970 sous la direction de Leonard Bernstein. « Mon idée originale était de composer un concerto dans lequel chaque instrument de l’orchestre aurait un solo. Je voulais quelque chose comme une masse de gens, mais chacun avec sa propre identité. L’attention serait portée d’une personne à l’autre, comme dans un film. L’idée était clairement celle d’une masse évoluant comme si elle était secouée par une rafale de vent »16.
46Toute l’œuvre est faite d’un va-et-vient entre des actions individuelles éphémères et un mouvement collectif qui les réprime. La densité de la texture, constamment mouvante, s’éclaircit souvent pour laisser entendre les solos instrumentaux jamais longuement développés mais toujours renouvelés. De nombreux instruments sont ainsi amenés à devenir solistes pendant quelques instants, faisant du Concerto pour orchestre l’héritier de l’ancien concerto grosso. Ici aussi, l’instrument soliste essaie d’échapper à l’ensemble auquel il appartient sans jamais y parvenir durablement. La « Coda » de l’œuvre donnera d’ailleurs raison aux forces conjuguées des orchestres, qui réprimeront toute expression individuelle dans une accélération générale. Le déplacement antiphonal et circulaire du Double Concerto se transforme ici en une incessante circulation multidirectionnelle. Par cette conception cinétique des événements, par l’activité intense et mouvante des nombreuses identités instrumentales qui font miroiter des éclairages et des couleurs multiples, le Concerto pour orchestre réinvente la virtuosité orchestrale.
47La foule d’instruments/personnages est contenue dans quatre orchestres de chambre, sortes de communautés instrumentales possédant chacune ses propres caractéristiques musicales et évoluant principalement dans un des quatre mouvements de l’œuvre. Suivant une méthode déjà appliquée partiellement par Debussy, les instruments sont répartis non pas par famille mais par registre, ce qui n’empêche pas cependant d’éventuels croisements, des explorations passagères d’autres tessitures.
orchestre A, mouv. II : registre soprano (violons, flûtes et hautbois)
orchestre B, mouv. IV : registre alto (alti, trompettes, clarinettes)
orchestre C, mouv. I : registre ténor (violoncelles, harpe et piano)
orchestre D, mouv. III : registre basse (contrebasses, tuba)
48Il existe tout de même dans le Concerto pour orchestre un souci d’établir des connections entre les quatre groupes par le biais de timbres communs. Comme dans le Double Concerto et, beaucoup plus tard, dans le Concerto pour clarinette, ce sont les percussions qui, en jouant presque continûment, maintiennent un lien timbrique à travers toute l’œuvre. De plus, bien que les ensembles soient séparés spatialement pour accentuer leurs oppositions, certains instruments – des vents en particulier – sont aussi placés entre deux ensembles pour pouvoir jouer un rôle de médiateur : les cors, par exemple, relient l’orchestre C (registre ténor) et l’orchestre Β (registre alto). De même, les clarinettes de cet orchestre Β sont placées à proximité des hautbois de l’orchestre A (registre soprano).
49Outre une couleur harmonique distincte, chaque orchestre possède un comportement rythmique en accélération ou en ralentissement. Cependant, deux orchestres seulement utilisent réellement ces deux types de comportements comme processus continu de variation de la vitesse. L’orchestre C, dominant le premier mouvement de l’œuvre, joue des phrases qui, à chaque fois, commencent plus vite et s’achèvent plus lentement. L’orchestre D, occupant plus particulièrement le troisième mouvement, joue des phrases qui commencent plus lentement et s’achèvent plus vite à chaque fois. Les processus d’accélération et de ralentissement sont ici doublement évolutifs, puisque d’une part, le changement est intrinsèque à la nature même du comportement rythmique de ces orchestres, et que d’autre part, ces processus eux-mêmes évoluent par augmentation progressive des différenciations de vitesse entre le début et la fin des phrases, à chaque présentation. En revanche, les deux autres orchestres répondent à un processus à progression unique et discontinue que Carter avait déjà exploité dans les Ritournelles A et Β des Variations pour orchestre. L’orchestre A, qui domine la seconde partie de l’œuvre joue une musique rapide qui ralentit tout au long de la pièce à chacune de ses apparitions. L’orchestre B, qui domine la quatrième partie, inverse quant à lui ce processus, en jouant une musique qui accélère progressivement à travers toute la pièce. Il n’y a pas, dans ces deux derniers cas, d’accélération ou de ralentissement au niveau local, mais au niveau de la macro-forme. La fonction structurelle des comportements rythmiques de ces deux derniers orchestres se révèle lors de leur intersection, au centre de l’œuvre (mesures 350-53), où les vitesses sont neutralisées pour créer le point dramatiquement le plus bas.
50Le Concerto pour orchestre ne présente en fait que quatre caractères musicaux de grande envergure, puisque chacun d’eux est principalement rattaché à un mouvement. Il y a donc, en plus de l’« Introduction » et de la « Coda » où est mis en action l’ensemble des orchestres, quatre « caractères/mouvements » qui sont théoriquement très développés, puisqu’ils s’étendent chacun sur près d’un quart de la durée totale de l’œuvre. Ils constituent autant de zones d’activité privilégiée du caractère musical. Ces quatre caractères/mouvements évoluant dans les quatre strates orchestrales du Concerto pour orchestre contiennent une multitude d’attitudes instrumentales individuelles, qui limitent les critères d’identification à des principes très généraux. Tout en ayant le même patrimoine harmonique et un même comportement rythmique global, chaque instrument, à l’intérieur d’une même strate orchestrale, a un type d’évolution plus ou moins autonome. Ces courants de liberté relative constituent des activités « intra-strates » qui renouvellent constamment la strate organique. L’indépendance des courants est souvent telle qu’inévitablement la notion d’identité des caractères musicaux a tendance à devenir très globalisante. Il devient alors difficile de parler encore de caractère musical tant cette notion est large. Aussi préférera-t-on celle d’« identité communautaire » d’une strate orchestrale pour désigner l’ensemble des intra-strates portant le même patrimoine musical. Aux conflits des caractères musicaux du Second Quatuor, le Concerto pour orchestre substitue les oppositions d’amples courants d’énergies divergentes des identités communautaires.
51Comme dans les mouvements du Double Concerto, chaque zone d’activité prioritaire d’une identité communautaire est un domaine ouvert acceptant l’intervention d’éléments musicaux « étrangers » qui se révèlent être des anticipations ou des réminiscences des autres identités communautaires opérant principalement dans les autres caractères/mouvements. Ainsi, pendant qu’une identité communautaire agit au premier plan dans le mouvement qui lui est attribué, les sonorités des trois autres sont presque continuellement entendues à l’arrière-plan. Elles émergent cependant fréquemment à la surface et viennent faire intrusion ou même s’imposer de façon aussi intempestive que sporadique dans le mouvement en cours. Cette focalisation sur des éléments relégués jusqu’alors à l’arrière-plan s’apparente à la technique cinématographique du gros plan à laquelle se réfère explicitement Carter : « (...) en fait, je crois que ma musique ressemble beaucoup à ce qui se passe dans les films où la caméra nous montre d’abord une grande scène, puis une petite partie en gros plan pour s’en détourner enfin et se braquer sur autre chose. Dans nombre de mes pièces, comme par exemple dans le Concerto pour orchestre17, on assiste à ce procédé : à partir d’un univers sonore totalisant l’ensemble des sons orchestraux, la forme de la pièce se replie et attire par là même l’attention de l’auditeur sur l’un ou l’autre aspect de cet univers, reléguant le reste à l’arrière-plan »18.
52Dans le Concerto pour orchestre, les identités communautaires sont donc à la fois superposées, enchaînées et imbriquées, fixes dans les quatre zones d’action prioritaire que forment les quatre grandes articulations des caractères/mouvements, mais éclatées et mobiles par le jeu répété, constamment varié cependant, des prémonitions et des réminiscences soudain mises au premier plan. Il en résulte un entrecroisement complexe de forces dynamiques, une mosaïque de timbres et de vitesses, fragments issus de quatre univers temporels en modulation constante. Les infiltrations au premier plan des identités communautaires à l’intérieur d’une zone d’activité privilégiée sont, comme dans Vents de Saint-John Perse, les rafales de vents venus de loin balayant un territoire. Malgré la nature éphémère de leurs diverses intrusions, elles sont tout à fait perceptibles en raison de leur forte caractérisation timbrique, registrale, harmonique et rythmique, mais aussi en raison de la séparation spatiale des quatre groupes orchestraux.
53Carter avait déjà composé la moitié de l’œuvre lorsqu’il découvrit le poème de Saint-John Perse, qui se révèle alors être une aide précieuse pour compléter la pièce. Mais le Concerto pour orchestre n’est en rien une illustration du poème. Cependant, de l’avis même de Carter, le poème peut constituer une excellente explication de la musique, y compris celle écrite avant la lecture de l’œuvre de Saint-John Perse. C’est donc a posteriori qu’il a voulu faire correspondre chaque partie de l’œuvre à un extrait du poème figurant d’ailleurs dans la préface de la partition. Carter ne rejette pas les jeux de correspondance entre les deux œuvres. Le Concerto pour orchestre et. Vents peuvent en effet être rapprochés, leur structure, par certains côtés, se ressemblant. Malgré sa trame très linéaire, le poème n’est pas une narration fixée dans le temps et dans l’espace. Les vents ont le pouvoir de balayer le passé, comme ils ont le pouvoir de faire venir tout ce qui est nouveau. La destruction qu’ils entraînent est évoquée comme le moment d’une renaissance, et la symétrie des images qui reviennent tout au long souligne la nature cyclique de cette structure. Les cycles de vie, notamment, se déroulent comme des vagues successives au sein desquelles les thèmes évoqués sont en contrepoint. Dans le Concerto pour orchestre, la dimension polyphonique est élevée à la forme elle-même. Quatre mouvements, représentés chacun par un orchestre, possédant leur propre couleur sonore, leur propre caractère et, comme les vents, leur propre vitesse de déplacement, sont fragmentés et superposés tout au long de l’œuvre. Ainsi, ils renaissent au gré des disparitions des autres, imposent tantôt leur force cinétique ou sont, au contraire, à leur tour balayés par une énergie plus grande. Comme le vent qui pénètre chaque endroit du poème, chaque idée musicale trouve ses annonces et ses rappels en-dehors de la section où elle évolue principalement. Le poème, par ces similitudes, peut donc permettre de comprendre la manière très particulière dont sont projetés dans l’espace sonore les caractères de continuité et de simultanéité. Mais il n’en reste pas moins vrai que si l’auditeur est privé de la connaissance du modèle, les comportements instrumentaux demeureront parfaitement identifiables, et la fonction de la dramaturgie de l’écriture sera toujours aussi opérante. Le pouvoir expressif de la musique repose donc avant tout sur le propre pouvoir de suggestion des sons.
Le temps en abyme : Troisième Quatuor
54C’est avec le Troisième Quatuor que Carter portera le principe des caractères/mouvements à son degré de réalisation à la fois le plus rigoureux et le plus complexe. Commandé par la Juilliard School, il est achevé en 1971 est créé par son dédicataire le Quatuor Juilliard le 23 janvier 1973. Comme le Premier Quatuor, l’œuvre a été récompensée par le prix Pulitzer et s’est imposée rapidement comme une pièce maîtresse de la musique du XXe siècle.
55Sur toute l’étendue de l’œuvre, le quatuor est divisé en deux duos distincts : Duo II (violon2-alto), Duo I (violon 1-violoncelle). Ils forment deux strates contrapuntiques autonomes « comme deux sources sonores séparées » qui ne jouent pratiquement jamais les mêmes rythmes. Les deux instruments évoluant dans chaque duo agissent en complices, puisqu’ils sont animés conjointement par les mêmes caractères musicaux. Cependant, tout en ayant un patrimoine commun, ils gardent chacun une certaine autonomie et un développement propre. Cette liberté relative de l’activité intra-strate des duos se conjugue à la grande fluidité obtenue grâce aux modulations de tempo pour donner à cette musique, pourtant organisée de façon si savante, une extraordinaire impression de spontanéité.
56Dix caractères musicaux différents sont répartis entre les deux duos. Quatre sont attribués au Duo I, contre six au Duo II. Chacun de ces caractères musicaux possède son propre mode d’expression résultant d’une vitesse, d’un comportement rythmique aussi bien que d’une nuance, d’un mode de jeu et même souvent d’un registre spécifiques. Harmoniquement, chacun est doté d’une identité intervallique propre. Tous ces caractères musicaux, qui constituent autant de caractères/mouvements différents, font l’objet d’au moins une réitération, ce qui porte à vingt-cinq le nombre total de présentations, auquel il convient d’ajouter la coda. Les durées, tout comme le nombre d’interventions, sont variables, sans que l’auditeur puisse ressentir toutefois une prédominance morphologique ou quantitative de certains caractères/mouvements. À peine remarque-t-on, après plusieurs écoutes, la prédominance des deux caractères musicaux joués en pizzicato « Giocoso » (Duo I) et « Giusto, meccanico » (Duo II), qui occupent près d’un cinquième de la durée totale de l’œuvre. Chaque présentation des caractères/mouvements constitue une zone d’action privilégiée pour un caractère musical qui, à la différence du Concerto pour orchestre, est assez hermétiquement protégée des interventions extérieures. L’enchaînement par tuilage permet cependant à deux caractères musicaux d’un même duo de coexister pendant quelques mesures. Pour cela, un des deux instruments cesse de jouer le caractère en cours d’exécution pour introduire le suivant. L’interpénétration de deux caractères d’un même duo s’effectue donc presque toujours au moment des changements, et non en cours de présentation. Dans chaque duo, les différents caractères/mouvements se succèdent et reviennent dans un ordre toujours différent. De plus, l’audition simultanée des deux duos permet de ne jamais entendre deux fois la même superposition de caractères musicaux. Ainsi, le quatuor présente un ensemble de vingt-quatre couples différents. Si l’on ajoute les huit présentations en solo (quatre pour chaque duo) de chacun des caractères/mouvements ainsi que la coda qui reprend les quatre caractères du Duo I superposés au sixième caractère « Appassionato » du Duo II, on obtient une fragmentation en trente-cinq séquences.
57Le retour des caractères musicaux s’opère dans un contexte horizontal et vertical toujours renouvelé qui nécessite une constante adaptation interdisant toute répétition textuelle. Ainsi, tout au long du Troisième Quatuor, les caractères vont se succéder pour former des récits alternatifs soumis à une évolution permanente. Chaque présentation d’un caractère musical constitue donc un fragment d’existence individuelle. Les différentes apparitions variées de ce caractère, alternant avec d’autres caractères, eux-mêmes soumis au principe de la répétition variée, constituent des continuités brisées. Cependant, l’interruption d’un caractère musical par un autre signifie-t-elle pour autant la disparition du premier durant sa période de remplacement ? Si l’on tient compte du fait que ce caractère revient au cours de l’œuvre à la fois différent et identique mais immédiatement actif, et en pleine possession de ses composantes, c’est bien que ce retour ne peut être considéré comme une renaissance. Bien sûr, si son nouvel état s’explique en partie par une nécessaire adaptation au nouvel environnement dans lequel il doit désormais agir, cela peut également signifier qu’il n’a cessé d’évoluer, même durant son absence. En d’autres termes, un caractère musical interrompu continue virtuellement d’exister et d’évoluer ; son action est seulement retirée momentanément de la perception. Suivant cette interprétation, chaque caractère musical se déroule de façon continue, mais avec deux phases différentes. L’une se traduit par une présence sonore et donc perceptible, l’autre par une présence silencieuse, donc inaudible. Ces phases sont toutes les deux actives. En effet, la phase silencieuse ne peut être considérée comme une période de vide, de simple élimination du caractère musical, mais comme le prolongement virtuel de son activité ; une activité, rappelons-le, régie par le principe du changement. Ce qui signifie que la forme sous laquelle se présente à nouveau la phase sonore du caractère musical peut être considérée comme la conséquence de son évolution durant sa phase d’activité virtuelle. Virtualité et réalité sont donc dans une relation dynamique de cause à effet. Le Troisième Quatuor, avec ses deux strates instrumentales alternant respectivement quatre et six caractères musicaux, apparaît alors comme une véritable “mise en abyme du temps” à travers les nombreuses existences parallèles qu’il met en jeu virtuellement. Appréhendée sous cet angle, la musique de Carter devient une réflexion sur le temps ou plutôt du temps, en ce sens qu’elle est la réflexion de ses multiples apparences.
58Les nombreuses possibilités qu’offre la structure stratifiée des caractères/mouvements permettent d’entendre tout au long du Troisième Quatuor des moments d’oppositions exacerbées ou bien, au contraire, de relatives similitudes marquant un certain rapprochement entre les univers musicaux des deux duos. Ainsi, la superposition du « Giocoso » et du « Meccanico » (séquence 9) établit un lien timbrique entre les deux strates. La rencontre entre les deux caractères musicaux les plus vifs, le « Leggerissimo » et le « Scorrevole » (séquence 13), marque une coopération passagère pour former le mouvement rapide du quatuor tandis qu’à l’inverse, celle entre l’« Andante » et le « Largo » (séquence 22) permet de former le mouvement lent. Les séquences les plus contrastées superposent, comme souvent dans la musique de Carter, un temps étale, constitué de valeurs longues, représenté ici soit par l’« Andante » soit par le « Largo », et un temps plus « actif », « événementiel », marqué au contraire par des comportements rythmiques vifs et intempestifs, représentés par les mouvements les plus dynamiques. Ce type d’opposition, révélé vingt ans avant dans le sublime « Adagio » du Premier Quatuor, se retrouve ici dans les séquences 7, 24, 27, 28 et 31.
Séquence 7 : « Andante espressivo » + « Giusto meccanico » (mes. 63-78).
Séquence 24 : « Leggerissimo » + « Largo tranquillo » (mes. 277-289).
Séquence 27 : « Pizzicato giocoso » + « Largo tranquillo » (mes. 326-338).
Séquence 28 : « Furioso » + « Largo tranquillo » (mes. 338-352).
Séquence 31 : « Andante espressivo » + « Scorrevole » (mes. 380-396).
59Dans la séquence 7 – sans doute la plus représentative –, le jeu nerveux du « Giusto meccanico », joué en pizzicato, et les longues tenues de l’« Andante espressivo » créent un saisissant contraste de tempo, de timbre, de registre et de couleur harmonique. L’auditeur suit le discours musical dans la conscience de valeurs irréconciliables appréhendées simultanément. Le temps étale apparaît comme une sorte d’aspiration à l’immuable, à une hypothétique et inaccessible réalisation dans le « hors-temps ». Au contraire, le temps « actif » manifeste son ancrage dans la temporalité. Une temporalité fondée sur le devenir. Cette conception se rapproche de celle de T. S. Eliott qui oppose un « rêve inférieur » lié à notre ancrage dans la temporalité et la « vision » de l’immuable qui transmue en le sublimant ce « rêve inférieur» en « rêve supérieur »19 (Exemple 34, page suivante).
60Si le Troisième Quatuor porte l’écriture contrapuntique à son plus haut niveau d’aboutissement, sa forme générale, qui s’inscrit dans une conception cyclique comparable à celle du Double Concerto, n’en est pas moins fascinante. Au commencement, la soudaine irruption simultanée des deux duos provoque une forte impression de désordre. Les accords de deux, trois ou même quatre notes, joués fortissimo par tout le quatuor dans des rapports polyrythmiques serrés, saturent la texture et empêchent toute possibilité d’identification. Après quelques mesures, l’étau polyrythmique se desserre, la texture s’éclaircit, permettant alors une nette perception des identités musicales. Dès leur violente apparition, le « Maestoso » du Duo II et le « Furioso » du Duo I semblent avoir déjà conjugué leur énergie avant la première mesure tant la frénésie de leur activité est immédiate. L’effet de confusion initiale réside, outre la trop grande densité de la texture, dans le fait que les premiers instants de cette explosion sonore condensent à l’extrême une grande partie du matériau harmonique qui sera développé tout au long de l’œuvre. En effet, dans la seule première mesure, le Duo II se nourrit des tétracordes (0,1,5,7), (0,1,6,7) et (0,2,5,8) qui figurent tous les trois dans la série-réservoir ainsi que du tétracorde caractéristique (0,3,6,9), tandis que le Duo I est basé sur l’ensemble (0, 1,3,4,6,7,9,t) qui est complémentaire de (0,3,6,9) permettant la présence de toutes les identités intervalliques utilisées dans l’œuvre. Par un processus inverse, la coda, qui s’interrompra de façon surprenante, comprime à nouveau les matériaux précédemment diffusés tout au long du quatuor. Le Duo II joue le tétracorde (0,3,6,9) pendant que le Duo I présente, de façon morcelée, son ensemble complémentaire (0,l,3,4,6,7,9,t). Les fragments de cet ensemble sont en fait des tétracordes comprenant tous les intervalles ainsi que des passages des quatre mouvements du Duo I. La forme cyclique de l’œuvre peut donc se résumer ainsi : explosion d’un matériau hautement concentré suivi de sa longue expansion en une stratification de courants de forces organisées alternativement (la structure de caractères/mouvements), puis nouvelle compression du matériau. Le début et la fin éludée du quatuor insèrent virtuellement cette forme dans un processus infini : Compression/Explosion – Diffusion – Compression/Explosion – Diffusion.
Duo pour violon et piano
61Le Duo pour violon et piano a demandé à Carter un investissement considérable. Sans doute l’exceptionnelle réussite du Troisième Quatuor a-t-elle contribué à rendre difficile la tâche d’un compositeur si soucieux de ne pas se répéter et dont chaque œuvre est conçue, selon ses propres termes, comme « une démarche unitaire et unique ». Si le Quintette pour cuivres, qui verra le jour immédiatement après le Duo, bénéficiera directement, par sa formation instrumentale, de la structure de caractères/mouvements du Troisième Quatuor en évitant toutefois la redite par un ingénieux changement dans la constitution des strates, la contrainte de deux instruments aussi différents que le violon et le piano, dans le Duo, impliquait de développer dans une voie sensiblement différente les innovations du quatuor. L’œuvre repose sur les relations conflictuelles entre les deux instruments/personnages. Comme jadis dans le premier mouvement de la Sonate pour violoncelle et piano, c’est la nature même des instruments qui constitue un des facteurs fondamentaux d’opposition, mais dans une esthétique maintenant très différente. Le Duo joue sur « le contraste entre les sons produits en frottant les cordes du violon avec l’archet et dont la durée peut être contrôlée sensiblement, et les sons produits en frappant les cordes du piano qui, une fois émis, meurent et ne peuvent être contrôlés qu’en étant coupés net »20. Comme dans le Concerto pour piano, la différence de potentiel expressif joue ici un rôle déterminant que Carter a décrit lui-même dans la préface de la partition : « La musique mercurielle du violon, tantôt intense et théâtrale, tantôt légère et fantaisiste, change constamment d’allure et de mode d’expression ; en revanche, le piano joue de longues sections d’un caractère plus uniforme et régulier aussi bien du point de vue du rythme que de celui du style »21.
62En effet, le caractère du violon est constamment altéré par des changements d’humeur intempestifs. Les indications expressives les plus variées (« ruvido », « espressivo », « appassionato », « tenero », « leggero», « scherzando ») qui se succèdent, souvent juxtaposées brutalement, reviennent tout au long de l’œuvre. De plus, les notes du violon manifestent une nette inclination pour les durées irrégulières, les phrases saccadées jouées dans un style toujours rubato. Carter exploite aussi le vaste éventail des possibilités de l’instrument : doubles harmoniques, accords de deux à quatre notes, tessiture étendue à plus de quatre octaves. Le piano, au contraire, joue une musique moins diversifiée dans une pulsation constamment régulière. Dans beaucoup de passages, les événements sont présentés à intervalles rythmiques fixes, inclus souvent dans des polyrythmes locaux. À la différence du violon, sa musique est fluide. Alors que le violon change fréquemment d’expression, le piano se limite donc à quelques comportements différents, largement étendus. Ses activités principales sont comprises dans les épisodes suivants :
- séquence lente sur un long polyrythme (mes. 1-83) ;
- séquence de style scherzando en progressive accélération, faite de deux voix en polyrythmie, mais interrompue à plusieurs reprises (mes. 102-215) ;
- séquence de style pointilliste construite sur un polyrythme à trois courants de pulsations, un par registre (aigu : MM 20 ; médium : MM = 15,5 ; grave : MM 28 (mes. 238-257) ;
- séquence cantabile (mes. 266-289) ;
- séquence martellato, polyrythme en accords concentrant les harmonies du piano (mes. 290-309) ;
- coda : continuel déclin du piano dont le jeu est entrecoupé de silences de plus en plus longs jusqu’à son arrêt (358 à la fin).
63Si, par ses multiples facettes, la musique du violon peut être assimilée à une succession de caractères/instants, qui se développeront à partir des Night Fantasies, celle du piano tient à la fois du caractère de grande envergure (par la seule présence du long polyrythme du début) et de la structure de caractères/mouvements. Le Duo hérite donc du Concerto pour piano pour la différenciation de la densité des modes d’expression, et du Troisième Quatuor pour l’agencement en séquences à la fois successives et superposées. Mais le découpage assez régulier en épisodes alternatifs, que l’on trouvait dans les deux duos du Troisième Quatuor, a laissé la place, dans le Duo, à des séquences de durées variant à l’extrême, en fonction de l’un ou l’autre des deux instruments, mais s’enchaînant « sans couture » dans un flot continu. Ainsi, l’œuvre apparaît à la fois comme une stratification de modes expressifs contrastés et une stratification de formes. La dramaturgie diffère aussi sensiblement de celle du Concerto pour piano. Alors que ce dernier montrait une opposition de plus en plus violente entre un orchestre agressif et dominateur et un piano lui résistant farouchement, le Duo se présente comme une alternance de périodes d’oppositions franches et de périodes de relatifs consensus. Une sorte de flux et de reflux entre divergence et convergence. Mais les tentatives de rapprochement des deux instruments restent épisodiques et seulement esquissées, faisant finalement du Duo un drame de l’échec de la communication. « Deux caractères solitaires, en somme, qui veulent se mettre ensemble sans jamais y arriver »22.
64Cette ambivalence des comportements instrumentaux repose sur des matériaux musicaux ainsi que sur des techniques compositionnelles distinctes. Les deux instruments/personnages se différencient l’un de l’autre, non seulement par leur propre répertoire d’intervalles, mais aussi de tricordes : six pour le violon, six autres pour le piano. Carter utilise également l’ensemble des vingt-neuf tétracordes et des trente-huit pentacordes, mais répartis en trois groupes. Un tiers des tétracordes et des pentacordes, sera la propriété du violon, tandis qu’un autre tiers sera celle du piano. Le dernier tiers sera commun aux deux instruments puisqu’il contient à la fois des intervalles et des tricordes spécifiques à l’un ou à l’autre. Il servira à établir un lien organique sous-jacent en dépit des oppositions23. Au contraire, les ensembles de hauteurs relatives (dyades, tricordes, tétracordes et pentacordes) propres à l’un des deux instruments souligneront leurs différences et notamment dans les passages de fort conflit.
65intervalles :
violon : | 2de mineure ; 3ce majeure ; triton ; 5te juste ; 6te majeure ; 7e mineure |
piano : | 2de majeure ; 3ce mineure ; 4te juste ; triton ; 6te mineure ; 7e majeure |
66tricordes :
violon : | n° 1 ; 4 ; 6 ; 7 ; 9 ; 10. |
piano : | n° 2 ; 3 ; 5 ; 6 ; 8 ; 11. |
67tétracordes :
violon : | n° 4 ; 7 ; 9 ; 10 ; 12 ; 18 ; 20 ; 22 ; 29. |
piano : | n° 2 ; 11 ; 13 ; 14 ; 19 ; 21 ; 23 ; 24 ; 25 ; 28. |
communs aux deux : | n° 1 ; 3 ; 5 ; 6 ; 8 ; 15 ; 16 ; 17 ; 26 ; 27. |
68pentacordes :
violon : | n° 4 ; 5 ; 12 ; 19 ; 24 ; 27 ; 28 ; 29 ; 30 ; 32 ; 33 ; 36. |
piano : | n° 2 ; 3 ; 8 ; 10 ; 17 ; 20 ; 21 ; 22 ; 31 ; 34 ; 35 ; 38. |
communs aux deux : | n° 1 ; 6 ; 7 ; 9 ; 11 ; 13 ; 14 ; 15 ; 16 ; 18 ; 23 ; 25 ; 26 ; 37. |
69Alors que la succession rapide des caractères/mouvements du Troisième Quatuor ne laissait aux situations de forte opposition que des moments d’éphémères apparitions, le Duo pour violon et piano s’y attarde longuement, dès le début de l’œuvre, durant quatre-vingt-trois mesures24. Le violon adopte le ton d’un « rude récitatif » (« ruvido ») à la fois dramatique et théâtral. Son discours se compose d’un grand nombre de courts motifs dont l’expression varie constamment. Il progresse à partir d’éléments mélodiques cellulaires présentés dans le grave de l’instrument et qui, peu à peu, se transforment en une phrase ample exploitant l’entière étendue du registre. Le comportement rythmique, qui se veut avant tout imprévisible, joue également la diversité.
70Face à la musique tourmentée du violon, celle du piano paraît pratiquement figée. Les très longues tenues s’organisent dans un polyrythme comprenant cinq courants de pulsations auxquels correspond, pour chacun, un intervalle ou un accord :
noire = 84
tierce mineure : MM 4,666
neuvième majeure : MM 4,48
triton ou (0,4,6) : MM 4,603
accord de cinq notes : MM 6
71De plus, l’impression d’immuabilité est renforcée par la résonance déclinante obtenue par le lent relâchement de la pédale, et un procédé de substitution des notes qui dissimule les changements d’harmonie. Le violon, qui ne peut rivaliser avec de tels effets sonores, exploite de son côté une grande variété de caractères inimitables par le piano, comme la longue tenue sur la note ré en crescendo (mes. 1-4), ou les effets de timbre variant le caractère expressif : « ruvido » (poco sulponticello) (mes. 4) (Exemple 35, page suivante).
72Les échelles mélodiques des deux instruments sont totalement différentes. Celle du violon se compose du tétracorde n° 4 (0,2,5,7) présenté dans trois transpositions renouvelées ensuite à l’octave25 :
73Lorsqu’il est amené à jouer dans le registre du violon, le piano n’utilise aucune note de cette échelle, mais uniquement celles manquantes pour compléter la gamme chromatique. Dans cette première partie du Duo, le conflit se manifeste donc à tous les niveaux de l’écriture sans jamais céder au moindre rapprochement. Il atteint sans doute le degré zéro de la communication entre des personnages/instruments dans toute la musique de Carter.
74La forte opposition du violon et du piano au début du Duo est évoquée en ces termes par le compositeur : « Tandis que je l’écrivais, je pensais à une personne dans les Alpes essayant de grimper une montagne (...). Le violon, qui représente cette personne, est opposé au piano avec ses accords lents et calmes. Je le pensais comme un portrait musical du conflit entre l’homme et la nature, une nature trop rude et trop indifférente pour être vaincue par un être humain (...)26.
75Les autres épisodes du Duo font alterner les situations de conflit et les tentatives de rapprochement ainsi que les passages calmes ou agités. Vers la fin de la première partie (mes. 84-94), ainsi que vers la fin du scherzando (mes. 195-197), un relatif consensus musical entre les deux protagonistes est souligné par l’apparition de nombreuses doublures. Ces exemples de « confluences » harmoniques partielles produisent immédiatement un rapprochement perceptible entre les deux instruments. Lors d’un nouvel épisode lent (mes. 174-185), les registres des deux instruments sont fortement contrastés : le violon joue dans le suraigu en doubles harmoniques tandis que le piano évolue dans le grave. Les deux protagonistes partagent toutefois un climat d’extrême douceur ainsi qu’une même propension aux valeurs longues. L’épisode « pointilliste » (mes. 238-257) projette le Duo « à la limite des musiques fertiles » et constitue le point dramatiquement le plus bas de l’œuvre. Dans une texture très ajourée et dans un climat de totale neutralité, le piano en notes détachées et le violon en pizzicato livrent seulement les pulsations du polyrythme sur toute l’étendue de leur registre. Ce procédé consistant à « vider » la musique de sa substance en la réduisant momentanément à quelques particules sonores se retrouvera à plusieurs reprises dans les œuvres des décennies suivantes. L’épisode cantabile (mes. 266-289) rapproche encore les instruments en leur faisant partager le même registre aigu et un jeu pianissimo tout en délicatesse. Ce passage conduit cependant à l’un des moments les plus conflictuels de l’œuvre : une violente séquence essentiellement harmonique (mes. 290-309) qui constitue aussi le point dramatique le plus intense. Les deux instruments cherchent pourtant moins à s’opposer qu’à rivaliser. Tous deux jouent une musique de plus en plus agressive, qui culminera dans un triple forte aux deux instruments (mes 108-109). Entre les mesures 298 et 306, c’est le piano qui utilise une échelle de douze notes à hauteurs fixes.
76Trois de ces notes (mi, la, et mib, formant le tricorde n° 7 (0,1,6) propre au piano) sont continuellement répétées en un accord toutes les quatre croches, soit à une vitesse métronomique de MM 78,76. Les neuf autres notes, quant à elles, sont regroupées en différents accords de quatre notes (formant tous des tétracordes propres au piano) joués toutes les neuf doubles croches, soit à une vitesse de MM 46,6. Les deux courants d’accords du piano forment un polyrythme de rapport 9 :8 qui se superpose aux interventions plus irrégulières du violon. Les réitérations de l’accord de trois sons manifestent bien la volonté du piano de refuser de coopérer avec le violon.
77La dernière partie de l’œuvre (mes. 358-403) témoigne du progressif divorce entre les deux instruments. Par son jeu virtuose et d’une expressivité exacerbée, le violon prend peu à peu l’ascendant sur le piano. Dans ce passage, il n’utilise que douze notes fixées dans leur hauteur dont la seconde moitié est le rétrograde renversé de la première moitié.
78Contre cette activité intense, le piano répond par un désengagement progressif. Réduit à quelques accords puisés s’enfonçant dans le grave, il finit par abandonner la partie, laissant alors le champ libre au violon qui, se souvenant de l’émancipation finale du premier violon dans le Premier Quatuor, referme seul l’œuvre.
79Achevé le 27 avril 1974 et dédié à son épouse Helen, le Duo est créé à New York le 21 mars 1975 par Paul Zukofsky et Gilbert Kalish. Lors de la création, les interprètes prirent l’initiative de jouer éloignés l’un de l’autre d’une dizaine de mètres pour souligner visuellement l’opposition entre les deux instruments/personnages. Carter, qui avait pourtant souhaité écarter le plus possible la disposition des instrumentistes du Second Quatuor, manifesta ses réticences en expliquant que cet éloignement ne permettait pas d’entendre les liens harmoniques qui peuvent se produire entre les deux instruments. Plus profondément, cette réaction dévoile un pan de la philosophie cartérienne des rapports humains. L’œuvre peut être entendue comme une représentation métaphorique des rapports complexes, ambivalents, et mêmes contradictoires qui s’établissent entre deux êtres vivant proches l’un de l’autre.
Quintette pour cuivres
80Commandé par l’American Brass Quintet alors en résidence avec Carter à Aspen, le Quintette pour cuivres est réalisé avec une stupéfiante rapidité entre le 15 mai et le 29 août 1974. Durant la composition, Carter put bénéficier de la collaboration de ces talentueux interprètes. Pour les remercier, il leur offrira comme cadeau de Noël une Fantaisie sur la célèbre Fantasy on One Note de Purcell, un compositeur pour qui il a toujours eu une grande admiration. Bien que composé juste après le Duo pour violon et piano, le Quintette pour cuivres hérite directement du Troisème Quatuor dont il reprend l’idée d’une structure de caractères/mouvements hétérogènes mais dans une organisation plus souple et plus ouverte. Les onze caractères musicaux ne sont plus maintenus dans des strates définies sur toute l’étendue de l’œuvre. Au contraire, chacun d’entre eux adopte une formation instrumentale propre en utilisant différentes combinaisons de duos et de trios.
Plan du Quintette pour cuivres27 :
Mes. 1-12 : « Quodlibet » :
Énoncé préliminaire du mouvement lent « calm », interrompu mes. 5-7 par le cor et suivi par une brève irruption des autres instruments, chacun apportant sa contribution par un fragment différent de sa propre partie.
Mes. 13-37 : Trio pour deux trompettes et trombone 1 :
« Lightly » (sixte mineure).
Mes. 30-48 : Duo pour trombone 2 accompagné par le cor :
« Vigorous » (quartejuste).
Mes. 48-71 : « Quodlibet » :
Centré sur le récitatif « angry » du trombone 1, parfois combiné avec le trombone 2 et le cor, préfigurant leur trio après 284, tandis que la trompette joue sa musique « flowing » et que les autres continuent la musique « calm », qui ne s’interrompt pas jusqu’à 142.
Mes. 72-100 : Duo pour trompette 2 et cor, les deux avec sourdine :
« Humorous » (tierce mineure).
Mes. 93-118 : Trio pour trompette 1, cor et trombone 2 :
« Majestic » (quinte juste en accords et fanfares).
Mes. 116-132 : « Quodlibet » :
Combine les mouvements « humorous », « majestic » et « calm » avec un solo du trombone 1 qui préfigure son solo « dramatic » après mes. 387.
Mes. 133-158 : Trio pour deux trompettes et cor :
« Smoothly flowing » (seconde majeure).
Mes. 150-178 : Duo pour deux trombones :
« Extravagant » (tierce majeure en glissandos et « rips »).
Mes. 169-201 : « Quodlibet » :
Tandis que le duo de trombones se prolonge, les mouvements « majestic » et « humorous » sont rappelés. Après une brève référence à l’irruption dans le premier quodlibet, la section s’achève avec une continuation de la musique «humorous»«humorous» par la trompette 2 et le cor, qui prend fin mes. 210.
Mes. 201-235 : Trio pour trompette 1 accompagnée par les deux trombones : « Lyric » (sixte majeure).
Mes. 220-258 : solo de cor :
« Menacing » (quarte augmentée ainsi que les autres intervalles du répertoire du cor).
Mes : 249-269 : Quodlibet :
Les autres lancent des interjections tandis que le cor continue.
Mes. 261-295 : Duo pour deux trompettes :
« Furious » (septième majeure).
Mes. 284-316 : Trio pour cor et deux trombones :
« angry » (seconde mineure et neuvième mineure).
Mes. 306-341 : « Quodlibet » :
Durant les mes. 306-314, la trompette 1 accélère et la trompette 2 ralentit, chacune rappelant un fragment différent de sa propre partie, alors que les trois autres finissent leur trio. Puis il y a une violente irruption à laquelle chaque exécutant contribue à sa manière.
Mes. 338-389 : Mouvement lent « calm ».
Mes. 387-395 : Duo pour trombone 1 accompagné par trompette 2, avec sourdine : « Dramatic » (septième mineure).
Mes. 396-400 : Coda :
Durant les nombreux trilles, les mouvements précédents sont rappelés : 397, le duo de trombones de mes. 150 ; mes. 398, le duo de trompettes à 261 ; mes. 398, le cor à 257 ; mes. 399, le trio à mes. 13.
81Dans le Quintette pour cuivres, tout un univers temporel lent est maintenu à l’arrière-plan durant la plus grande partie de l’œuvre. Pendant que certains instruments collaborent pour former les caractères musicaux successifs, d’autres jouent des notes longuement tenues qui traduisent la présence latente de la musique lente. C’est seulement à la fin qu’elle émergera en un véritable mouvement inséré (« calm », mes. 338-389) réunissant les cinq instruments, qui se détache comme le climax de l’œuvre. Bien que ce mouvement totalise l’ensemble des identités intervalliques propres à chaque caractère musical entendu précédemment, son écriture faite de notes tenues changeant lentement contraste avec les fantaisies mélodiques et les caprices rythmiques des divers ensembles. En constituant une sorte de résolution dramatique des comportements individuels dans une lente méditation sonore collective, le mouvement lent n’a cependant pas arrêté définitivement la propension des instruments à évoluer dans des combinaisons toujours renouvelées. Lorsqu’à la mesure 387 le duo de trombones accompagné de la trompette 2 avec sourdine s’extrait de cet univers fusionnel, il rétablit spontanément le lien avec les divers jeux d’associations instrumentales antérieurs au mouvement lent que celui-ci, en suspendant leur action, ne fait que souligner. Même si l’auditeur ne peut percevoir la relation entre les longues tenues et le mouvement lent, l’action sous-jacente de la musique lente permet d’englober ce mouvement, au-delà de l’effet de rupture que provoque son immixtion entre les duos et trios, dans une continuité temporelle. Ainsi le mouvement lent, bien que surprenant l’auditeur, n’est pas ressenti comme un corps étranger.
82Mais le Quintette pour cuivres fait également intervenir d’autres formes de récits qui viennent momentanément dévier le cours de l’œuvre. Cinq « Quodlibets » s’insèrent également entre les duos et trios et viennent enrayer la dynamique créée par la succession imbriquée des associations instrumentales. Comme plus tard les cinq « Interludes » du Cinquième Quatuor (1995), ils constituent des commentaires individuels des instruments sur les événements passés et à venir. Ainsi, ils sont à la fois des éléments « intrus » créant une discontinuité formelle locale mais, en même temps, dans la mesure où ils citent des bribes d’idées développées tout au long de l’œuvre, ils s’intègrent dans le discours musical global, et participent pleinement à sa cohérence et à sa continuité.
83La Cadence du cor (« menacing », mes. 220-258) représente l’unique moment de véritable émancipation instrumentale individuelle de l’œuvre. Par la présence de cette cadence, le Quintette pour cuivres répond alors, comme le Second Quatuor, à un double schéma. D’une part, le discours musical tend à amener les instruments vers une fusion des comportements à travers les duos et trios jusqu’à son point de réalisation dans le mouvement lent. D’autre part, ce discours tend, au contraire, à tirer les protagonistes instrumentaux vers l’individualisme en modifiant souvent le choix des partenaires dans les ensembles et en aboutissant à la Cadence solo du cor.
84Le Quintette pour cuivres est créé à la BBC par l’American Brass Quintett (à qui il est dédié) lors de la célébration du centième anniversaire de la naissance de Charles Ives. Loin d’avoir la célébrité du Troisième Quatuor, cette œuvre n’en est pas moins attachante, parfaitement aboutie, savoureux mélange d’humour, de fantaisie et de gravité.
A Symphony of Three Orchestras
85Sept ans après la composition du Concerto pour orchestre, Carter revient à l’orchestre pour honorer à nouveau une commande du New York Philharmonic Orchestra dans le cadre des festivités commémorant le bicentenaire des États-Unis. À cet effet, le National Endowment for the Arts (Fonds National pour les Arts) avait octroyé une subvention aux six plus prestigieux orchestres américains : New York, Chicago, Boston, Philadelphie, Los Angeles et Cleveland. Chaque orchestre avait pour mission de passer commande d’une œuvre à un compositeur, mais devait également assurer l’exécution des autres pièces. Ce projet original et ambitieux ne fut malheureusement que partiellement réalisé.
86A Symphony of Three Orchestras est composée très rapidement, puisqu’elle est commencée en juin 1976 et achevée seulement quelques mois plus tard, le 31 décembre. Elle est dédiée au New York Philharmonic et à son directeur musical Pierre Boulez, qui la créeront au Avery Fisher Hall le 17 décembre 1977.
87Bien qu’elle reprenne le principe d’une division de l’effectif orchestral en plusieurs ensembles distincts, l’œuvre diffère sensiblement du Concerto pour orchestre, tant par ses sources d’inspiration que par sa facture. Carter avait tout d’abord imaginé une pièce qui serait une descente progressive du registre très aigu jusqu’au registre le plus grave de l’orchestre, et qui exploiterait également, dans les trois niveaux sonores créés par les trois orchestres, les avancées contrapuntiques des deux duos du Troisième Quatuor. Il envisagea alors de baser sa composition sur le poème The Bridge, de Hart Crane, avant de renoncer, le jugeant trop confus. Il a affirmé cependant avoir tout de même utilisé des éléments séparés du poème pouvant évoquer l’idée d’une descente progressive dans le grave, et celle d’un contrepoint de caractères sonores. Le poème a donc bien servi de sorte d’assise à l’œuvre musicale. A Symphony of Three Orchestras « commence avec une vision du port de New York survolé par un goéland, et elle se termine avec le suicide de Hart Crane lui-même »28. De l’aveu même de Carter, cette vision est postérieure à la conception musicale. Il est bien évident que la méconnaissance de la source d’inspiration ne peut altérer en aucune façon la perception dramatique de l’œuvre. Le mouvement de chute dans le grave constitue à lui seul un madrigalisme évident de catastrophe qui peut se passer, pour être pleinement ressenti, de la référence au destin tragique de Crane.
88Chacun des orchestres de A Symphony of Three Orchestras possède son propre matériau et sa propre couleur orchestrale. L’ensemble des cordes, de même que les cinq percussionnistes, sont cependant répartis entre les trois groupes. L’orchestre II, placé au centre, est caractérisé par une intense activité intra-strate qui, à la différence des orchestres latéraux I et III, laisse souvent la place à des interventions solistes.
89A Symphony est l’extension à l’orchestre du principe de stratification et de présentation successive de caractères/mouvements élaboré dans le Troisième Quatuor. La partie centrale se compose de douze mouvements différents répartis équitablement entre les trois orchestres, soit quatre mouvements pour chacun. Tous les mouvements sont joués deux fois au cours de l’œuvre. Les caractères musicaux disparaissent et réapparaissent de façon inattendue, sans jamais quitter leur strate instrumentale d’origine. Comme l’a précisé lui-même Carter, « aucun orchestre ne présente deux de ses mouvements en même temps, mais chacun des douze débute alors qu’un autre mouvement est en train d’être joué, fait brièvement surface pour être entendu seul et sert enfin d’arrière-plan pour une autre entrée d’un autre mouvement »29. Comme dans le Troisième Quatuor, la stratification ne présente jamais une même combinaison simultanée de caractères musicaux, ou plutôt d’identités communautaires, puisqu’il s’agit ici de strates orchestrales. L’œuvre se compose de quarante-six séquences dont la densité varie de une à trois strates. Chacune de ces séquences ne dure pas plus de quinze secondes. « Le flux musical est donc un chevauchement et un changement perpétuels. »30 Le nombre très élevé de combinaisons ainsi que la rapidité de leurs transformations ne permettent guère, à première écoute, de les entendre en détail et de prendre conscience de l’organisation du tissu sonore. Mais l’auditeur peut saisir la nature kaléidoscopique de ces identités musicales évoluant dans des contextes toujours renouvelés.
90L’œuvre présente cependant un scénario auditif différent du Troisième Quatuor. En effet, la partie centrale, où opère la structure de caractères/mouvements, est encadrée par une introduction et une coda jouant un rôle dramatique essentiel. La musique débute par un foisonnement sonore des trois orchestres évoluant dans leur registre aigu (mes. 3-9). Une trompette solo se détache ensuite et descend progressivement dans le grave, entraînant avec elle les instruments des orchestres qui l’accompagnent par de longues tenues en se maintenant à l’arrière-plan (mes. 11-33). La coda (mes. 317 à la fin) constitue un moment d’intensité dramatique d’une grande originalité. Elle débute en interrompant le flux continu des caractères/mouvements à la mesure 318 par une série de sept brefs et violents accords (fff) de quarante-cinq notes joués par les trois orchestres réunis. Ces déflagrations, qui se succèdent régulièrement à la vitesse de MM 9 (soit environ toutes les 6,5 secondes), agissent comme des forces destructrices mettant en péril le processus de succession alternative établi dans la précédente stratification de caractères musicaux. Après la série d’accords violents, les alti sont les seuls instruments à réagir en une phrase emplie de lyrisme, mais le déroulement de l’œuvre a été fortement perturbé. La musique se met à tourner à vide (« meccanico » mes. 345-355). Dans chacun des trois orchestres, l’activité intra-strate est alors limitée aux seuls instruments à vents : orchestre I : cuivres ; orchestre II : clarinettes ; orchestre III : flûte et anches doubles. Presque tous les instruments ont leur propre identité intervallique qu’ils répètent inlassablement sur un même rythme et à une même hauteur, différents pour chacun d’eux. Les trois orchestres constituent donc une stratification de trois polyrythmes, dont chacun des courants associe une vitesse de pulsation à un des onze intervalles (voir Tableau 7)31. Dans ce passage où tout processus d’évolution est totalement bloqué, les trois orchestres ont donc abandonné la structure constamment changeante de caractères musicaux hétérogènes pour se polariser sur une musique mécanique, par définition la moins expressive, qui se refuse à toute fantaisie mélodico-rythmique. Chaque niveau d’intra-strate cesse d’être un instrument/personnage pour devenir un rouage d’une froide machine sonore figeant tout processus d’évolution. Cette répétition « autiste » généralisée produit un effet dramatique aussi saisissant que les brutales déflagrations qui la précèdent. Elle montre, ici aussi, combien cette musique est tributaire du mouvement et de la transformation en les soustrayant, pour un temps, au discours musical. En atteignant le degré zéro du changement, les identités instrumentales perdent alors l’essence même de leur raison d’être. Avant même qu’elles ne soient confrontées au drame de leur imminente destruction finale, la répétition littérale remet en question leur nécessité absolue de devenir. Mais en même temps, en la rendant impossible, elle révèle rétrospectivement l’importance que cette volonté de devenir a pu jouer tout au long de l’œuvre, au sein de chaque caractère musical. Cet étonnant passage « meccanico » montre la distance qui sépare la musique de Carter de celle des compositeurs minimalistes américains. Pour Carter, une œuvre ne peut être fondée essentiellement sur des principes répétitifs qui annihilent toute dramaturgie musicale en excluant le jeu des ruptures et des conflits entre des événements musicaux hétérogènes. La musique répétitive découle d’une idéologie du renoncement, du refus de la surprise, du risque. Elle plonge souvent l’auditeur dans une écoute passive abolissant tout sens critique. Ce passage de A Symphony of Three Orchestras, qui est le plus important de toute l’œuvre de Carter tant par la durée – pourtant très limitée – que par le nombre d’instruments mis en jeu est, de notre point de vue, une sorte de « récupération » (ironique ?) d’un principe de répétition pour suspendre le destin de l’œuvre et rendre la nécessité du changement plus urgente encore.
91Après ce passage suspendant tout espoir de changement, des réminiscences de caractères musicaux de la partie centrale émergent à nouveau. Conduite par le piano, qui se substitue au rôle de la trompette dans l’introduction, la musique s’achemine ensuite vers la fin en s’enfonçant dans le grave (mes. 376). Une dernière déflagration orchestrale (mes. 382-383) tente d’enrayer sa progression. Le piano passe à travers ce filtre orchestral et poursuit sa descente vers son registre grave. Après quelques mesures, il finit par s’immobiliser sur un accord longuement tenu. Ces dernières mesures donnent l’impression que la couleur sombre qui disparaît progressivement dans le silence prolonge la ligne descendante au-delà de l’audible. Le madrigalisme géant d’une progressive descente dans le grave, symbole évident d’un monde sonore allant irrémédiablement à sa perte et qui donne son sens dramatique à l’œuvre s’est accompli. Pourtant il n’était pas réellement présent sur toute la durée de l’œuvre, mais seulement à ses extrémités : au début, avec le foisonnement confus des orchestres dans le registre aigu et, à la fin, avec le piano qui rejoint les profondeurs insondables de son registre grave. Le geste de même nature de ces deux instruments constitue les deux segments audibles d’une diagonale continuellement descendante qui, virtuellement, traverse de part en part la longue imbrication de caractères/mouvements formant le corps de l’œuvre. Mais cette continuité transversale se perd aussi au-delà des limites de l’œuvre dans les deux directions registrales opposées comme, dans The Bridge de Hart Crane, le ciel au-dessus du goéland survolant la ville, et la mer au-dessous du pont de Brooklin. Les contours indéfinis de A Symphony of Three Orchestras projettent les processus de continuité internes hors des pôles extrêmes de leur forme. La projection d’une continuité virtuelle est ici à la fois interne et externe aux limites formelles de l’œuvre, lui donnant, comme au Double Concerto, une dimension métaphysique.
Le temps éclaté : Night Fantasies
92 Écrites près de trente-cinq ans après la Sonate mais aussi après les deux expériences concertantes du Double Concerto et du Concerto pour piano, les Night Fantasies représentent l’expérience la plus originale du compositeur dans le domaine pianistique. Carter a été particulièrement motivé par cette commande émanant conjointement de quatre grands pianistes new-yorkais – Ursula Oppens, Charles Rosen, Gilbert Kalish et Paul Jacob –, qui avaient tous créé ou interprété certaines de ses œuvres et qui s’étaient toujours montrés des défenseurs dévoués et exceptionnellement talentueux de sa musique. C’est à Ursula Oppens que reviendra le privilège, mais aussi la lourde tâche, de créer le 2 juin 1980 au Bath Festival cette œuvre d’une redoutable virtuosité qui s’impose comme un des monuments de la littérature pianistique du XXe siècle.
93Les Night Fantasies, qui se déroulent pendant vingt minutes d’un seul tenant, sans interruption, manifestent la volonté du compositeur d’échapper à la fois au schéma formel de la sonate et à celui de la suite. Les idées musicales y sont très nombreuses, mais jamais véritablement développées, et constituent un ensemble d’épisodes, pour la plupart brefs et fugitifs, dont la durée peut aller de moins d’une minute, comme le « Tranquillo » initial qui donne naissance aux deux pulsations du polyrythme géant : MM 8,75 et MM 10,8, à une seconde, par exemple à la mesure 328 la très brève insertion des deux septolets de triples croches dans un contexte de musique lente, rappel du « scorrevole » précédent (mes. 318-321).
94La rapidité des changements de caractères musicaux dans A Symphony of Three Orchestras, ainsi que leurs nombreuses anticipations et réminiscences dans le Concerto pour orchestre, avaient déjà montré une forte propension de la pensée musicale cartérienne à chercher le renouvellement du discours musical par sa fragmentation. Si l’on pouvait déjà parler, au sujet de ces œuvres, de structure kaléidoscopique, c’est surtout avec les Night Fantasies que cette conception atteint son degré le plus abouti. Décrite par Carter lui-même comme une musique de l’insomnie, la pièce emprunte à cet état psychologique si particulier une « humeur constamment changeante, suggérant ainsi les errements d’une pensée et des sentiments qui parcourent l’esprit maintenu éveillé ». Les caractères musicaux, parfois réduits à des aphorismes sonores, se succèdent le plus souvent de façon très abrupte, par interruption du précédent ou par divers modes d’enchaînement ou de transformation rapide d’un état à l’autre. Privés le plus souvent de la possibilité de s’épanouir dans la durée, ces caractères éphémères, que l’on peut qualifier de « caractères/instants », semblent élidés tant dans leur début que dans leur fin. La conception des caractères musicaux des Night Fantasies diffère de celle des œuvres précédentes, car le recours à un instrument soliste détourne le discours musical d’une opposition dramatique entre plusieurs protagonistes. Ici, ces oppositions sont absorbées à l’intérieur d’un univers sonore unique, substituant aux conflits croisés des stratifications les contrastes intempestifs des juxtapositions verticales. De plus, à la différence du Troisième Quatuor, ou de A Symphony of Three Orchestras, les Night Fantasies ne répondent pas à une organisation alternative de caractères musicaux. L’œuvre n’exclut pas cependant le principe du retour, mais quelques idées musicales seulement réapparaissent de façon clairement identifiable compte tenu du phénomène d’évolution constante cher à Carter. Par exemple, le passage lent (mes. 42-55) en texture d’accords de quatre notes construits sur des tétracordes contenant des intervalles de tierces et de secondes reviendra vers la fin de l’œuvre (mes. 417-431), joué non plus forte mais piano. On retiendra également la ressemblance des différents épisodes « capriccioso » dont la vitesse, le rythme (prédominance du polyrythme local 5 :3), l’harmonie et la tessiture se maintiennent tout au long de la partition. D’autres caractères réapparaissent avec le même patrimoine musical mais dans un revêtement sonore très différent. Les mesures 157-167, construites sur un rapport rythmique de 5 :4, font entendre, dans un tempo modéré, des répétitions d’une même seconde majeure (la-si) jouées dans le registre aigu. Aux mesures 215-216, les secondes majeures (mib-fa) se répéteront de façon fugitive mais dans le suraigu, dans le flux rapide d’un polyrythme de 5 :3. Pourtant, si on les compare au Concerto pour piano, les Night Fantasies marquent également une évolution significative dans le traitement du patrimoine musical des caractères musicaux. Alors que dans le Concerto les réitérations variées des différentes humeurs du piano étaient corrélatives au retour d’un même matériau musical, les caractères/instants des Night Fantasies ne se répètent pas nécessairement avec le même patrimoine musical original. Tel est le cas, par exemple, du « Recitativo colerico » central (mes. 235-245), qui révèle l’intervalle de triton, limité jusqu’alors à un rôle structurel sous-jacent. Dans ce passage, les tritons constituent une ligne intérieure fortement accentuée (jouée principalement avec les pouces), qui émerge d’une texture aux sonorités changeantes. Ce caractère musical réapparaîtra à plusieurs reprises (mes. 295 par exemple), mais sans l’identité intervallique de triton, pourtant perçue, à sa première apparition, comme dramatiquement importante par son caractère inédit.
95Les critères de reconnaissance des caractères musicaux ne reposent donc plus sur des éléments immuables. Ils deviennent des données relatives qui ne s’imposent que momentanément. Ainsi, un même caractère pourra réapparaître dans des textures, des rythmes, mais aussi des harmonies variées. Si cette conception peut déstabiliser les habitudes d’écoute, elle crée de multiples réseaux de significations qui enrichissent chaque nouvelle audition, et offre aux pianistes de multiples interprétations possibles. Malgré les incessants changements, il se dégage de cette musique une impression de fluidité, de grande souplesse rythmique, qui repose sur l’action sous-jacente du polyrythme géant dont les deux courants de pulsations, dans un rapport de 24 :25, ne se rencontrent qu’au début et à la fin de l’œuvre. Les Night Fantasies présentent donc un jeu dialectique entre une construction stricte et rigoureuse et une impression de liberté extrême, maintenant un nécessaire mais fragile équilibre entre ce que T. S. Eliot appelait un « accouplement violent d’idées hétérogènes ».
96Dans la dernière partie de l’œuvre (mes. 478 à la fin), un même accord de quatre notes (le tétracorde (0,1,5,6) couplant les intervalles de septième majeure ré-do♯ et de neuvième mineure sol-lab)32 est répété dix-sept fois à une vitesse régulière de MM 8,75, c’est-à-dire celle de la pulsation lente du polyrythme géant. Entre chacune de ses irruptions, des résurgences variées des caractères/instants présentés au cours de l’œuvre vont ainsi se succéder. La grande hétérogénéité temporelle et formelle des fragments d’identités, qui donne aux Night Fantasies leur caractère fantasque, est donc renforcée par le cloisonnement plus ou moins strict de ces fragments dans des segments temporels équidistants. Cependant, l’intrusion vers la fin de l’œuvre de ce temps chronométrique qui souligne soudain le processus de discontinuité permet, en fait, de prendre conscience d’un niveau supérieur de continuité qui embrassait jusque-là toute la composition. Cette continuité émanait justement de la diversité même de toutes ces identités hétérogènes qui se succédaient le plus souvent de façon intempestive, faisant de l’œuvre un flot sonore à la fois ininterrompu et en perpétuelle mutation.
97Mais dans les Night Fantasies, la discontinuité provenant de la succession de caractères musicaux lents ou rapides est aussi dépassée par un niveau supérieur de continuité créé par la progression sous-jacente de la musique lente sur toute la durée de l’œuvre. En effet, les épisodes rapides et lents échangent graduellement leur rôle de l’arrière-plan vers l’avant, la musique lente devenant peu à peu dominante. Partant du « Tranquillo » initial (mes. 1-14), elle progresse en une variété croissante de types d’écriture. Les principaux épisodes en sont le « Recitativo colerico » (mes. 235-244), le « Legato quasi recitativo » (mes. 377-387), le développement d’une idée de deux notes (mes. 157-165) et la dernière page rappelant le « Tranquillo » initial (mes. 509-516). Si l’auditeur ne peut avoir clairement conscience de cette progression de la lenteur vers le premier plan, il ressent les effets d’une musique devenue tout au long des nombreux épisodes de plus en plus méditative.
Le temps retrouvé de la voix
98Alors qu’après Emblems (1947), sa pensée musicale s’était exclusivement tournée vers les instruments, Carter accepte, au milieu des années soixante-dix, de composer à nouveau pour la voix. Il répond à une commande de l’Ensemble Speculum Musicae, également pour la célébration du bicentenaire des États-Unis. On peut légitimement s’interroger sur ce retour pour le moins inattendu vers le chant et surtout sur le choix d’un genre (voix accompagnée d’un petit ensemble instrumental) qui peut paraître, au premier abord, très éloigné de ses préoccupations de l’époque. Pourtant, A Mirror on Which to Dwell (tout comme les deux autres œuvres avec voix qui lui succéderont, Siringa et In Sleep, in Thunder) n’est ni un renoncement ni même une pause dans la poursuite des innovations audacieuses développées dans les dernières œuvres. En fait, le recours à la voix, et donc au support d’un texte non plus « sous-entendu » et librement interprété comme dans le Concerto pour orchestre, mais réellement audible, donne à Carter l’opportunité de se créer de nouvelles contraintes, propices au développement de nouvelles perspectives créatrices. En ce sens, les exigences particulières de la mise en musique de poèmes en matière de structure comme de texture ont sans doute contribué à effectuer le périlleux passage, évitant l’enfermement dans les architectures labyrinthiques que pouvait engendrer le Troisième Quatuor.
99L’œuvre étant destinée à une voix de soprano, Carter décide de mettre en musique des poèmes écrits par une femme. Sur les conseils de Robert Lowell, il choisit six poèmes d’Elizabeth Bishop qui ont produit sur lui une forte impression « à cause de leur évidente cohérence verbale et de leur usage inventif de sons syllabiques suggérant une voix en train de chanter »34. Le titre du recueil A Mirror on Which to Dwell est emprunté à un vers de la quatrième pièce « Insomnia » :
(...) By the Universe deserted,
She’d tell it to go to hell,
and she’d find a body of water,
or a mirror, on which to dwell.
So wrap up care in a cobweb
and drop it down the well (...)35
100Selon Carter, ce titre caractérise l’univers général des poèmes, mais reflète aussi sa volonté de faire de la musique le « miroir des mots ». De plus, il rend hommage aux musiciens de l’Ensemble Speculum Musicae (Miroir de la musique). A Mirror on Which to Dwell, dédié à l’ensemble commanditaire et à la soprano Susan Davenny Wyner, est créé à New York le 24 février 1976 sous la direction de Richard Fitz.
101Le cycle repose sur deux sources d’inspiration poétique imbriquées. La relation de la poétesse au monde extérieur occupe les première, troisième et cinquième pièces, tandis que l’amour, l’intimité de la vie sont évoqués dans les seconde, quatrième et sixième pièces.
102Carter utilise un ensemble de neuf instruments, chaque pièce ayant une formation différente. Seules les première et cinquième pièces ont recours à la totalité du dispositif instrumental.
- « Anaphora » : flûte alto, hautbois, clarinette sib, vibraphone, piano, violon, alto, violoncelle, contrebasse.
- Argument » : flûte alto, clarinette basse, 4 bongos, piano, violoncelle, contrebasse.
- « Sandpiper » : hautbois, piano, violon, alto, violoncelle, contrebasse.
- « Insomnia » : Piccolo, marimba, violon, alto.
- « View of the Capitol from the Library of Congress » : flûte et piccolo, hautbois, clarinette sib et mib, percussions (caisse claire, tambour grave, triangle, cymbale suspendue), piano, violon, alto, violoncelle, contrebasse.
- Ο Breath » : flûte alto, cor anglais, clarinette basse, cymbale suspendue, tambour grave, violon, alto, violoncelle, contrebasse.
103La nécessité d’une claire compréhension du texte implique l’adoption d’une texture transparente, d’un contrepoint moins dense permettant à la ligne vocale de rester toujours au premier plan. Par conséquent, ce rôle principal attribué à la voix, qui sera traitée, comme chez Bach, de façon instrumentale, entraîne l’abandon du principe d’égalité hiérarchique qui régissait jusqu’alors les relations entre les individualités instrumentales. La voix ne s’intègre jamais au tissu instrumental. Elle reste tout au long des six pièces une trame indépendante portant le texte de façon le plus souvent syllabique. Son déroulement continu ne laisse guère la place aux seuls instruments. À l’écart de toute démarche impressionniste, ou au contraire méticuleusement descriptive, la musique suit fidèlement le texte en une lecture où la structure musicale reflète le contenu poétique.
104Dans la première pièce, « Anaphora », la musique applique à son organisation harmonique le principe de l’anaphore, puisque l’hexacorde n° 35 (0,1,2,4,7,8), « tous tricordes », est répété tout au long de la pièce en de multiples transpositions variant constamment les tricordes. L’espace sonore de toute la pièce est contenu à l’intérieur d’un spectre de douze hauteurs fixes correspondant aux seules notes utilisées par la soprano.
105Trois strates indépendantes se superposent. Les bois et les cordes jouent une musique rapide, le vibraphone et le piano une musique lente, tandis que la voix adopte un rythme de déclamation intermédiaire. Au cours de la pièce, un ralentissement général s’opère pour illustrer le progressif déclin de l’énergie originelle du jour vers la « fatigue mortelle » de l’homme. Vers la fin de la pièce, à la mesure 57, la voix produit un bel effet dramatique : la ligne de chant est brisée par un intervalle descendant de plus de deux octaves (du sib aigu au si grave) sur les deux dernières syllabes du mot « stupendous » (prodigieuses)36.
106La seconde pièce, « Argument », évoque une dispute amoureuse. La mise en opposition des mots « Days » et « Distance » qui séparent les deux amants – mais qui symbolisent aussi le conflit métaphysique du temps et de l’espace – est marquée par les récurrences à la partie vocale des notes soli (Days) et si (Distance). Les groupes instrumentaux se font les acteurs de cette lutte, chacun avec sa couleur harmonique et son comportement rythmique. Un premier groupe d’instruments est composé de la flûte alto et de la clarinette basse auxquelles s’adjoignent le violoncelle et la contrebasse jouant le rôle d’obbligati. Le second groupe associe les timbres percussifs du piano et des quatre bongos joués avec les doigts. Alors que la contrebasse se borne à de sombres propos, le piano, au jeu nerveux, progresse dans l’aigu tout au long de la pièce. Par cet éclaircissement de la musique, il annonce l’embellie après l’orage amoureux, qui transparaît à travers l’ultime évocation du « tendre champ de bataille ».
107Dans « Sandpiper », la Maubèche est incarnée par le hautbois. Elle représente la poétesse cherchant obstinément le monde dans un grain de sable « dans un état de panique contrôlée, telle un disciple de Blake »37. Sa démarche saccadée, ridicule, est illustrée par de courts fragments mélodiques sur les intervalles de demi-ton, de tierce mineure et de quinte juste joués en doubles croches évoluant constamment à la même vitesse (MM 525). Comme dans un aria de Bach, l’« instrument/oiseau » est un obbligato jouant ici en duo avec l’« instrument/femme ». Contre la vitesse constante du hautbois, les cordes et le piano, dont les accords reposent sur les intervalles de sixte mineure, septième majeure et neuvième majeure, se livrent à de nombreux changements de tempo comme « la marée [qui] monte ou baisse ».
108« Insomnia » est une pièce lente (MM 54) traitée avec une grande économie de moyens. Le piccolo et le violon étirent leurs valeurs longues dans un rapport de 84 :85, tandis que le marimba et l’alto innervent la musique de trémolos et de notes répétées : le calme profond de la nuit habitée par l’esprit éveillé de l’insomniaque. Le matériau harmonique de toute la pièce est dérivé des premières notes de la partie vocale. Les sons un à quatre qui constituent le tétracorde n° 20 (0,1,2,5) sont suivis de leur forme en miroir. L’ensemble des huit premières notes forme des palindromes qui sont le reflet, au niveau organique de la musique, de « ce monde inversé » évoqué dans le poème « où la gauche est toujours à droite ».
109« View of the Capitol from the Library of Congress » évoque les sons de la fanfare de l’U. S. Air Force filtrés, atténués par le feuillage de grands arbres. Sans jamais céder au pittoresque, la texture distille des fragments de l’essence même d’une musique militaire. Là où Ives aurait cité textuellement, Carter suggère, laisse deviner. Quelques cellules rythmiques, quelques sonorités aigrelettes d’un lointain fifre, une progressive présence des percussions aux pulsations à peine saisissables suffisent à rendre à la fois l’impression de mouvement et de distance.
110Dans le dernier poème, « O Breath », la poétesse regarde dormir son amant et évoque le souffle qui les unit l’un à l’autre. La voix de la soprano porte les pensées et les émotions de la femme. La ligne de chant, fragmentée, ornée de quelques délicates vocalises, suit sa respiration irrégulière, reflet de sa conscience éveillée. Les instruments sont la respiration de l’amant endormi, une respiration si différente de celle de la femme ! Lente, profonde et régulière, elle est fondée sur l’action sous-jacente, indécelable à l’audition, d’un polyrythme à trois parties. La musique révèle le sens véritable de cette union : si proche que soit l’être aimé, il reste inaccessible. L’esprit du Duo semble se diffuser dans le souffle de ces deux existences parallèles.
111Créé le 10 décembre 1978 par l’ensemble Speculum Musicae, Syringa est l’œuvre la plus originale, la plus singulière même, de ce triptyque pour voix et instruments. Après Elizabeth Bishop, Carter se tourne vers John Ashbery. Son poème Syringa sur le mythe d’Orphée est mis en contrepoint avec des fragments de textes d’auteurs antiques en grec ancien sur ce même mythe. Parmi les auteurs choisis par Carter figurent Homère, Sappho, Platon, Eschyle, Hésiode ou encore Héraclite. Inspiré par la Rappresentazione di anima e di corpo de Cavalieri, Carter utilise deux chanteurs, une mezzo-soprano et un baryton-basse, auxquels viennent se joindre une guitare (symbolisant bien entendu la lyre d’Orphée) et un ensemble de dix instruments comprenant : flûte alto, cor anglais, clarinette basse (et clarinette sib), trombone basse, percussions (marimba, vibraphone, 2 bongos, 2 timbales, 2 toms-toms), violon, alto, violoncelle, contrebasse et piano. La mezzo-soprano chante en anglais le poème d’Ashbery dans un style simple et direct, que le compositeur souhaite aussi naturel que la parole, tandis que la basse adopte un style plus purement vocal laissant souvent la place aux vocalises. En préface de la partition, Carter a disposé le poème de John Ashbery et la traduction des fragments grecs en deux colonnes qui permettent de voir la façon dont il a créé une sorte d’arrière-plan subliminal au poème Syringa. Les sources grecques donnent des éclairages différents du mythe d’Orphée, contribuant, par le jeu d’une lecture en parallèle, à donner au poème d’Ashbery une dimension supplémentaire, à le rendre lui-même universel. Le thème le plus récurrent dans ces textes est celui du temps, le temps « qui est comme le courant d’une rivière » (Héraclite) et que Carter a toujours placé au centre de sa pensée musicale. Dans Syringa, les deux chanteurs sont portés par des courants de temps parallèles qui ne parviennent pas à se confondre même si parfois ils se rapprochent. Chacun poursuit son desdn avec ses propres moyens d’expression. Comme dans A Symphony of Three Orchestras, la musique change très souvent de caractère, faisant de la structure de l’œuvre une multitude de brefs épisodes successifs que l’auditeur a à peine le temps de saisir avant leur disparition ou leur transformation. Syringa, œuvre inclassable que l’on a comparée aussi bien à un motet, à une cantate ou encore à un opéra de chambre est avant tout une œuvre très cartérienne qui s’inscrit parfaitement dans la continuité des précédentes compositions. En jouant entre autres sur le contraste entre deux types de narration, deux cultures, deux langues et deux types de voix, elle exploite de façon pluridimensionnelle le principe de l’opposition simultanée et se place comme l’héritière directe à la fois du Troisième Quatuor et du Duo pour violon et piano. Malgré sa grande beauté, l’œuvre reste difficile pour le public non averti. Seuls une connaissance préalable des textes et, autant que possible, leur suivi pendant l’audition peuvent permettre d’apprécier la richesse de cette partition. L’utilisation du grec ancien fait perdre à l’auditeur la signification des fragments chantés par la basse et contribue à rendre plus difficile une attention soutenue lors d’un concert. Cependant, ces sonorités étrangères ajoutent, comme dans les œuvres vocales de Xenakis, une force expressive d’une mystérieuse beauté.
In Sleep, in Thunder
112Carter avait fait la connaissance de Robert Lowell dans les années soixante. Il s’était lié d’amitié pour cet homme à la personnalité complexe et tourmentée, en proie à des crises récurrentes de maladie mentale et dont la vie privée était des plus agitées. Depuis longtemps, il souhaitait mettre en musique un certain nombre de ses poèmes sans pouvoir mener à bien son projet. Lowell avait même proposé – en vain – à Carter de mettre en musique sa traduction de Phèdre de Racine. Le poète mourut subitement à New York, le 12 septembre 1977, sans qu’une collaboration entre les deux hommes ait pu voir le jour. Quelques années plus tard, lorsqu’il reçut une commande du London Sinfonietta, Carter décida de racheter cet échec en composant un cycle de mélodies avec ensemble instrumental « à la mémoire du poète et de l’ami ». Pour réaliser ce qu’il a considéré comme un portrait posthume du « poète maudit », Carter choisit six poèmes extraits de trois ouvrages, tous écrits en 1973 : The Dolphin, History et For Lizzie and Harriet, dans lesquels apparaissent les thèmes majeurs de l’œuvre de Lowell comme la perte de l’amour et de la foi. Comme dans A Mirror on Which to Dwell, les six poèmes se partagent les deux sources principales d’inspiration mais aussi d’angoisse de Lowell. Ainsi, trois poèmes traitent de son rapport avec Dieu, trois autres de ses relations avec les femmes. Tout au long du cycle, la musique se fait l’écho des tragiques contradictions qui habitent l’âme du poète. Le titre, In Sleep, in Thunder, est emprunté à un vers du quatrième poème, « Dies Irae ».
On this day of anger, when I am Satan’s,
Forfeited to that childless sybarite -
Our God, he walks with me, he talks with me,
in sleep, in thunder, and in wind and weather ;
He strips the wind and gravel from the words,
and speeds me naked on the single way...38
113In Sleep, in Thunder est chanté par un ténor, dans un style vocal proche de celui de A Mirror on Which to Dwell, accompagné par quatorze instrumentistes : flûte (piccolo, flûte alto en sol), hautbois (cor anglais), clarinette en sib (clarinette basse), cor en fa, trompette en ut, trombone (ténor, basse), piano, percussions et quintette à cordes.
114La première pièce, « Dolphin » (The Dolphin), accompagnée uniquement par les cordes, constitue une sorte de pièce introductive aux cinq pièces suivantes. Par le choix de ce poème, dans lequel Lowell se décrit tel un « prisonnier de Racine », Carter s’implique personnellement en faisant allusion à sa collaboration manquée avec le poète. Sous les traits du Dauphin, la « Muse collaboratrice », telle une sirène, inspire mais aussi attire dans son piège autant le poète que le compositeur. Flottant sur le courant sonore des cordes, la ligne vocale, comme prisonnière du « filet à anguilles », reste contenue dans de petits intervalles. Elle ne parvient à s’en libérer que dans le dernier vers ajouté par Carter, « Mes yeux ont vu ce que ma main faisait », vers par lequel l’ouvrage The Dolphin se termine.
115Dans « Across the Yard : La Ignota » (History), la muse inspiratrice qui fascine le jeune poète est une soprano wagnérienne, pitoyable Brunhilde au crépuscule de sa carrière, qui « lance son air aigu aux ordures comme des roses ». La voix est ici accompagnée par une trompette jouant le rôle d’un obbligato placée pour l’occasion derrière les autres musiciens du côté opposé au ténor. Ironiquement, la partie de trompette, écrite dans un style plus vocal que la voix elle-même, laisse entendre des réminiscences de l’appel du cor de Siegfried et de tournures jazzy.
116Dans « Harriet » (For Lizzie and Harriet), Lowell évoque la jeunesse de sa fille qui, bientôt, va devenir une femme, et qu’il oppose à sa propre image décadente d’homme vieillissant. La musique, écrite pour bois, piano, marimba et cordes, souligne le contraste entre ces deux portraits en opposant successivement mais aussi en mêlant des sections jouées « Teneramente » (Harriet) à celles jouées « Ironico » (Lowell).
117« Dies Irae » (History) est l’axe central du cycle où explose le désespoir religieux de Lowell, partagé entre Dieu et Satan. « En ce jour de colère », l’ensemble instrumental, au complet, fait résonner violemment des accords de douze sons ainsi que les accents croisés d’un polyrythme. L’ambivalence des états d’âme du poète, à la fois trahi et sauvé par Dieu, est traduit par deux univers musicaux conflictuels, « Allegro agitato » et « Maestoso », juxtaposés et entremêlés comme dans « Harriet ».
118« Careless Night » (The Dolphin) s’ouvre sur un « paysage tranquille, et tellement amical » dans lequel le poète et son épouse se promènent. Mais le lieu, qui se révèle être une banlieue, n’est pas si accueillant qu’il y paraît. La promiscuité du voisinage est soulignée par le ténor, chantant alors presque à découvert dans un style parlando (mes. 18-19). Tout au long du morceau, la musique tend à créer le sentiment d’un illusoire bonheur symbolisé dans le poème par l’image du Christ – enfant entouré de bergers et de moutons. Le solo de flûte (évocation du chalumeau du berger), les cordes et les cuivres avec sourdine et les délicates sonorités des métaux créent une atmosphère pastorale où l’amertume et la tristesse (échec de la propre vie de famille du poète) semblent cependant inscrites, comme en filigrane.
119Le cycle se referme sur le poème « In Genesis » (History), dont le début est ici placé à la fin, suivant une démarche qui répond à celle utilisée pour le premier poème. « In Genesis » qui, comme Syringa, évoque Orphée, fait écho à « Dies Irae », dont il détourne la violence désespérée par une parodie de drame. Le traitement musical, plutôt dépouillé, repose sur la répétition de la note sol♯ (mes. 1-11) puis de la note dot (mes. 26-36) ainsi que sur l’intervalle de quinte juste. À l’évocation de la frénésie d’Orphée qui « cueillit toutes les fleurs, déflora toutes les filles avec l’outrance d’un père », la musique retentit enfin avec force. Mais, lorsque les derniers vers évoquent le meurtre de ce père dépecé et dévoré par ses fils, la musique se détourne ironiquement du drame (Leggero e Ironico) et abandonne toute violence pour conclure brièvement par quelques notes jouées aux vents.
120In Sleep, in Thunder, sans doute une des œuvres les plus sombres de Carter, fut achevée le 11 décembre 1981 et créée le 26 octobre 1982 par le ténor Martin Hill et le London Sinfonietta dirigé par Oliver Knussen. Carter raconte39 que quelques années après sa création l’œuvre fut donnée à Cincinnati. Après le concert, Richard Howard, homme d’une grande culture littéraire, lui avoua que bien qu’il détestât la poésie de Lowell, son portrait musical était d’une profonde vérité. Si Carter a su pénétrer avec autant de force l’univers si particulier de Lowell, c’est sans doute qu’il y a trouvé, en tant qu’artiste créateur, l’écho de ses propres errances, de ses propres doutes. Cependant, il ne s’est jamais reconnu dans la dimension religieuse et donc dans la quête de Dieu qui occupait tout cet univers poétique. Si, dans le passé, il avait été assez attiré par la religion, à l’époque de la composition de In Sleep, in Thunder il s’en était définitivement éloigné depuis longtemps et avait bâti sa propre philosophie de l’existence.
121« Il y a beaucoup trop de choses dans la vie sur lesquelles nous ne pouvons rien savoir et, au fil du temps, je décidai de vivre seulement avec celles au sujet desquelles nous pouvons comprendre quelque chose »40.
Notes de bas de page
1 Benjamin Boretz, « Conversation with Elliott Carter », op. cit., p. 4.
2 En fait, le terme de « caractère musical » est assez rarement employé par Carter. S’il parle bien de « caractère instrumental » lorsqu’il évoque l’indépendance musicale des instruments, souvent assimilés à des personnages, il garde le mot « thème » pour désigner ces identités musicales. Mais il s’agit ici d’une habitude de langage, comme le terme « accord » continue à être préféré à « ensemble de hauteurs ». Bien entendu, le conservatisme existe ici au niveau des mots, et non au niveau des principes qu’ils représentent.
3 Voir Chapitre III, exemple 22.
4 Voir Chapitre III, exemple 21.
5 Elliott Carter, Writings, op. cit., p. 328.
6 David Schiff reprend cette idée d’une astronomie sonore (qui, bien sûr, n’a pas échappé à Carter) : « L’instable mouvement tournoyant des solistes et de la percussion impose une astronomie einsteinienne sur le modèle platonicien de l’accord des vents ». Ces derniers représentent pour lui « l’harmonie des sphères ». David Schiff, The Music of Elliott Carter, op. cit., p. 219.
7 Enzo Restagno, op. cit., p. 67.
8 (..) Or say that the end precedes the beginning,
And the end and the beginning were always there
Before the beginning and after the end.
T. S. Eliot, Four Quartets, « Burnt Norton », V. 149-151.
Ou disons que la fin précède le commencement,
Que la fin et le commencement ont toujours été là
Avant le commencement, après la fin.
9 Propos de Carter rapportés par David Schiff, The Music of Elliott Carter, op. cit., p. 228.
10 Charles Rosen, « Entretien avec Elliott Carter », op. cit., p. 92.
11 Voir Chapitre III, exemple 25.
12 Voir l’utilisation de l’intervalle de triton (commun aux deux ensembles) : Chapitre III, ex. 29.
13 Charles Rosen rapproche judicieusement les mesures 582 et suivantes de l’Étude n° 1 opus 10 de Chopin.
14 Une partie du Concerto pour piano a été écrite en 1964 à Berlin, où Carter était alors compositeur en résidence. Durant la composition du Concerto il fut impressionné par le bruit des canons d’un rang de cible de l’U.S. Army qu’il pouvait entendre de son studio. Ces détonations auraient inspiré, selon lui, la brutalité de la masse orchestrale dans le second mouvement.
15 David Schiff, The Music of Elliott Carter, op. cit., p. 234.
16 Enzo Restagno, op. cit., p. 73.
17 Cette technique utilisée dans le Concerto pour orchestre est très proche de celle employée par Serge Eisenstein dans les scènes de foule. Par exemple, la « Bataille sur la glace », qui constitue la majeure partie du film Alexandre Nevsky (1938) joue sur la masse grouillante des deux armées : elles forment des taches humaines en mouvement, dont les couleurs évoluent du noir dominant (couleur des croisés) au blanc dominant (couleur des russes) en passant par le gris (couleur résultant de l’interpénétration des deux forces). De cette marée humaine sont portés au premier plan les actions individuelles des héros présentés à l’écran de façon discontinue en de courtes séquences filmées avec des prises de vue constamment renouvelées, et des vitesses variables de déroulement, comme les fragments de caractères musicaux cartériens pris dans les modulations de tempo.
18 Charles Rosen, « Entretien avec Elliott Carter », op. cit., p. 99.
19 Bien sûr, il n’y a pas chez Carter la quête spirituelle de T. S. Eliot qui interprète le « rêve inférieur » comme notre enchaînement à la temporalité, conséquence du péché originel, tandis que le « rêve supérieur » d’une immuabilité éternelle et libératrice en serait la Rédemption.
20 Elliott Carter, note de programme, Duo for violin and piano, Associated Music Publishers, New York/London, 1976.
21 Elliott Carter, The Writings, op. cit., p. 329.
22 Heinz Holliger, « Entretien avec Elliott Carter », op. cit., p. 105.
23 « Dans notre vie, nous sommes sans cesse confrontés avec des choses qui ne vont pas ensemble et je trouve que la musique devrait en quelque sorte donner l’impression que les choses concordent, si éloigné soit leur rapport ». Charles Rosen, « Entretien avec Elliott Carter », op. cit., p. 91.
24 Soit environ cinq minutes pour une durée totale de vingt et une minutes.
25 On notera avec intérêt que les échelles mélodiques à hauteurs fixes du Duo, fait exceptionnel chez Carter, appliquent librement les techniques sérielles. On peut même interpréter ici le tétracorde (0,2,5,7) comme la cellule de base d’une série isomorphique.
26 Enzo Restagno, op. cit., p.76.
27 Elliott Carter, Préface de la partition. Brass Quintet, Associated Music Publishers, New York/London.
28 Charles Rosen, « Entretien avec Elliott Carter », op. cit., p. 97.
29 Elliott Carter, texte de présentation du disque dirigé par Pierre Boulez. CBS Masterworks.
30 Ibid.
31 Seuls le tuba (I) et la petite clarinette (III) ont une pulsation commune de MM 25,2. Mais en fait leur vitesse de jeu de l’intervalle est très différente, puisque la sixte mineure du tuba est jouée à MM 68,5, tandis que la septième mineure de la petite clarinette est jouée à la vitesse de MM 240, soit trois fois et demi plus vite. Inversement, la clarinette (II) et le basson (III) jouent leur intervalle à la même vitesse de MM 120, mais dans une pulsation différente : la clarinette toutes les treize doubles croches, soit MM 36,9 et le basson toutes les treize croches de triolet, soit MM 27,6.
32 Cet accord est dérivé de l’accord climax (fff marcatissimo) qui apparaît à la mesure 473 avec la septième majeure dans le registre grave et la neuvième mineure dans l’aigu. Dans l’accord réitéré dix-sept fois, le registre des deux intervalles est inversé.
33 Ce tableau est réalisé à partir de l’enregistrement de Ursula Oppens (voir Discographie). Le découpage ne rend que très partiellement compte de la multitude et de la complexité des événements hétérogènes qui se succèdent tout au long de l’œuvre. Les indications expressives en caractères gras correspondent aux sections clairement définies par Carter. Les indications suivies d’un astérisque figurent également dans la partition. Celles sans astérisque tentent de donner une indication sur la nature de l’événement, le cas échéant en signalant une possible parenté avec un des caractères expressifs définis par le compositeur.
34 Frédéric Durieux, « A Mirror on Which to Dwell, domaine d’une écriture », « Dossier Elliott Carter », Entretemps 4, juin 1987, p. 56.
35 (...) Au bord de l’Univers désert,
elle l’enverrait sûrement promener,
et elle trouverait une étendue d’eau,
ou un miroir, où s’attarder.
Alors enveloppez vos soucis dans une toile
d’araignée et jetez-les au fond du puits (...)
36 (...) jusqu’au mendiant dans le parc
qui, fatigué, sans lampe ni livre
prépare de prodigieuses études (...)
37 Il est fort probable que le compositeur, confronté à l’incessante recherche créatrice, se soit représenté lui-même, non sans ironie, dans cet instrument pour lequel il a toujours eu une forte inclination.
38 « Ce jour de colère où je suis à Satan,
prisonnier de ce sybarite sans enfant -
Mon Dieu, il marche avec moi, il parle avec moi,
dans le sommeil, dans le tonnerre, et dans le vent et la tempête ;
il dépouille mes mots du vent et du gravier,
et me pousse tout nu sur la voie solitaire... »
39 Enzo Restagno, op. cit., p. 86.
40 Ibid.
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Regards croisés sur Bernd Alois Zimmermann
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