I. Entrer dans le temps
p. 21-62
Texte intégral
1Elliott Carter est né le 11 décembre 1908 à New York, dans un milieu familial bourgeois suffisamment aisé pour pouvoir résister à la Dépression. Dès son enfance, son avenir est tout tracé : il succédera à son père dans l’entreprise familiale d’exportation de dentelles vouée à prospérer de génération en génération. Durant la première guerre mondiale, on engagea même une gouvernante française dans le but de lui apprendre le français, langue indispensable dans le monde des affaires. Pour pouvoir consacrer sa vie à la musique, le jeune Carter dut lutter contre l’incompréhension des siens, pour qui l’art était considéré comme un simple divertissement. Prétendre en faire une carrière – qui plus est de compositeur – relevait d’une totale aberration, d’un manquement grave au sens du devoir. À partir de l’âge de dix ans, il prend des leçons particulières de piano, travaille consciencieusement sa technique, joue Chopin et les grands classiques du répertoire sans pour autant en éprouver de véritable plaisir. En revanche, adolescent, il se passionne pour le théâtre. En compagnie de camarades de lycée et, en particulier, du fils du dramaturge Eugene O’Neill, l’un des fondateurs du Provincetown Playhouse, il assiste aux nombreuses pièces modernes représentées dans Greenwich Village. Avec une étonnante maturité, il va s’intégrer rapidement dans les cercles intellectuels new-yorkais, encore très marginaux, et s’imprégner de toutes les formes de culture qui s’offrent alors à lui. Carter a souvent évoqué, non sans une certaine nostalgie, l’extraordinaire effervescence de la vie culturelle new-yorkaise des années vingt, où « il y avait partout de la musique, du théâtre et des arts nouveaux, voire même des exemples de l’art avancé soviétique1. « C’était une époque excitante pour les arts contemporains : The Dial2 était en pleine activité ; Ulysses, que nous avions tous lu, était interdit ; O’Neill écrivait l’une après l’autre des pièces remarquables, provoquant toute une série de controverses »3. L’originalité de la pensée créatrice de Carter est née de cette égale curiosité d’esprit envers les domaines musicaux et non musicaux. Les influences qui ont pu servir de terreau et de racines au développement de son œuvre se situent dans un champ intellectuel pluridisciplinaire largement ouvert. De 1920 à 1926, Carter étudie à la Horace Mann High School de New York, « où la musique moderne n’était pas prise en compte à cette époque »4. Cependant, grâce à Clifton Furness, le seul parmi ses professeurs à s’intéresser à l’avant-garde, il va entrer en contact avec les milieux musicaux les plus novateurs de son temps et, en 1924, faire une rencontre décisive : celle de Charles Ives. Homme providentiel, Ives apparaît d’abord comme un guide et comme le révélateur d’une nature anticonformiste, résolument tournée vers la modernité sous les formes les plus diverses. Sous son influence, Carter va pouvoir trouver sa voie, conquérir sa liberté et chercher à contrarier le destin. À cette époque, ses goûts musicaux le portent donc presque exclusivement vers les courants les plus progressistes. Ses références ont pour noms Ruggles, Ives, Varèse, Bartók, Stravinsky et les trois Viennois, dont il a pu acheter des partitions à Vienne, en 1925, lors d’un des nombreux séjours en Europe qu’il effectue avec son père. Mais il s’enthousiasme surtout pour Scriabine, dont il est parvenu après de considérables efforts à acquérir l’ensemble des dernières œuvres. Son intérêt se porte particulièrement sur le Poème de l’extase et Prométhée, et sur des œuvres pour piano comme Vers la flamme opus 72 et la Huitième Étude de l’opus 42, dont l’écriture polyrythmique le captive. Grâce, en grande partie, à la programmation audacieuse de Koussevitzky à la tête du Boston Symphony Orchestra, il va pouvoir entendre, en compagnie de Ives, quelques-unes des œuvres essentielles du début du XXe siècle. C’est en écoutant ces musiques, et notamment Le Sacre du printemps, qu’il décidera de devenir compositeur. Carter s’intéresse également aux musiques extra-européennes d’Inde et de Bali, à l’opéra traditionnel chinois, ou encore à la musique arabe, qu’il ira même étudier et transcrire en Tunisie durant l’été 1927. En revanche, il ne manifeste, à cette époque, aucun intérêt pour la musique du passé et se situe à contre-courant des institutions musicales américaines que le conservatisme tourne obstinément vers la musique classique et romantique de la vieille Europe.
2Après avoir obtenu une licence à la Horace Mann School, Carter quitte New York et se rend à Cambridge, Massachusetts. Muni d’une lettre de recommandation de Ives, il entre à l’Université de Harvard. Mais malgré sa réputation, le département de musique le déçoit, car « les professeurs impliqués étaient irrémédiablement allergiques à toute musique contemporaine et considéraient l’activité moderniste de Koussevitzky au Boston Symphony comme un pur scandale »5. Cet esprit conservateur va avoir pour conséquences de détourner Carter de l’enseignement musical de Harvard et de l’amener à aller chercher dans d’autres domaines de quoi alimenter sa soif de connaissances. Il trouve alors une compensation dans l’approfondissement de la littérature anglaise au contact, entre autres, des œuvres de T. S. Eliot, Hopkins, Cummings, Lawrence, Stein et, bien sûr, Joyce. Il suit aussi des cours de littérature allemande et lit Proust dont il se procure les œuvres originales. Durant cinq ans, il se plonge dans l’étude du grec ancien ; dès lors, la compagnie des auteurs antiques grecs et latins ne le quittera plus. Carter s’ouvre également à la philosophie, aux mathématiques, et aux disciplines scientifiques, sous l’influence – qui se révélera capitale – de Whitehead, dont il suit les conférences à Harvard et dont il lit les ouvrages, notamment Process and reality6, qui paraît pendant ses années d’études. Plus tard, son immense culture lui permettra d’enseigner non seulement la musique, mais aussi le grec, la philosophie et les mathématiques avec une même aisance. L’ouverture vers les autres arts, et de façon plus générale vers les autres disciplines intellectuelles, est fondamentale dans l’élaboration de la pensée de Carter qui, dès lors, assimile ce qui n’est pas musical avec ce qui est musical. Ainsi, les processus, les structures qu’il découvre dans divers domaines viendront fertiliser les créations musicales à venir. L’état d’esprit dans lequel il compose les Variations pour orchestre (1954-1955) révèle parfaitement son vaste champ d’inspiration et d’influence. « J’ai essayé de donner une expression musicale aux expériences que chacun, aujourd’hui, peut avoir lorsqu’il est confronté à tant d’exemples remarquables et imprévus de changements et de relations de caractère, découverts dans la sphère humaine par les psychologues et les romanciers, dans le cycle de vie des insectes et de certains animaux marins par les biologistes, en vérité dans chaque domaine de l’art et de la science. »7 Certes, l’épanouissement de cette pensée si originale sera d’autant plus lent et difficile qu’elle va à l’encontre du conservatisme ou du dogmatisme des courants musicaux de l’époque, et il faudra attendre la période cruciale des années 1944 à 1950 qui précède la composition du Premier Quatuor (1951) pour que Carter commence à élaborer un style vraiment personnel. Mais il sera alors définitivement libéré des dangers d’une influence aliénante des mouvements musicaux de son temps, que ce soit le néo-classicisme, le populisme américain et son désir de simplicité ou, à l’opposé, le sérialisme. Considérablement enrichi, dès les années vingt, au contact des domaines extra-musicaux, et guidé par une constante volonté de renouvellement, Carter sera en mesure d’assumer sa propre modernité.
3Durant cette période, Carter poursuit des études musicales à la Longy School of Music. Il étudie la théorie et prend des cours de hautbois, un instrument pour lequel il gardera toujours un penchant, un peu comme Mozart pour la clarinette. Il participe également de façon très active à la vie musicale en tant qu’interprète. Il fait beaucoup de musique de chambre et chante dans le chœur de Harvard, le Harvard Glee Club qui, en 1937, donnera la première exécution de « Tarantella » (finale de Mostellaria). Sa bonne technique pianistique lui permet de se produire en public : il interprète alors essentiellement le répertoire contemporain. Lors d’un concert avec Clifton Furness au Hartford Museum en 1928, il se souvient avoir joué les Six petites pièces opus 19 de Schoenberg. C’est seulement en 1930 que Carter étudie la musique à Harvard, où il obtient le diplôme de Bachelor of Arts (licence de musique) puis, en 1932, celui de Master of Arts (maîtrise de musique). Ses professeurs furent Walter Piston pour l’harmonie et le contrepoint, A. T. Davidson pour la composition chorale, Edward B. Hill pour l’histoire de la musique, et Gustav Holst pour la composition. Carter saura tenir compte des conseils des deux personnalités les plus marquantes : Gustav Holst et Walter Piston. De Holst, alors professeur invité à Harvard, il retiendra l’idée que le contrepoint libre offre plus d’intérêt que la stricte imitation. De Piston, il saura apprécier le style contrapuntique assez dissonant à l’époque, ainsi que le souci de la cohésion formelle. Les tentatives de composition de cette période sont celles d’un jeune homme plein d’idées mais qui, de son propre aveu, ne possède pas la technique pour leur donner une forme originale. Prisonnier de l’enseignement académique américain, Carter comprend qu’il ne peut progresser en restant dans son pays.
4Sur les conseils de Walter Piston, et comme d’autres compositeurs américains avant lui, notamment Aaron Copland et Roy Harris, Carter décide de partir poursuivre sa formation musicale auprès de Nadia Boulanger à Paris où il restera de 1932 à 1935. Par la suite, il regrettera de ne pas avoir profité de son séjour en Europe pour étudier également en Allemagne. Mais, durant ces années, la progressive prise de pouvoir par les nazis rendait cette destination inenvisageable. De plus, autant il vouait à la France un attachement sans bornes, autant, depuis la Première Guerre mondiale, il ressentait une véritable aversion pour l’Allemagne malgré son amour pour la culture germanique. Le souvenir des terribles ravages de cette catastrophe le marquera toute sa vie. « Peu après les hostilités, au début des années vingt, mon père m’avait emmené voir les épouvantables champs de bataille de Metz, Reims et Verdun – terrains déserts, crayeux, où se dressaient des ruines et où seules quelques mauvaises herbes croissaient sous des barbelés rouillés, des champs encore couverts de vestiges humains. Je n’allais jamais l’oublier, ni le passage à Berlin et Francfort pendant la dévaluation du mark allemand (...). »8
5À l’époque de son départ pour la France, Schoenberg s’apprêtait à émigrer pour les États-Unis. Si Carter avait différé son voyage, sans doute aurait-il eu la possibilité d’étudier avec le maître viennois dont il admirait tant la musique. L’histoire en décida autrement. À la différence d’autres compositeurs américains, comme John Cage qui fut un de ses premiers élèves, Carter ne put bénéficier de l’enseignement de Schoenberg.
6À Paris, Carter vit au cœur de la capitale, dans le quartier latin, au 41, rue Monsieur Le Prince. La maigre pension que lui octroie sa famille ne lui permet guère de mener une vie très confortable à l’écart des contingences matérielles. Mais il trouve une large compensation dans son travail avec Nadia Boulanger dont il suit les cours à l’École Normale, tout en prenant des leçons particulières à son domicile. Nadia Boulanger lui ouvre aussi les portes de son salon qui attire alors le Tout-Paris, à la fois « scène musicale vraiment cosmopolite et en même temps typiquement français, avec toutes ses intrigues »9. Les musiciens qu’il côtoie sont, entre autres : Henry Sauguet, Arthur Honneger, Darius Milhaud, Francis Poulenc, Georges Enesco, mais aussi Nicholas Nabokov, qui devient dès lors un de ses meilleurs amis. Il entend également Stravinsky jouer au piano sa propre musique et est frappé par « son sens électrique du rythme, tout à fait extraordinaire, et l’acuité de son toucher, qui donnait à chaque note l’apparence d’une “note signée Stravinsky”, débordante d’énergie, d’effervescence et de réelle concentration »10. Carter rencontre aussi les écrivains et les poètes français. Il a de nombreuses et riches conversations avec Paul Valéry, dont il connaissait déjà Le Cimetière marin et bien d’autres poèmes. Il fréquente aussi la célèbre librairie de Sylvia Beach, rue de l’Odéon, qui était alors un lieu de rassemblement des intellectuels et où il était allé pour la première fois en 1926 acheter un exemplaire de Ulysse, alors interdit aux États-Unis. Carter suit également des cours d’histoire de l’art, visite les églises et les cathédrales, et se rend souvent au Louvre en compagnie de son ami Chaim Soutine.
7Durant ces années parisiennes, Carter s’ouvre aux musiques du passé. Le poids de la tradition musicale occidentale va prendre tout son sens, éclairant désormais d’un jour nouveau l’œuvre de ses contemporains ainsi que ses propres aspirations créatrices. Les chaînons manquants de l’histoire de la musique, peu à peu rassemblés, intégrés, ne vont cependant jamais tarir un besoin vital de ressourcer l’énergie créatrice dans l’exploration d’autres horizons. La dramaturgie de l’écriture, si particulière à Carter, résulte de cette germination d’idées musicales et extra-musicales étroitement imbriquées et en continuelle interaction.
Influences extra-musicales
8Hors du domaine musical, l’œuvre du philosophe et mathématicien anglais Alfred North Whitehead (1861-1947) a représenté certainement l’influence la plus déterminante. Elle a servi de fondement à la pensée musicale de Carter, mais a contribué aussi, plus généralement, à son épanouissement intellectuel. Le principe d’organicisme est une des idées les plus importantes que Carter ait puisées dans les conférences et les ouvrages de Whitehead. Cette doctrine selon laquelle la vie est le résultat de l’organisation établit un parallèle entre la société et l’organisme vivant. Le tissu musical doit avoir une unité organique que Carter a comparée à celle du corps humain11, reprenant à son compte l’image de Schoenberg qui disait que « la musique vit comme la chair humaine : quel que soit l’endroit où on la coupe, elle saigne »12. Cet attachement à une philosophie de la nature amène Carter à concevoir l’organisation musicale comme une manifestation, parmi tant d’autres, de la variété des rythmes naturels : « Vous pouvez voir que le rythme de la respiration est différent de celui du battement du cœur ; nous ne pensons jamais à cela et nous n’en avons même pas conscience, mais c’est ainsi ; nous vivons constamment au milieu de ce polyrythme élémentaire »13.
9La musique de Carter, à l’image de la société et, par extension, de tout organisme vivant, repose donc sur une organisation sous-jacente. Celle-ci gère et contrôle l’ensemble des composantes, différentes mais toutes vitales, et impose, au-delà des conflits individuels, une cohérence supérieure. De plus, pour Whitehead, notre expérience fondamentale est celle d’une nature en devenir – où tout se modifie sans cesse – de sorte qu’une analyse du réel en atomes entretenant des rapports spatiaux entre eux est inadéquate et doit être remplacée par une analyse du réel en « événements » se produisant et se chevauchant les uns les autres. En d’autres termes, ce ne sont pas les faits que l’on perçoit dans les éléments individuels qui nous aident à comprendre ceux-ci, mais la manière dont ils agissent entre eux, aussi bien dans la succession linéaire que dans la simultanéité des événements. Suivant ce principe, la dramaturgie de l’écriture est indissociable de la nature continue du discours musical cartérien. Cette musique transcende ses propres ruptures intempestives et abruptes, au profit d’un déroulement général fluide mais néanmoins fantasque et spontané des destinées instrumentales. C’est en grande partie grâce à la « modulation de tempo » que Carter saura éviter la fixité des situations et la pérennité des comportements au profit du développement, symbole d’une action en perpétuel devenir. « L’idée d’immobilité statique me semble une évasion de l’expérience humaine du temps. La chose intéressante dans la musique, c’est la structure de l’évolution d’une idée, le cours que prennent les choses. Il y a beaucoup de façons de voir le début, le développement et la fin, mais, de mon point de vue, l’idée de développement est l’aspect le plus intéressant de la vie »14.
10La remise en question de la notion de répétition, de retour, qui allait s’opérer dans la musique de Carter, est également présente dans la pensée de Whitehead. Pour le philosophe, les formes et les propriétés récurrentes des événements sont les objets, mais ceux-ci ne doivent pas recevoir le statut d’entités platoniciennes15. Ils n’existent que comme « ingrédients » des événements. Suivant ce principe, l’idée de thème musical disparaît de la musique de Carter, au profit de celle, plus large, de caractère musical réagissant sans cesse au milieu dans lequel il évolue, mais agissant également sur lui, de telle sorte que toute réitération littérale devient impropre.
11L’œuvre de Joyce allait également alimenter les recherches de Carter en matière d’organisation. Elle présentait tout d’abord une réflexion sur la « dynamique » de la logique formelle qui rejoignait la pensée de Whitehead. Dans le « Carnet de Paris » du 25 mars 1903, Joyce écrivait : « Le rythme semble être le premier rapport, c’est-à-dire un rapport formel, entre les différentes parties d’un tout, ou entre ce tout et ses parties, ou encore entre une quelconque de ces parties et le tout auquel elle appartient... Les parties constituent un tout dans la mesure où elles ont un but commun »16.
12Mais il est important de souligner que ces préoccupations devaient également se recouper avec d’autres expériences personnelles. Ainsi, dans les chorégraphies de Balanchine, qui fascinèrent Carter, chaque tableau constitue un moment dont on peut suivre l’évolution, mais est aussi une étape d’un processus conduisant vers un autre moment. Alors que chaque tableau qui se déroule est intéressant en lui-même, c’est dans la continuité, dans l’évolution d’un tableau à l’autre que se situe le véritable intérêt. Les films d’Eisenstein, et plus particulièrement Le Cuirassé Potemkine et Dix Jours qui ont ébranlé le Monde, offraient des procédés de découpage et de continuité qui, comme les ballets de Balanchine, amenaient à penser l’organisation des événements d’une œuvre d’art comme un phénomène qui transcende ces événements pris individuellement. Carter devait également trouver l’écho dans l’œuvre de Joyce d’une analyse des événements se produisant et se chevauchant les uns les autres, qui correspondait à sa propre conception de l’utilisation de l’écriture contrapuntique. Dans les dix-huit chapitres d’Ulysse qui relatent la seule journée du 16 juin 1904 se tisse « un contrepoint du mythe et du fait » qui s’étend sur toute l’œuvre17. L’épiphanie joycienne allait permettre à Carter d’exploiter un nouveau type de développement de ces caractères musicaux qui pouvait se substituer au développement thématique. Joyce avait défini l’épiphanie comme une irruption soudaine, apparemment imprévisible, d’éclaircissement et de compréhension. Elle apparaît « en raison d’une situation où le personnage confronté à certains événements découvre enfin, dans un “moment de vérité”, tout ce qu’ils signifient »18. L’épiphanie est donc une révélation, différente cependant d’une vision romantique qui en ferait un dénouement final, ou encore une apothéose. Chez Joyce, notamment dans Ulysse, comme chez Carter, l’épiphanie ne représente qu’un « pic de signification » parmi tant d’autres qui jalonnent l’œuvre entière. Dans le Second Quatuor (1959), la Cadence du premier violon (mes. 374 à 418) déclame son propre matériau entremêlé de citations textuelles des autres instruments (l’alto, mes. 381, le violoncelle, mes. 384)19. Cette appropriation des caractères individuels, présentés jusqu’alors dans une libre association contrapuntique, semble manifester une volonté de conciliation et de collaboration entreprise par le premier violon. Mais l’absence de réaction des trois autres protagonistes, qui restent confinés dans leur mutisme, ne fait finalement que souligner davantage l’individualisme de ces caractères instrumentaux. À la mesure 205, le long silence qui vient soudainement interrompre, pendant six secondes, la Cadence du premier violon, constitue (comme dans Ulysse) un de ces « moments de vérité » cruciaux. Elle révèle ici par le vide le drame de l’incommunicabilité qui se joue dans cette œuvre.
13L’œuvre poétique, mais aussi dramatique, de T. S. Eliot trouve également de profondes résonances dans la musique de Carter, même si l’influence, pourtant revendiquée, est souvent occultée par celle de Joyce. The Waste Land, publié en 1922, la même année qu’Ulysse, bouleversa la poésie anglo-saxonne par sa très audacieuse fragmentation du discours. Cette vaste fresque en cinq « mouvements » adopte la technique du collage, qui crée une texture particulièrement serrée. Eliot passe brutalement d’une scène à l’autre, oppose différents niveaux de langage, construit une idée ou un sentiment sur une suite d’allusions indirectes et multiplie les références littéraires au point de faire de l’œuvre un véritable kaléidoscope d’images, de pensées et d’émotions. Bien que principalement inspiré par Vents de Saint-John Perse, le Concerto pour orchestre (1969), avec sa profusion de références croisées entre les quatre mouvements, appartient à cette conception kaléidoscopique de la forme. Plus encore, les Night Fantasies pour piano (1980), construites sur une multitude de caractères/instants, semblent faire écho au poème. L’œuvre musicale repose, elle aussi, sur ce jeu dialectique entre une construction stricte et rigoureuse et une impression de liberté extrême maintenant un nécessaire mais fragile équilibre entre ce que T. S. Eliot appelait lui-même un « accouplement violent d’idées hétérogènes ». Dans certaines œuvres de Carter, comme le Quintette pour cuivres (1974) ou encore le Cinquième Quatuor (1995), l’immixtion soudaine d’un récit qui vient, contre toute attente, interrompre la continuité du discours, au point d’apparaître, au premier abord, comme un mouvement autonome, trouve en partie ses racines dans l’œuvre d’Eliot. Dans Murder in the Cathedral, par exemple, les quatre chevaliers meurtriers de Thomas Becket, abandonnant le style du drame liturgique pour un langage sarcastique, plus proche de G. B. Shaw, viennent justifier leur crime en appelant le public comme à un tribunal. Chez le dramaturge comme chez le compositeur, ce procédé consistant à insérer une scène ou un mouvement en « dissonance » avec le caractère général de l’œuvre a la même fonction : rompre avec la continuité du discours pour mieux en révéler la force et la cohérence. En demandant de considérer la mort acceptée de l’archevêque comme un acte de « suicide en état d’aliénation mentale », les quatre chevaliers permettent au spectateur de prendre conscience que la pureté de l’acte de renoncement de Thomas non seulement transcende toutes les interrogations humaines, mais qu’il était présent de façon sous-jacente depuis l’ouverture du rideau. De même, le temps étale du mouvement lent et méditatif qui émerge vers la fin du Quintette pour cuivres constitue une remise en question de l’agencement ludique de duos et de trios qui se succédaient jusqu’alors rapidement. Cependant, cet « endormissement » généralisé des instruments du Quintette non seulement permet de mieux saisir rétrospectivement l’énergie et la richesse des combinaisons d’identités instrumentales, mais aussi révèle qu’en fait ce mouvement lent était déjà présent à l’arrière-plan, comme en filigrane des ensembles développés. Aussi surprenant soit-il, il est la partie émergée d’un processus déjà longuement développé.
(...) la musique entendue si profondément
Qu’on ne l’entend plus du tout, mais qu’on est la musique
Tant que la musique dure20.
14S’il a puisé très souvent son inspiration dans la littérature, la poésie, voire le cinéma, Carter s’approprie et interprète toujours ses modèles extra-musicaux avec une grande flexibilité. Mais quel que soit leur degré d’influence, la musique reste avant tout indépendante, car elle possède sa propre logique qui se suffit à elle-même. La musique de Carter n’agit pas à la manière d’un poème symphonique ou de toute œuvre à programme dont le déroulement musical suit et illustre un argument avec plus ou moins de réalisme. Mis à part dans les œuvres avec voix et ensemble instrumental, où la relation avec un texte est nécessairement plus forte, les comportements instrumentaux ne sont donc presque jamais clairement descriptifs, du moins telle n’est pas leur fonction première. Les nombreux commentaires du compositeur, qui viennent justifier les modèles, apparaissent surtout comme des sortes d’exégèses dont le but est d’aider le futur auditeur dans la compréhension de l’organisation musicale. Mais ils n’éclaircissent que très rarement la nature des rapports que Carter entretient avec ces œuvres. Il ne s’est d’ailleurs jamais montré très explicite lorsqu’il s’est agi de préciser quels aspects d’un texte ou d’une scène, quelle forme ou encore quels détails particuliers de l’utilisation du langage ont fourni un modèle, et surtout quelle a été la démarche pour l’adapter au domaine musical. La raison principale est que les sources d’inspiration ne sont, dans bien des cas, qu’un prétexte ou même une justification a posteriori d’une pensée avant tout musicale. La plupart du temps, lorsqu’il entreprend la composition d’une œuvre, Carter possède déjà une vision globale de la forme. Beaucoup plus importante pour ce compositeur est l’originalité formelle que proposent ou suscitent ces modèles extra-musicaux qui lui permettent de se libérer des schémas conventionnels et de donner aux œuvres des structures inédites, inouïes.
Penser le temps
15La fréquentation de la philosophie de Whitehead, des œuvres littéraires de Joyce, Eliot, Proust (À la recherche du temps perdu), Mann (Der Zauberberg), Crane (The Bridge), entre autres, ou des ballets de Balanchine et des films de Eisenstein eut une influence aussi importante que les œuvres musicales dans la réflexion de Carter sur le temps musical. « Toute considération technique ou esthétique en musique doit vraiment débuter en se posant la question du temps. (...) Tous les matériaux de la musique doivent être considérés par rapport à la projection dans le temps, et par là je n’entends naturellement pas le “temps chronométrique” mesuré visuellement, mais le moyen par lequel nous percevons, comprenons et expérimentons les événements. La musique traite de cette sorte de temps de l’expérience, et son vocabulaire doit s’organiser selon une syntaxe musicale prenant en compte directement le “sentiment temporel” de l’auditeur et pouvant donc en jouer (une façon à mon avis plus édifiante de se référer à la “psychologie de l’écoute musicale”) »21.
16Comme dans le roman ou le cinéma, la musique est perçue par l’auditeur comme un temps de l’illusion qui se projette dans la durée pure que Bergson appelle « temps réel ». Le temps musical crée un contrepoint entre le temps mesuré et le temps de l’illusion, le temps psychologique, « comme un peintre crée un contrepoint entre le motif plat sur la toile et l’illusion de profondeur »22. Ces réflexions ont amené Carter à évoquer l’analogie d’un écran de temps (screen time) sur lequel la musique est projetée. « Si cet “écran du temps” sur lequel la musique se projetterait est considéré comme une extension du temps mesurable de la vie quotidienne – la musique en elle-même pourrait bien incorporer un temps d’une autre nature, mais elle a besoin du temps mesurable pour son exécution –, alors cet écran du temps peut être comparé à celui d’une toile plate et rectangulaire sur laquelle l’artiste projette son image de l’espace »23.
17Le rapport de Carter aux arts du récit est en fait indissociable de sa conception du temps. S’il conçoit ses œuvres comme des scénarios musicaux, c’est que, pour lui comme pour Thomas Mann, « la narration ressemble à la musique en ceci qu’elle “accomplit” le temps, qu’elle “l’emplit convenablement”, qu’elle le “divise”, qu’elle fait en sorte qu’“il s’y passe quelque chose” (...) »24. Mais Carter reprend aussi à son compte une des idées fondamentales de cette littérature moderne, à savoir la conception d’un temps multiple et relatif lié à une perception, elle-même relative et multiple, des expériences individuelles.
Le temps présent et le temps passé
Sont tous deux présents peut-être dans le temps futur
Et le temps futur contenu dans le temps passé.25
18Passé et présent s’entrelacent, créant à la fois un contrepoint de temps et de destinées proche des stratifications de caractères de la musique de Carter développées à partir du Second Quatuor. Carter affirme s’être inspiré de La Montagne magique en composant cette œuvre. Les quatre instruments, qui agissent comme des personnages d’une pièce de théâtre, « existent aussi dans des mondes temporels différents, comme les figures mystérieuses dans les paraboles de Kafka »26, autre écrivain préoccupé par le temps, et qui, lui aussi, influencera Carter. On peut également rapprocher la conception du temps dans La Montagne magique de Thomas Mann de celle du Premier Quatuor. Ainsi, les trois Cadences instrumentales (violoncelle, alto, violon) qui enchâssent le développement créent une sorte de temps externe, comme le temps vécu à l’extérieur du sanatorium, en opposition au temps interne de l’œuvre, comme le temps vécu dans l’univers clos du sanatorium.
19De même, l’« Adagio » de ce Premier Quatuor à cordes représente la confrontation musicale de deux perceptions du temps qui peuvent être rapprochées de celles évoquées par Hans Castorp lors de sa « Digression sur le Temps » au cours du quatrième chapitre du roman de Thomas Mann. Divisé en deux duos, idée reprise plus tard dans le Troisième Quatuor (1971), puis étendue à trois duos dans Triple Duo (1982), l’« Adagio » va présenter, d’abord en alternance, l’expression d’un temps « actif », conçu comme une sorte de récitatif de l’alto et du violoncelle, aux propos riches et intempestifs se déployant progressivement dans l’aigu, et un temps plus « passif », étale, habité par la seule et lente déclinaison du registre très aigu au registre grave. Puis les deux duos se superposent, échangeant leur registre sans quitter pour autant leur univers temporel. Le duo des deux violons produit sur l’auditeur un effet psychologique comparable, bien qu’infiniment plus limité dans le temps, à celui ressenti par Castorp au cours de son séjour dans le sanatorium du Berghof. Au cours de ces mois, de ces années passées à l’écart du reste du monde « dans le train-train inarticulé de l’existence »27, la conscience de la durée menace de se perdre par une monotonie ininterrompue. Le duo de l’alto et du violoncelle tente, en vain, de créer un contrepoids à ce temps de l’endormissement. Les deux instruments agissent comme les quelques événements qui, dans le roman de Thomas Mann, viennent perturber la vie des curistes. « Tel est le but du changement d’air ou de lieu, du voyage d’agrément : c’est le bienfait du changement et de l’épisode »28.
20Le récit musical cartérien se doit d’être dense, chargé d’événements constamment variés, sous peine de vider le temps de sa substance : « Un contenu riche et intéressant (...) prête au cours du temps de l’ampleur, du poids et de la solidité ». Car « nous savons bien que l’insertion de changements d’habitudes ou de nouvelles habitudes est le seul moyen dont nous disposons pour nous maintenir en vie (...) »29. La musique de Carter brasse une grande quantité d’informations, qui se manifestent dans des tempi à prédominance rapide. Lors de la première écoute, la perception ne peut évidemment retenir que partiellement les nombreux événements qui se déroulent ; mais cette perte est compensée par un sentiment d’intensité du vécu musical qui, psychologiquement, crée chez l’auditeur l’impression d’un étirement du temps. Au contraire, les passages lents seront généralement conçus par Carter comme des moments « non événementiels » d’immobilité relative, représentés par une nette propension pour les notes tenues qui limitent l’épanouissement des phrases mélodiques. Plus ces moments de statisme seront répétés ou étendus, plus l’affaiblissement de la conscience du temps y sera grande, rendant les retours d’événements intempestifs plus urgents et plus vitaux encore. Chaque nouvelle œuvre de Carter projette les individualités instrumentales dans des univers temporels différents, constamment recréés en fonction des nouveaux scénarios auditifs imaginés. Dans un article publié en 1970, Carter se référera, là encore, à Thomas Mann, pour illustrer les univers temporels différents de ses deux premiers quatuors : « En les écoutant maintenant (le Premier et le Second Quatuors), j’ai l’impression qu’ils vivent dans des mondes temporels différents, le Premier étendu, le Second condensé et concentré – bien que ce ne fût guère, à l’époque de leur composition, une opposition consciente. Chacun présente une version différente du temps expérimenté humainement, comme les deux versions du temps imaginées par Thomas Mann dans “De l’océan du Temps”30, un chapitre de La Montagne magique, où il écrit : “Il ne serait pas difficile d’imaginer l’existence de créatures, peut-être sur des planètes plus petites que la nôtre, qui administreraient un temps en miniature... et au contraire, on pourrait concevoir un monde tellement étendu que son système temporel aurait aussi des enjambées majestueuses....” »31.
Influences musicales
21À la fin des années quarante, les innovations qui apparaissent dans l’œuvre de Carter, tant au niveau de la forme que du rythme, trouvent une part non négligeable de leur origine dans la musique de Charles Ives, mais aussi dans celle des ultra-modernes américains dont l’influence fut indéniable, bien qu’encore mal connue.
22La musique de Ives est l’œuvre d’un authentique pionnier de la musique contemporaine dont bon nombre des œuvres composées entre 1903 et 1915 anticipent les grandes tendances du XXe siècle. Dans un quasi-anonymat, Ives expérimenta rien moins que l’atonalité (avant Schoenberg), les dissonances libres (avant Stravinsky), les quarts de ton, les collages, les clusters, mais aussi la musique aléatoire, les polyrythmies et des formations instrumentales inhabituelles. Sa démarche solitaire ouvrit des portes à tout un courant expérimental de la musique américaine comprenant des personnalités aussi différentes que Cowell ou Cage.
23La longue amitié qui, depuis 1924, le liait à Ives n’empêcha pas Carter d’avoir une opinion ambivalente sur le compositeur. Au cours des années trente, il va prendre ses distances, devenant de plus en plus critique à l’égard des faiblesses que contient, à son avis, cette musique. Dans un article publié en 1939, « Le cas de Monsieur Ives »32, il dresse un réquisitoire sans concession contre la Concord Sonata (1911-1915), qui prend des allures de rupture. Quelques années plus tard, Carter manifestera pourtant à nouveau un vif intérêt pour le travail de Ives, considéré désormais comme « particulièrement bénéfique »33. Malgré la grande rareté des exécutions, et particulièrement des pièces pour orchestre dont beaucoup ne furent jamais jouées du vivant de Ives, Carter avait une connaissance exceptionnelle de cette musique qu’il avait pu approfondir en apportant sa contribution, en 1944, à un travail d’édition. Cette « réhabilitation » tient au fait qu’il trouve désormais dans certains aspects de cette œuvre l’écho de ses propres conceptions musicales qu’il développera à partir du Premier Quatuor34. « Toutes ces œuvres contiennent des solutions imaginatives aux mêmes problèmes de superposition et de succession rythmiques qui concernaient Carter à la même époque »35.
24Ainsi, son intérêt se porte sur la nature contrapuntique de la musique de Ives, dont les nombreuses couches instrumentales superposent différents tempi. Le second mouvement de la Symphonie n° 4, composée en 1916, révisée et éditée en 1929, présente des airs populaires joués simultanément par différents groupes instrumentaux créant de complexes polyrythmes. De plus, l’organisation de son effectif instrumental en plusieurs ensembles orchestraux annonce A Symphony of Three Orchestras ou le Concerto pour orchestre.
25Les innovations rythmiques de Ives, dont Carter saura tirer profit dans son Premier Quatuor, seront analysées dans un article essentiel publié en 1955 : « La base rythmique de la musique américaine »36. S’appuyant principalement sur cette Symphonie n° 4, mais aussi sur Calcium Light Night (1910-11), The Unanswered Question et Central Park in the Dark (1906), il relève trois procédés rythmiques qu’il développera dans ses propres œuvres :
- une superposition de vitesses qui peuvent être notées au moyen d’une unité commune et faire preuve d’une grande liberté rythmique;
- des rubatos notés superposés à des rythmes stricts (comme plus tard dans son Troisième Quatuor) ;
- plusieurs niveaux rythmiques sont entendus simultanément, soit au premier plan, soit à l’arrière-plan. Carter cite conjointement The Unanswered Question et Central Park in the Dark, où « un ostinato calme des cordes dirigées par un chef forme l’arrière-plan d’une musique rapide et plus forte dirigée par un autre chef et jouée par fragments, permettant à l’arrière-plan doux d’être perçu dans les silences »37.
26Certes, la musique orchestrale de Carter ne nécessite jamais la contribution de plusieurs chefs, mais on retrouve dans de nombreuses œuvres aussi différentes que le Concerto pour orchestre (1969), A Symphony of Three Orchestras (1976) ou Remembrance (1988) un même souci des plans sonores. Ils font alterner des périodes d’émergence au premier plan d’idées musicales sur lesquelles l’attention se focalise ou, au contraire, des périodes de retrait, d’immersion sonore à l’arrière-plan de ces idées qui continuent à être entendues bien qu’elles mènent une activité plus discrète. Mais la conception des plans sonores ne devait pas empêcher Carter d’être également sensible à une certaine remise en question par Ives de la hiérarchie entre les différentes idées musicales. C’est le cas dans Calcium Light Night, où l’auditeur est libre de choisir son parcours, chaque ligne instrumentale ayant une même importance.
27Les nouvelles conceptions du temps musical que Carter trouve notamment dans The Unanswered Question et dans son volet complémentaire Central Park in the Dark alimenteront sa réflexion personnelle et serviront aussi de référence lors de l’élaboration du Premier Quatuor. Les deux œuvres sont constituées d’un continuum sonore joué par les cordes sur lequel interviennent des éléments discontinus confiés aux autres groupes instrumentaux. Toute sensation de pulsation régulière ou de temps mesuré est abolie par le traitement des durées aux cordes qui s’affranchit des contraintes de la barre de mesure, créant un « temps lisse », a-chronométrique, en stricte opposition avec les éléments intempestifs. L’auditeur se trouve ainsi plongé dans deux temps psychologiques différents. La spécificité du traitement harmonique pour les groupes instrumentaux et l’arrière-plan des cordes incitèrent Carter à développer un système harmonique différencié en relation avec les différents caractères musicaux.
28Enfin, dans le second mouvement « Arguments » de son Quatuor n° 2, Ives attribue des caractères et des comportements musicaux aux différents instruments38. Comme plus tard dans le Second (1959), le Quatrième (1986) mais aussi le Cinquième Quatuor (1995) de Carter, les quatre instruments sont traités comme des personnages : ils manifestent ici leur désaccord au sujet du genre de musique qu’il faut jouer. Ainsi, le second violon est noyé sous les « cris » des trois autres lorsqu’il essaie de jouer une cadence romantique... Tout comme dans le Second Quatuor de Carter, le second violon est d’ailleurs affublé d’un caractère musical « conservateur », rigide, assez comparable.
29Carter apparaît donc à plus d’un titre comme l’héritier de Ives, dont il poursuit et accomplit, dans une certaine mesure, le projet visionnaire. Mais il existe cependant de profondes différences entre les deux hommes, qui tiennent moins aux idées qu’à la façon de les réaliser. Pour Carter, l’approche de Ives est problématique, car les réalisations ne sont pas toujours à la hauteur des ambitions. Les polyrythmes complexes des œuvres symphoniques, par exemple, présentent bien des superpositions intéressantes d’événements différents, mais elles suscitent une impression générale de confusion qui empêche de distinguer les niveaux. De plus, les différents tempi employés n’entretiennent pas de rapport entre eux, alors que Carter cherchera à les intégrer dans un tout. Ce manque d’unité globale qui donne une cohérence à l’organisation générale, Ives ne l’atteindra jamais pleinement, ne réussissant que partiellement et très épisodiquement dans cette voie39. Si Carter et Ives partagent un même intérêt pour une conception dramaturgique de l’écriture instrumentale, les caractères et les comportements instrumentaux ne font l’objet, chez ce dernier, que d’un traitement superficiel, peu favorable au développement et peu propice à la grande forme. Les très nombreux commentaires littéraires et philosophiques qui alimentent les œuvres de Ives sont une extrapolation, une sublimation même du rôle musical, en fait assez limité, de ces comportements instrumentaux. En revanche, la dimension philosophique, ou même métaphysique (si l’on songe seulement à la référence au De Natura Rerum de Lucrèce dans le Double Concerto), que l’on peut trouver dans l’œuvre de Carter découle de la rigueur de l’organisation d’un monde sonore en mouvement mais n’éclaire pas, comme chez Ives, une succession souvent éphémère de signes et de gestes instrumentaux40.
30Parmi les compositeurs américains d’avant-garde, Henry Cowell fournit à Carter une approche théorique des nouveaux problèmes compositionnels que Ives ne pouvait lui donner. Il puisa abondamment dans New Musical Resources pour établir les fondements de son propre langage, et particulièrement sa conception du contrepoint et du rythme. Cet ouvrage doit beaucoup aux idées de Charles Seeger, qui évoqua le premier la nécessité d’une écriture polyphonique où les voix gagneraient en indépendance, créant un nouveau type de « contrepoint dissonant ». Cependant, pour Cowell, la réforme de Seeger doit s’accompagner d’une reconsidération du rythme prenant en compte les innovations de Ives et poursuivant plus loin ses expériences. Cowell élabore des superpositions de différents mètres ou encore de différentes durées déduites de la subdivision d’une unité de base, créant des simultanéités de plusieurs vitesses. Il évoque également le principe de la « modulation métrique » qui sera si souvent employée par Carter. Mais pour Cowell, ce nouveau langage rythmique, hautement complexe, ne peut plus être intégré dans la notation traditionnelle, et doit par conséquent en adopter une nouvelle.
31À l’époque de la composition du Premier Quatuor, Carter partageait avec Conlon Nancarrow un même intérêt pour la polyrythmie. Ce dernier avait pu réaliser des contrepoints rythmiques extrêmement élaborés, mais impossibles à jouer pour un interprète. Il avait détourné le problème de l’exécution en composant ses Études rythmiques pour un Pianola. Carter fut particulièrement enthousiasmé par l’extraordinaire maîtrise de l’écriture rythmique de Nancarrow41 mais il ne pouvait se résoudre à confier l’exécution d’une œuvre à une machine ni à faire perdre à sa musique cette tension, cette « prise de risque » si stimulantes pour le musicien. Cela ne l’empêcha pas de rendre hommage à Nancarrow en citant l’Étude rythmique n° 1 dans le second mouvement de son Premier Quatuor (mes. 166-173).
32Si les expériences menées par Seeger, Cowell ou Nancarrow lui offraient de nouvelles perspectives en matière de rythme, elles présentaient également des limites. Pour Carter, la notation musicale traditionnelle peut intégrer les expériences les plus avancées, qui doivent rester du domaine de l’interprète, vecteur indispensable de la dramaturgie musicale.
33Il est fort probable, enfin, que cette dramaturgie de l’écriture ait bénéficié de l’apport plus direct de Ruth Crawford, qui mit en pratique l’idée du « contrepoint dissonant ». Le premier mouvement de son Quatuor (1931) préfigure la caractérisation des instruments dans les œuvres de Carter qui verront le jour à partir du Second Quatuor. En effet, les parties y sont différenciées non seulement dans leur caractère, mais aussi dans leur registre, leur articulation et leur vitesse. De plus, comme chez Carter, la musique trouve ici sa force dramatique dans la continuité du processus rythmique.
34L’influence des compositeurs américains se mêle étroitement à celle, plus diversifiée, des « modernes » de la musique européenne. Carter sut déceler, chez des musiciens d’esthétique différente, des préoccupations communes qui rejoignaient ses propres conceptions musicales, et qu’il développa dans sa propre direction. Ainsi, il apparaît que la nécessité d’attribuer un intervalle ou même un accord spécifique à chaque caractère musical, qui deviendra par la suite une idée majeure de son œuvre, s’est imposée en premier sous l’influence de Stravinsky durant ses années d’études à Paris. L’analyse par Nadia Boulanger du Sacre du printemps, et particulièrement des « Cercles des Adolescents », fut le révélateur des possibilités de caractérisation grâce aux intervalles. « (...) C’était peu avant que je commence à réaliser que Stravinsky, spécifiquement dans la seconde partie du Sacre, avait séparé et caractérisé chaque section par l’utilisation persistante d’un intervalle ou d’un accord, comme des compositeurs précédents avaient utilisé différentes tonalités pour isoler une section d’une autre. »42
35Carter devait trouver dans les Saudades do Brasil de Darius Milhaud un procédé de différenciation de même nature, puisque chacun des tangos possède son propre intervalle. Les Bagatelles opus 8 de Béla Bartók, les Études opus 65 de Scriabine ainsi que les Études de Debussy jouèrent également un rôle déterminant, lui confirmant les capacités d’identification que pouvaient représenter les intervalles.
36La musique de Carter, « souvent à la fois hautement structurée et improvisée, fragmentée, cependant sans cassure »43, est redevable des conceptions temporelles et formelles de Debussy et de Stravinsky. Les trois dernières sonates (particulièrement la Sonate pour flûte, alto et harpe) et Jeux de Debussy expérimentent, d’après Carter, un nouveau type de forme où la multiplicité des événements donne une impression de liberté, d’individualité, sans perdre pour autant le sens de la globalité. Ces œuvres « regorgent du concept de développement continu, bien que presque dénué de tout aspect contrapuntique. En même temps, les ruptures dans la continuité sont contrastées et offrent parfois un contre-courant divertissant qui suit son propre développement continu »44. Dans la musique de Stravinsky, où le recours au collage est un procédé de structuration fréquent, « le concept global de l’ouvrage domine et assimile les matériaux hétérogènes, de sorte qu’il en résulte une seule impression homogène »45. La musique de Carter répondra aux mêmes principes. Les comportements instrumentaux, souvent capricieux, intempestifs, agiront, suivant les œuvres et les « scénarios auditifs », comme des individualités fortement indépendantes ou comme des partenaires plus ou moins complices. Cependant, ils ne seront pas perçus comme les responsables d’une forme éclatée, mais comme les éléments d’un tout, d’un discours musical continu véhiculant la pluralité de leurs destins. L’abolition des temps forts au profit des levées dans la musique de Debussy, mais aussi de Webern, se retrouvera également dans celle de Carter. Associée à la « modulation de tempo », elle saura en tirer sa nature fluide et continue. L’irrégularité de la pulsation dans la musique de Stravinsky se retrouvera dans les déplacements d’accents créés par l’organisation complexe des polyrythmes.
37Une des particularités du langage de Debussy tient à l’osmose qui s’établit entre l’organisation des hauteurs/durées et l’instrumentation. Ainsi, dans Jeux, « l’entretien de tout l’organisme est coulé dans l’orchestre »46. Cette intégration de la matière sonore dans la composition fut du plus grand intérêt pour Carter, qui considère que « chaque instrument a sa propre personnalité, qu’un compositeur doit essayer de révéler »47. L’instrumentation, surtout à partir du Double Concerto, fera donc partie intégrante de la composition. Les caractères expressifs, les comportements rythmiques, seront très souvent indissociables du timbre, du registre et du mode de jeu dont dépend une grande part du potentiel dramatique.
38La musique de Varèse viendra également étoffer la réflexion de Carter sur la matière sonore, en posant « d’une manière radicale le problème de la “substance” dans des œuvres qui semblent prendre intégralement appui sur les sonorités des accords et des instruments qui les jouent, ainsi que sur les timbres des percussions »48. Cependant, la conception de Varèse de la substance ne pouvait satisfaire pleinement Carter, car elle se limite aux simples éléments sonores. Cette notion de substance, prise dans son acception première, est : « Ce qui est permanent dans un sujet susceptible de changer »49. Appliquée à la musique de Carter, c’est la dramaturgie de l’écriture, absente dans la musique de Varèse, qui assure le rôle de « sujet susceptible de changer » à travers la permanence de la matière instrumentale.
39Le Premier Quatuor et les Variations pour orchestre furent interprétés à tort comme l’héritage direct de Schoenberg et, de surcroît, classèrent Carter parmi les compositeurs de musique sérielle. Les Variations devaient pourtant être la seule œuvre de Carter à utiliser – d’ailleurs de façon très personnelle – une série, et le Premier Quatuor n’avait en fait que de très lointains rapports avec le Premier Quatuor de Schoenberg. S’il est vrai que, dès son adolescence, Carter fut passionné par la musique des trois Viennois, ce n’est que bien plus tard qu’il commença réellement à en comprendre le contenu. Ainsi, en 1925, il avait appris la Suite opus 25 sans réaliser qu’elle était composée avec la technique des douze sons, et c’est seulement après la guerre, en grande partie grâce à l’enseignement de René Leibowitz, qu’il mesura véritablement l’ampleur des bouleversements qu’entraînait le dodécaphonisme. Cependant, la musique sérielle ne devait pas pour autant lui convenir. Carter a reproché au système sériel d’avoir un type de « logique visuelle-mécanique »50 incapable, malgré son haut degré d’élaboration, de transmettre à l’auditeur les intentions expressives du compositeur. Citant en exemple les Variations pour orchestre opus 31 de Schoenberg, Carter constate que « la partie incontestablement la plus importante de l’effet musical, dans ces œuvres, est réalisée par d’autres moyens musicaux que ceux du sérialisme »51.
40L’étude plus approfondie de la musique de Schoenberg, après la guerre, ne fera que confirmer son incompatibilité de pensée avec le système dodécaphonique, auquel il reproche d’être concerné surtout par le développement linéaire des idées, au détriment de la structure harmonique, domaine qui, à cette époque, préoccupait particulièrement Carter. L’analyse du système sériel de Schoenberg (notamment à travers les écrits de Leibowitz), et de son Traité d’harmonie, fut pourtant d’un grand intérêt dans l’exploration de toutes les possibilités de combinaisons avec les douze demi-tons, qui devait l’amener peu à peu à construire son propre langage harmonique.
41Les œuvres atonales de Schoenberg eurent certainement une influence plus grande sur Carter que ses œuvres sérielles. Ainsi, les comportements instrumentaux doivent autant à l’émancipation de la matière sonore de la musique de Debussy, qu’à la Klangfarbenmelodie des Pièces opus 16 que Carter utilisa, par exemple, dans les Variations pour orchestre. Il devait trouver également, dans une œuvre comme Erwartung, un souci de la continuité, du mouvement permanent traité avec un vocabulaire cohérent où rythme, mélodie et harmonie sont indissociables. Il saura adapter cette conception aux différents caractères musicaux qui évoluent dans ses œuvres. Cette dynamique de la continuité se combine avec celle, différente et complémentaire, de Stravinsky : « En écrivant des figures de notes rapides et régulières constamment modifiées par des accents irréguliers, Stravinsky avait créé une sorte de rubato stylisé. Schoenberg, en revanche, écrivait une musique comparable à de la prose – elle n’avait pas de pulsation fondamentale. Pour ma part, j’allais écrire de la musique réunissant ces deux procédés en un seul, tel que l’illustre précisément le début de la Sonate pour violoncelle »52.
42Carter éprouva toujours de l’admiration pour l’œuvre de Webern, qu’il découvrit très tôt, à commencer par les Bagatelles opus 9, les Mouvements pour quatuor opus 5 et les Six Pièces opus 6 dirigées par Koussevitzky devant un public américain déconcerté et amusé. Dans les années cinquante, il fut cependant très surpris de l’impact de cette musique sur la jeune génération de compositeurs. Alors que, la plupart du temps, elle était mal jouée au point de paraître incohérente, elle était devenue pour eux la base d’une « école ». Même bien jouée, Carter l’a cependant toujours considérée comme merveilleuse mais limitée, comparable pour lui en ce sens à la musique de Fauré ! Force est de reconnaître que la musique de Webern, « si systématiquement sensible »53, ne pouvait avoir une quelconque influence dans l’élaboration de la dramaturgie de l’écriture instrumentale de Carter. Le portrait qu’a dressé Boulez de la musique de Webern (et plus particulièrement de la période sérielle) illustre parfaitement le fossé qui la sépare de la musique de Carter : « Sa musique était une sorte de saint des saints où la dramatisation ne devait pas pénétrer, sous peine d’“impureté” »54.
43La connaissance de la musique d’Alban Berg est restée assez longtemps lacunaire. En 1931, Carter avait assisté (assis à côté de Gershwin !) à la première de Wozzeck dirigé par Stokowski au Metropolitan Opera. Mais dans les années trente, lorsqu’il étudia avec Nadia Boulanger, celle-ci s’était détournée de l’École de Vienne et Carter ne put profiter de sa parfaite connaissance de Wozzeck, qu’elle avait renoncé à analyser pour ses étudiants. À l’écoute des Variations pour orchestre, il semble évident que Carter a pu s’imprégner, par la suite, de cet opéra et qu’il soit, au moins dans cette œuvre, plus proche du lyrisme de Berg que de celui des deux autres membres de l’École de Vienne. Dans la Coda, par exemple, le climax dramatique conduit par les trombones et les timbales (mes. 602-622) est de la même verve que le climax dramatique de l’« Interlude sur une tonalité » de l’acte III, où éclate le motif du « Wir arme Leute ! ». Mais au-delà de cette influence limitée, il existe entre les deux compositeurs de réelles convergences de pensée : ils ont en commun le sens de la dramatisation de l’écriture instrumentale et de la structuration par le rythme. Il y a dans Wozzeck une caractérisation des personnages et des situations que l’on retrouvera dans la musique de Carter à travers les caractères musicaux attribués aux instruments/personnages. Si Carter affirme ne pas avoir eu connaissance de Lulu à l’époque des Variations pour orchestre, et avoir été « éberlué en découvrant le monoritmica »55 beaucoup plus tard, on trouve dans les deux œuvres le même intérêt pour des processus d’accélération et de ralentissement à grande échelle. Une certaine émancipation de l’écriture des instruments rappelle également des œuvres comme le Kammerkonzert. La présentation, au début de l’œuvre de Berg, de trois individualités instrumentales (symbolisant les trois membres de l’École de Vienne) n’est pas sans rapport avec la présentation des trois duos dans les quatre premières mesures d’introduction de Triple Duo de Carter56. Stravinsky voyait quant à lui, dans certains passages solistes du Double Concerto, une influence directe, bien qu’inconsciente, d’Alban Berg. Contrairement à une idée encore bien implantée, Carter ne peut cependant être considéré comme l’héritier de Berg. Ces deux compositeurs s’opposent par leur culture et leur langage musical. La pensée de Carter, imprégnée de l’œuvre de Joyce et de Proust, se situe aux antipodes de l’expressionnisme cher à Berg. De même, la musique de Carter refusera toujours de se tourner vers le passé et d’adopter, selon sa propre expression, un langage « polyglotte », alors que celle de Berg cherchera, au contraire, à concilier le langage tonal et les formes traditionnelles avec le langage sériel.
44Carter affirme ne s’être intéressé, durant toutes ses études, qu’à la musique contemporaine et à celles du Moyen Âge et de la Renaissance, reconnaissant n’avoir ressenti que tardivement de l’attirance envers les musiques classiques et romantiques. Chez les madrigalistes anglais et italiens qu’il étudia d’abord à Harvard et qu’il analysera en détail, quelques années plus tard, avec Nadia Boulanger, il découvre avec intérêt la fluidité de l’écriture polyphonique pré-tonale. Les œuvres de Machaut et des musiciens de l’Ars Nova lui offrent des prémices pour le développement de son propre langage contrapuntique, dont l’organisation rythmique très rigoureuse et savante est l’héritière des processus isorythmiques qui distinguent les différentes lignes vocales des motets de cette époque. Avec les polyrythmes géants, calculés selon des règles mathématiques précises, que l’on trouve à partir du Double Concerto, Carter renoue avec les musiques du Quadrivium médiéval.
45Carter étudie également durant ses années parisiennes la quasi-totalité des cantates de Bach, qui deviendront dès lors pour lui une sorte d’« expérience musicale pivot »57 de la musique ancienne. L’enseignement que Nadia Boulanger dispensait, surtout à partir de l’analyse particulièrement minutieuse de ces musiques anciennes (auxquelles s’ajoutait la musique, vénérée, de Stravinsky), permit à Carter de parfaire son écriture contrapuntique, mais aussi de lui faire prendre conscience de « l’importance que revêtait le moindre détail dans une œuvre musicale et de la manière dont celui-ci pouvait influencer le caractère de l’ensemble »58.
46Enfin, la fréquentation du répertoire classique et romantique vint étayer la réflexion de Carter sur sa conception du temps musical en relation avec la notion de drame. C’est surtout dans l’opéra, genre qu’il semble en fait avoir découvert très tôt, qu’il retrouve l’idée de continuité de caractères hétérogènes en interaction simultanée, qu’il appliquera au Second Quatuor et à maintes œuvres suivantes. « Cette idée de contraste dramatique entre des instruments/caractères me vient d’idées très anciennes, extrapolées de pensées sur le drame musical. Je pense aux orchestres qui jouent dans différents rythmes dans la scène du bal du Don Giovanni de Mozart, à la scène dans Otello de Verdi où Iago et Otello espionnent Cassio et Desdémone, ou à la scène de Boris Godounov, où une double action se développe dans l’auberge à la frontière ».59
Carter et la musique européenne d’avant-garde
47Le succès du Premier Quatuor à cordes, aboutissement d’une longue période de maturation de la pensée musicale, fertilisée par ce vaste champ d’influences, projeta Carter sur la scène internationale, lui assurant immédiatement, en Europe, la reconnaissance de ses pairs. Dès lors, Carter devint un observateur attentif de la musique contemporaine d’avant-garde, dont une grande part de l’activité fébrile dépendait de l’influence hégémonique de l’École de Darmstadt. Si la quête de modernité de la génération d’après guerre lui semble avoir été essentiellement dirigée vers la désintégration des routines et des formules, dans une volonté de rupture définitive avec le passé, à laquelle il ne pouvait adhérer, l’exigence, la détermination de sa propre pensée musicale se trouvaient justifiées par le radicalisme des développements théoriques de certains de ces courants européens. La qualité et la diversité des discours théoriques, l’exceptionnelle qualité d’exécution des œuvres, longuement répétées par des interprètes de premier ordre dévoués à la musique d’avant-garde, mais aussi le contact avec des talents d’exception comme Boulez, Stockhausen ou Nono lui apportèrent la confirmation qu’il était possible d’écrire cette musique moderne, élaborée, très virtuose à laquelle il aspirait, l’encourageant à poursuivre dans une voie que le conservatisme du monde musical américain ne pouvait lui laisser réaliser.
48Aussi riche d’enseignements soit-elle, l’influence réelle sur Carter de cette musique européenne d’après-guerre fut très limitée et ne dévia pas les perspectives déjà fortement déterminées que le Premier Quatuor venait de projeter. À l’orée des années cinquante, Carter est un compositeur déjà expérimenté, imprégné des tendances les plus avancées du début du XXe siècle. Cette maturité créatrice l’amène à porter un regard souvent plus intéressé qu’enthousiaste, plus critique que bienveillant sur l’avant-gardisme de Darmstadt, car le « fait de considérer jusqu’à quel point une œuvre est “avancée”, qualificatif encore perçu comme une qualité, est tout à fait relatif »60. Même si la confrontation avec de nouveaux styles et de nouvelles théories fut indéniablement stimulante pour un esprit curieux comme celui de Carter, les œuvres qui succèdent au Premier Quatuor contiennent, par la profonde originalité de leur écriture, sa réponse personnelle, indépendante, à toutes les écoles européennes d’avant-garde. La confrontation d’Elliott Carter avec ces nouvelles tendances contemporaines de la musique européenne, loin d’ébranler ses convictions, confirmera le bien-fondé de sa pensée musicale et représentera une certaine stimulation intellectuelle dans l’élaboration de son propre langage.
Instrument
49Au premier abord, l’œuvre de Carter se distingue de celle de la plupart de ses contemporains par sa nature presque exclusivement instrumentale. En effet, la musique vocale, et plus particulièrement celle avec chœur qui, au début de sa carrière, avait largement contribué à lui établir, dans son pays, une certaine notoriété, disparaît dès lors qu’un style véritablement personnel commence avec la Sonate pour violoncelle et piano (1948). Carter s’est expliqué à maintes reprises sur cette longue désaffection qui était étroitement liée aux médiocres conditions dans lesquelles la musique vocale contemporaine était exécutée aux États-Unis. Pratiquement aucun ensemble vocal américain n’étant capable d’interpréter des œuvres contemporaines telles que Il canto sospeso (1955-56) de Nono, il lui était donc impossible d’envisager de composer une pièce chorale dans un style d’écriture vocale qui aurait pu intégrer les nouvelles acquisitions rythmiques et harmoniques de la Sonate pour violoncelle et piano et encore moins celles du Premier Quatuor. Pour les mêmes raisons, Carter renoncera très longtemps à composer pour l’opéra (jusqu’à la fin des années quatre-vingt-dix !), alors que sa forte expérience de la musique de scène et du ballet aurait pu l’amener bien plus tôt vers ce genre. En effet, avant de composer ses deux ballets, Pocahontas (1939) et The Minotaur (1947), Carter avait déjà composé en 1931 une musique pour le Philoctète de Sophocle, et en 1936, une musique pour le Mostellaria de Plaute. Ainsi, il faudra attendre près de trois décennies pour que A Mirror on Which to Dwell (1975) pour soprano et ensemble succède à Emblems (1947) pour chœur d’hommes et piano. Ce nouvel intérêt pour la voix sera d’ailleurs limité à deux autres partitions, Syringa (1978) et In Sleep, In Thunder (1981), accompagnées également par un ensemble instrumental, suivies en 1994 par Of Challenge and of Love pour soprano et piano. Force est de constater que, pour ces trois œuvres, l’écriture vocale qui porte le texte avec une puissance expressive indéniable, reste relativement traditionnelle. Au-delà des raisons techniques invoquées, on peut tout de même s’interroger sur les raisons profondes de ce faible investissement dans la domaine de la voix, de la part d’un esprit si fortement imprégné de tout le répertoire de la Renaissance, des cantates de Bach ou encore des opéras de Mozart, Verdi et Moussorgsky. Loin d’être un rejet inavoué ou inconscient de la voix et du poids de la tradition expressive qu’elle véhicule, l’absence d’œuvres vocales durant tant d’années nous semble devoir être interprétée comme un transfert sur les instruments, par le biais d’une sorte d’animisme musical, de la fonction expressive jadis véhiculée par la voix et indirectement par l’opéra, ou d’autres formes de théâtre musical dérivées. La musique de Carter se situe au carrefour de plusieurs tendances de la musique occidentale qu’elle intègre et dépasse à la fois. Pour la première fois sans doute de l’histoire de la musique depuis Bach, un compositeur parvient à réconcilier l’art savant du contrepoint et l’expression. Cette expression qui, depuis la Réforme de la Camerata Academica florentine, avait donné la préférence à une musique moins élaborée, non plus conçue comme une construction sonore flattant autant l’oreille qu’elle excitait l’intelligence, mais plus directement sensible et qui devait s’épanouir dans l’art lyrique. Si l’on peut objecter que le prima la musica se fait toujours au détriment du prime le parole, la dramaturgie de l’écriture instrumentale de la musique de Carter, comme nous le verrons, contient en fait, au cœur même de son organisation complexe, une dimension théâtrale.
50De plus, l’intérêt de Carter reste constamment limité aux instruments de la tradition musicale occidentale, excluant toute inclination pour des instruments atypiques ou exotiques, ainsi que pour de nouvelles lutheries. La pensée musicale de Carter se projette donc dans un espace acoustique familier où les instruments évoluent « à visage découvert », sans pratiquement le moindre recours à des techniques de jeu « contre-nature », pourtant si souvent employées dans la seconde moitié du XXe siècle, au point de devenir un des sceaux esthétiques les plus caractéristiques de cette époque. Dans toutes les formations instrumentales, et quelle que soit la nature de la dramaturgie musicale qu’ils génèrent, les modes de jeu sont le plus souvent d’une rare sobriété. Les quatre premiers quatuors à cordes, par exemple, n’utilisent en tout et pour tout que le jeu pizzicato. Comparativement, les Bagatelles opus 9 de Webern offrent une variété de timbres infiniment plus riche. Seuls quelques multiphoniques viendront s’immiscer, très parcimonieusement, dans des partitions plus récentes, comme le Concerto pour hautbois (1986-87), Scrivo in Vento pour flûte (1991) ou Gra pour clarinette (1993)61.
51Pour Carter, le son ne peut être considéré comme le concept principal, dans la mesure où il fait appel aux capacités de l’oreille à repérer une grande diversité de ses qualités physiques au détriment de la mémoire de l’auditeur et de sa faculté à suivre le déroulement d’une pensée musicale élaborée. Une musique fondée sur le seul hédonisme des timbres – quel que soit le mode de production – maintient l’auditeur dans une écoute fondée sur des impressions vagues. Elle le prive, par conséquent, d’une écoute active et intelligente lui permettant de saisir l’organisation de la musique, qui reste son véritable intérêt. Traiter le quatuor à cordes (ou toute autre formation instrumentale) tel quel et en tirer quelque chose qui soit expressif et vivant se révèle plus intéressant et plus fructueux que la recherche de nouvelles sonorités qui, passé le temps de la surprise, s’avèrent perdre rapidement tout intérêt. Cette volontaire limitation drastique de l’utilisation des ressources instrumentales ne découle pas pour autant d’une démarche dans laquelle l’instrument serait entièrement assujetti à l’idée musicale, attitude qui serait une négation de la conception debussyste du timbre, dont Carter est l’héritier. Bien au contraire, il existe dans toutes les œuvres un réel plaisir du timbre instrumental, qui s’exprime autant dans les polychromies chatoyantes du Concerto pour orchestre que dans la sonorité plus unifiée des quatuors à cordes. Mais l’instrumentation, comme tous les autres aspects de l’œuvre, procède avant tout d’une nécessité expressive. « Le problème est d’inventer un monde de musique qui demande à ces instruments de l’interpréter. »62 Ce n’est pas l’exploration infiniment riche du potentiel timbrique des instruments qui crée ce monde, mais l’organisation de la pensée qui les soutient. « Je ressens très profondément que l’instrumentation de ma musique doit faire partie de la composition de la musique elle-même, non seulement de la source de son matériau, de sa structure, mais, plus important, elle doit être justifiée par la vision expressive ou le caractère de l’œuvre entière »63.
Texture
52Les musiques basées uniquement sur des textures, qu’il découvre dans les années soixante à travers les œuvres de Penderecki et des représentants de la nouvelle école polonaise, de Ligeti ou encore de Xenakis, intéressèrent vivement Carter, mais n’eurent que très peu d’influence sur sa musique. Certes, on peut trouver certaines similitudes entre le passage entièrement en pizzicati dans le Troisième Quatuor (1971) (superposition entre les mesures 90 et 95 du mouvement « Giusto, meccanico », au Duo II, et du mouvement « Giocoso », au Duo I) et Pithoprakta (1955-56) de Xenakis, ou entre la texture orchestrale saturée à la fin du premier mouvement du Concerto pour piano (1964-65) – inspirée en fait de The Fourth of July (1911-13) de Ives – et les musiques de texture des années soixante de Ligeti. Cependant, ces ressemblances passagères se limitent au seul effet de timbre. En fait, la conception de ces compositeurs ne pouvait s’accorder avec la démarche créatrice de Carter. Selon lui, l’effet de perception globale de la texture peut séduire à la première écoute, mais sa construction « point par point » des moments sonores, et non plus celle « en contrepoint » à laquelle Carter est attaché, contribue finalement à une organisation très primitive. « L’interaction de ces moments sonores n’offre pas matière à réflexion après coup, et ne crée pas le genre de tension qui résulte des attentes formelles et dramaturgiques de l’auditeur quant à la progression ultérieure de la pièce »64. On peut évidemment apporter une objection légitime en soulignant le rôle de la polyphonie dans la musique de Ligeti. Le moteur du devenir musical du neuvième champ harmonique d’Atmosphères (1961), par exemple, est un canon « enfoui », par mouvement contraire à 48 voix. Mais le contrepoint dans la musique de Carter a pour objectif principal le retour à l’ordre, et donc à une claire perception des voix individuelles. Cette idée est évidemment absente dans le traitement contrapuntique d’Atmosphères. Pour les mêmes raisons, Carter évitera toujours de s’éloigner de la gamme chromatique et des hauteurs non définies, excepté pour le domaine particulier de la percussion, pensant que la réalisation de tout type de schéma temporel inventif et intéressant qu’il définit comme la « substance » de l’œuvre se réalise mieux dans l’échelle des douze demi-tons.
53À cette conception statique de la musique de texture, Carter oppose une vision plus dynamique, investie d’une fonction dramatique claire. Lorsque, dans le Troisième Quatuor, le « Giusto, meccanico » fait son apparition, à la mesure 61, il se superpose, en un premier temps, à l’« Andante espressivo » (joué avec l’archet) évoluant à ce moment-là dans le Duo I, depuis la mesure 49. L’identité intervallique, le tempo et le mode de jeu de chacun des deux mouvements permettent alors une claire perception des caractères respectifs. Mais dès que l’« Andante espressivo » s’arrête et laisse place au « Giocoso » (mesure 90), le mode de jeu commun (pizzicato) avec le « Giusto, meccanico » contribue à brouiller les identités et à créer un état passager de confusion qui se dissoudra seulement avec l’arrêt du « Giusto, meccanico », (mesure 96) précédant le nouveau mouvement « Scorrevole » (mesure 106) qui réintroduira le jeu avec archet. Ici, l’effet de texture produit par le simple mode de jeu est utilisé pour créer ce moment de trouble des identités de deux mouvements superposés.
54L’utilisation de la musique de texture reste en fait plutôt sporadique dans toute l’œuvre de Carter et n’affecte jamais, lorsqu’elle est présente, la totalité d’une œuvre. Dans le Double Concerto (1961), dont la composition, il faut le souligner, précède les expériences européennes dans ce domaine, elle affecte l’« Introduction » et la « Coda » de l’œuvre. Elle symbolise ici l’émergence d’un état chaotique originel, sorte de Création du Monde où s’instaure peu à peu un ordre musical qui sera anéanti à la fin, marquant alors le retour à cet état primitif. Carter construit cette double progression inversée, qui crée une forme en arche, à l’intérieur d’un large spectre sonore allant des percussions à hauteur non déterminée aux instruments à hauteur déterminée. De la perception progressive des intervalles émergeant de l’espace saturé par les percussions, ainsi que de la convergence des pulsations croisées du polyrythme qui portent ces intervalles, naîtra un monde organisé où évolueront les deux personnages du piano et du clavecin et leurs ensembles instrumentaux respectifs, jusqu’à ce que les percussions saturent à nouveau l’espace, et mettent fin à l’ordre établi.
55Le Concerto pour orchestre utilise aussi des textures denses et rapides, sortes de rafales sonores détruisant l’ordre musical établi. Comme souvent dans la musique de Carter, la saturation de la texture instrumentale est ici un facteur de désordre mais d’où renaît toujours un ordre nouveau, lui-même éphémère et menacé.
Spatialisation
56La spatialisation du son, qui représenta pour l’avant-garde de Darmstadt une préoccupation importante, fut prise en compte, par Carter, d’une façon très personnelle. Il ne s’agit pas de remettre en question la salle de concert, considérée souvent à cette époque comme le lieu du conservatisme musical bourgeois d’où le son doit s’évader, car, pour lui, le lieu importe peu. De même, le déplacement du son dans ce lieu, pour le seul plaisir du mouvement, ne pouvait l’intéresser puisque, le plus souvent, ce déplacement n’est pas dicté par une nécessité organique. Carter avait pensé disposer les quatre groupes orchestraux de son Concerto pour orchestre autour du public, afin que les sons balayent l’espace de la salle de concert, comme les vents balayent les grandes plaines dans le poème de Saint-John Perse. Mais il finit par renoncer à cette idée, préférant trouver dans la structure même de la musique l’évocation de ces mouvements. Il restera toujours fidèle à une écoute frontale de la musique, les instrumentistes étant installés, de manière traditionnelle, face aux auditeurs. C’est donc au niveau de la disposition des ensembles instrumentaux, et de l’éloignement entre les membres, que se situe l’intérêt de Carter.
57Pour son Second Quatuor, Carter avait envisagé de souligner l’indépendance musicale des instruments en demandant aux musiciens de se tenir aussi loin que possible les uns des autres. Si la grande difficulté d’exécution oblige la plupart des quatuors à cordes à garder une distance restreinte entre les membres, l’éloignement demeure la disposition idéale. L’œuvre ainsi jouée rompt avec la tradition du quatuor à cordes, où la recherche de la sonorité collective, unitaire, prime sur l’émancipation individuelle des timbres. Le conflit dramatique entre des caractères opposés, qui est au cœur même de l’organisation, est alors pleinement révélé. Le Second Quatuor apparaît ainsi comme « un anti-quatuor pour lequel le fait même de jouer ensemble, habituellement considéré comme admis, devient le nœud formel de l’œuvre »65. Lors de l’exécution du Troisième Quatuor, les deux Duos doivent autant que possible se tenir éloignés l’un de l’autre pour accentuer leur indépendance et dramatiser leur opposition. En effet, chacun joue sa propre série de mouvements récurrents dans son propre style rythmique.
58Dans le Concerto pour piano, le soliste, entouré de son concertino, doit également être très nettement séparé de l’orchestre. Celui-ci n’apparaît plus ainsi comme l’accompagnateur attentif du soliste, le faire-valoir du pouvoir séducteur de sa virtuosité, comme dans de nombreux concertos, mais comme une force hostile et inébranlable. La distance souligne les principes adverses et irréconciliables qui dirigent les entités. Malgré la fonction d’intermédiaire du concertino, le piano, acoustiquement isolé de l’orchestre, mène un combat inégal qui fait de lui un « anti-héros » romantique.
59Dans le Double Concerto, la séparation acoustique permet de mieux différencier les deux univers musicaux dérivés du clavecin et du piano. Ainsi, les deux orchestres situés à droite et à gauche de la scène sont très nettement séparés. Cependant, la nature conflictuelle des relations entre des caractères opposés est ici moins affirmée, et ne constitue plus l’essentiel de la dramaturgie de l’œuvre. La musique peut ainsi jouer autant sur les contrastes que sur les relations possibles entre les deux groupes. En effet, les deux orchestres ont été conçus par Carter à la fois pour renforcer les sonorités et le caractère des deux solistes, et pour compenser leurs limitations. Mais chaque groupe contient également des éléments timbriques du groupe opposé permettant une continuité de sonorité de part et d’autre de la scène. L’instrumentation et la localisation sur scène font donc partie intégrante de l’œuvre, et répondent à une conception à la fois antiphonale et circulaire des relations entre les deux solistes et leur ensemble respectif, dans un contexte de coordination et de cohérence de la sonorité globale. Les quatre percussionnistes (deux pour chaque orchestre) sont disposés en demi-cercle à l’arrière-plan, à égale distance les uns des autres, et disposent d’un large éventail de timbres, étendu du grave à l’aigu, permettant d’assurer un continuum sonore de hauteurs indéterminées. Les deux instruments à cordes de chaque orchestre, situés au premier plan, sont également équidistants. Ils referment le demi-cercle à l’intérieur duquel se situent les deux groupes d’instruments à vent. Le clavecin et le piano occupent l’avant-scène, chacun du côté de son orchestre, mais détaché des autres instruments. Cette disposition facilite la circulation du son par continuité timbrique et par contiguïté spatiale. Ainsi, le mouvement est plus important que le geste. Le drame du Double Concerto ne naît pas des caractères musicaux contrastés, mais de « son imaginative chorégraphie sonore dans le temps et l’espace »66. Cette conception cinétique est particulièrement intéressante dans la section « Adagio », située au centre l’œuvre.
60Dans le Concerto pour orchestre, comme beaucoup plus tard dans le Concerto pour clarinette (1996), Carter associe un ensemble orchestral à un caractère musical agissant prioritairement dans un des mouvements de l’œuvre et formant ce que nous appelons un « caractère/mouvement ». L’effectif instrumental est donc divisé en plusieurs ensembles situés en demi-cercle. À chaque changement de mouvement, il y a donc un déplacement spatial de l’activité musicale principale. Cette dramatisation de l’espace peut être accentuée dans le Concerto pour clarinette par la possibilité offerte au soliste de se déplacer vers les groupes instrumentaux jouant tour à tour leur caractère/mouvement.
Minimalisme
61Les musiques répétitives et minimalistes, ainsi que celles inspirées des musiques orientales, tendent à produire un effet de statisme procurant à l’auditeur le sentiment d’échapper au temps en entrant, par la contemplation passive des sons, dans une sorte d’état d’hypnose. Pour Carter, l’impression d’être libéré du flux temporel, de s’évader ainsi du temps de notre expérience humaine ne peut être qu’une illusion. « La chose intéressante dans la musique, c’est la structure de l’évolution d’une idée, le cours que prennent les choses. »67 De fait, l’idée de développement, de changement, est l’aspect le plus intéressant de la vie que ces musiques semblent vouloir ignorer. Là encore, la critique de Carter est fondée sur sa propre expérience de compositeur. Ainsi, il avait déjà composé en 1949 les Huit Études et Une Fantaisie, dont « au moins cinq de ces huit études pourraient être classées comme de la “musique minimaliste”, car les quatre instruments répètent virtuellement le même procédé à travers toute la pièce »68. L’Étude n° 3, par exemple, repose sur les changements de couleur d’un accord de ré majeur, tandis que l’Étude n° 7 ne présente qu’un unique sol médium varié dans ses attaques et sa dynamique. Bien entendu, ces études se veulent aussi un prolongement de l’expérience de l’opus 16 de Schoenberg, et plus particulièrement de Farben. De plus, il nous semble intéressant de souligner que, d’après Carter lui-même, l’Étude n° 7 sur une seule note impressionna considérablement Giacinto Scelsi, et influença sa propre musique. Mais les principes minimalistes de ces brèves pièces ne connurent pas de développements ultérieurs dans l’œuvre de Carter.
62On peut cependant déceler dans les œuvres de Carter postérieures au Premier Quatuor une tendance à suspendre l’activité musicale lors des passages lents. Les courbes mélodiques et les figures rythmiques des précédentes stratifications d’événements se fondent dans des notes ou des accords tenus, créant des contrepoints sur des valeurs longues de durées variables. S’il y a une certaine forme de minimalisme dans cette musique du « non-événement », le temps n’en est pas pour autant suspendu. Il reste puisé par les changements de hauteurs des notes tenues, qui « cassent » les registres et créent un contrepoint de lignes brisées où l’harmonie est constamment renouvelée. Cette musique peut être interprétée comme une musique de l’attente, ou comme une sorte de mise entre parenthèses de l’activité musicale dont le statisme accentuerait la dramaturgie des événements, passés et à venir. Mais il s’agit surtout d’une musique qui semble avoir toujours existé et qui ne fait qu’apparaître soudain à la surface. La raréfaction de la densité d’information de ces passages lents, leur forme étale, leur austérité mélodico-rythmique, les font apparaître comme essentiels. Ils lèvent un voile sur la dimension la plus profonde de la musique, une dimension qui la situe au-delà des expériences individuelles. À la continuité de l’action se substitue celle de la méditation. Une méditation virtuelle constamment présente, musique de l’intérieur dont la révélation ne peut être qu’éphémère.
Interprète
63La musique électroacoustique ne pouvait, elle non plus, convenir à Carter. Le travail de laboratoire sur la matière sonore, où la surface risque à tout moment de prendre le pas sur l’idée, ne pouvait donner de résultats fructueux. Mais elle ne pouvait également séduire un compositeur qui a toujours affirmé « venir de l’autre côté du modernisme, non pas celui qui glorifie la machine, mais celui qui repose sur l’habileté manuelle »69.
64En effet, la musique de Carter est indissociable de l’interprète, du médium humain qui révèle dans l’urgence de l’instant le contenu dramatique de l’écriture instrumentale. C’est sans doute pourquoi le jugement à l’égard d’une œuvre comme Répons de Pierre Boulez, utilisant pourtant une technologie autrement plus sophistiquée (l’informatique en temps réel), devait séduire Carter dans la mesure où « l’utilisation de l’instrument électronique par Boulez n’est pas du tout mécanique, car les distorsions sont interprétées sur du matériau live »70. En effet, le rôle du système informatique est basé sur les modifications de timbres, de textures, les réinjections, et les spatialisations des événements musicaux que produisent les six solistes. Mais si la musique de Carter établit des jeux de relations complexes entre les individualités instrumentales fortement caractérisées, qui agissent dans le cadre des « scénarios auditifs », elle se situe aux antipodes de toutes les formes de théâtre musical, des expériences dadaïstes ou des happenings musicaux à la mode dans les années soixante et dont le seul mérite, selon Carter, aura été, à la limite, de vouloir rompre le cadre du concert classique et d’essayer d’instaurer de nouveaux types de communications entre le public, l’interprète et le compositeur. Chez Carter, l’instrument ne cherche jamais à échapper à sa condition en se mettant en scène dans des pantomimes qui, là encore, masquent les faiblesses de la pensée musicale. La dramaturgie de l’écriture dans la musique de Carter reste donc circonscrite à l’espace sonore des instruments. Elle édifie un monde de l’expression et de la représentation virtuelle intra sonos dont la pensée qui la soutient et lui insuffle la vie, le mouvement, agit comme un deus ex machina.
Improvisation, aléa
65Alors qu’elle donne l’impression d’une improvisation, l’écriture, dense, détaillée, précise, complexe rythmiquement, demande une exceptionnelle virtuosité, un respect tout particulier des indications de toutes sortes (nuances, tempi, expression, attaques, phrasé...) qui implique de la part de l’interprète une grande fidélité au texte. Seul le compositeur est en mesure, par une recherche intensive, de produire une musique riche, réellement inventive et pourtant spontanée. Déléguer une partie des pouvoirs de création à l’interprète en lui donnant la possibilité d’improviser librement ne peut aboutir qu’à des résultats décevants. La plupart du temps, ces improvisations « se limitent à une collection de maigres clichés que ces interprètes ont glanés – plutôt mal – à l’écoute d’œuvres formulées dans un style “moderne” »71. La musique de Carter, cependant, loin d’aliéner la personnalité de l’interprète, l’investit de la mission finalement plus responsable de traduire le sentiment d’une volonté constante d’émancipation de l’écriture instrumentale qui lui donne son caractère naturel et spontané. « D’un point de vue purement musical, j’ai toujours eu l’impression que l’improvisation était particulièrement fructueuse quand de bons interprètes se donnent la peine de jouer une musique écrite avec soin comme s’ils étaient “en train de la concevoir” eux-mêmes au cours de l’exécution – autrement dit, à force de réflexion et de pratique ils parviennent à ressentir cette pièce formulée avec soin comme si elle faisait partie d’eux-mêmes et de leur propre expérience, qu’ils communiquent ensuite aux autres en la puisant directement en eux-mêmes au moment où ils l’interprètent de façon vivante »72.
66On comprendra donc aisément que Carter soit resté à l’écart des courants de la musique aléatoire d’après guerre qui connurent pourtant un succès considérable à Darmstadt, suscitant l’intérêt ou même l’adhésion de très nombreux compositeurs d’horizons et d’esthétiques souvent différents. Carter a toujours considéré que l’introduction de toute forme de hasard dans une œuvre constitue une démission du compositeur qui refuse d’assumer entièrement sa création. De plus, confier une part plus ou moins grande de cette création à l’interprète ne peut aboutir qu’à la frustration du compositeur. Carter devait même se montrer très sévère à l’égard des expériences extrêmes où quelques indications laconiques sont livrées à l’interprète en guise de partition, lui laissant, dans bien des cas, l’initiative de faire ce que bon lui semble. Il y dénonce une forme de malhonnêteté intellectuelle, puisque le compositeur ne peut à la fois refuser d’imposer sa pensée à l’interprète et rester l’unique créateur légitime. « Jouez ce que vous voulez mais n’omettez pas d’indiquer sur le programme le titre de la pièce et mon nom de compositeur ». Propos de Carter que l’on imagine être destinés à John Cage ou à ses adeptes73. Mais le refus de Carter de l’aléa est sans concession, car celui-ci ne doit intervenir à aucun niveau de la composition. Concevoir des moments « flottants » où des événements simultanés ne seraient plus réellement contrôlés par des liens organiques aboutit à une perte de tout sens dramatique. Seule une pensée fortement structurée doit permettre à la musique de donner l’impression qu’au-delà des différences et des oppositions, les éléments, si éloignés soient-ils, entretiennent des rapports de concordance qui pourront être intelligibles – au moins partiellement – par l’auditeur. Si Carter a une grande admiration pour l’œuvre de Lutoslawski, c’est que les passages aléatoires y sont toujours étroitement contrôlés par le compositeur. Dans la Troisième Symphonie (1972-83), par exemple, le « contrepoint aléatoire » est maîtrisé tant au niveau de l’harmonie que des formes rythmiques et de la structure temporelle de tout le passage. Il est un aspect de l’orchestration, du son musical, et il constitue une dimension fondamentale de la structure totale.
67L’écriture musicale de Carter évite toute équivoque et livre à l’interprète l’expression d’une pensée qui se veut définitive. Elle ne propose ainsi jamais le moindre ossia ou encore des passages ad libitum. Elle exclut tous ces « espaces de liberté », si prisés dans la musique d’avant-garde, qui amènent à être confronté avec des solutions alternatives et peuvent instaurer le doute. Ainsi, l’interprète de la musique de Carter ne peut se dérober aux exigences de l’écriture. La détermination créatrice du compositeur se conjugue avec la détermination de l’interprète à intégrer cette pensée, à en assumer les difficultés techniques. De l’appropriation qui en résulte découle la liberté de l’interprète, seule condition pouvant traduire ces « improvisations écrites ».
Sérialisme
68Si Carter s’est tenu à l’écart des tendances aléatoires de la musique contemporaine, son intérêt s’est porté plus naturellement sur les courants postsériels qui, comme lui, restaient préoccupés par l’organisation de la musique. Cependant, s’il accorde volontiers un certain crédit à des partitions de Boulez, Barraqué, Nono, Stockhausen ou encore Berio, les œuvres des épigones de moindre envergure lui semblent la plupart du temps dénuées d’intérêt parce que dérivées mécaniquement de Webern. Pour Carter, ce sont les systèmes d’organisation eux-mêmes de la musique sérielle qui sont en cause. Le souci de rationalité a poussé les compositeurs à créer des schémas abstraits conçus de façon déductive par l’application rigoureuse de règles théoriques. Or, aussi ingénieux soient-ils, les événements sonores qui découlent de ces systèmes n’ont, la plupart du temps, aucun sens sur le plan musical. La musique donne une impression de décousu et semble mener nulle part. Le sérialisme intégral, plus précisément, en établissant, par analogie avec le système des hauteurs, des séries de durées et de dynamiques, procède de façon arbitraire, sans tenir compte du sens musical. Cela conduit, dans les cas extrêmes, à des résultats musicaux incompréhensibles qui, en fin de compte, ne se différencient pas de ceux des mouvements néo-dadaïstes. De plus, si certains événements présentent quelque intérêt, c’est bien souvent par hasard, et non en vertu des processus mécaniques mis en œuvre. Ainsi, pour Carter, l’ultra-déterminisme des systèmes sériels court le risque de générer une musique qui, en fin de compte, semble aléatoire, et dont le sens échappe, par conséquent, à l’auditeur. « Par définition, les œuvres les plus abouties communiquent quelque chose, apparemment de façon presque non intentionnelle, alors que beaucoup d’autres consistent en une exposition aléatoire de groupements de sons imprévisibles, avec des oppositions plutôt violentes de hauteur, de vitesse, d’intensité et de couleur. »74
69La pensée de Carter se démarque donc fondamentalement des tendances sérielles de Darmstadt. Elle s’accorde à revendiquer elle aussi l’appartenance à une conception savante et rigoureuse de la musique, mais refuse la confusion entre la rigueur et le déterminisme. La difficile tâche du compositeur est de réaliser une œuvre musicale sur un schéma préétabli, sans hésiter pour autant « à se départir de lui au nom de ce que requiert la pure musicalité »75. Le refus des tendances extrêmes de la musique sérielle de remettre constamment en question le bien-fondé musical d’un système menace l’œuvre d’incompréhension. Carter dénonce, dans cette attitude, un refus de la communication avec l’auditeur, ainsi qu’une absence de prise en compte de la psychologie de l’écoute musicale qui seront toujours, pour lui, des aspects indispensables de la composition. « Selon mon point de vue, chaque tentative procède avant tout d’un désir de communiquer et, en second lieu seulement, d’un désir de ce que j’appellerai “produire du sens musical”. Aussi commence-t-on à utiliser une sorte de système rationalisé ou ordonné, avec le seul souci de réaliser la communication désirée ; celle-ci doit par conséquent être le premier et l’ultime facteur déterminant de tout système musical visant une rationalité musicale authentique ».76
70Carter s’oppose à tout esprit dogmatique qui fige et pérennise la pensée musicale, menaçant les œuvres qui en découlent de la redite, ou de l’enfermement dans le champ clos et aliénant des systèmes. Selon lui, le « sérialisme intégral », dans ses manifestations les plus radicales77, se heurte aux mêmes problèmes et aux mêmes contradictions que ceux rencontrés par les ultramodernes dans les années vingt et trente lorsqu’ils eurent recours à des modèles arithmétiques et des théories souvent arbitraires. La méthode de composition inventée par Joseph Schillinger78, fondée sur des formules permettant d’expliquer la technique de toutes sortes de musique, par exemple, conduit à des impasses dans la mesure où elle « applique à la musique des structures “extrinsèques” dérivées des autres champs de systématisation et de description théorique, tout en ne tenant pas suffisamment compte, le plus souvent, des structures “intrinsèques” du discours musical »79. Aussi complexe et dense soit-il, le langage de Carter est irréductible à une spéculation savante de hauteurs et de durées projetées dans l’espace. La très grande variété des ensembles de hauteurs (diades, triades, tétracordes, etc.), des accords-maîtres, des vastes polyrythmes, arc-boutés sur toute une œuvre, conçus avec une rigueur mathématique, fournissent à l’analyste un matériau quasi inépuisable, où le très haut degré d’organisation n’est jamais pris en défaut. Cependant, ce langage ne cherche jamais à s’auto-justifier, ce que certains effets pervers du sérialisme intégral avaient pu entraîner. L’imbrication inextricable des hauteurs et des durées n’a plus de sens dès lors qu’elle sort du vécu musical, qu’elle quitte son enveloppe corporelle instrumentale, c’est-à-dire dès lors qu’elle est maintenue dans l’étau artificiel d’une simple spéculation hors du temps de l’expérience musicale. Car la musique de Carter est dépendante du drame, donc de l’action. Elle utilise un langage qui ne peut avoir de sens que dans la perception du mouvement des corps sonores.
71Une autre différence fondamentale de Carter avec les musiques postwebériennes réside dans la conception généralement statique du temps musical propre à ces dernières. Si ce statisme de la musique a pu correspondre, chez Messiaen par exemple (lors de la composition de Mode de valeurs et d’intensités en 1949), à une conception philosophique du temps, celle-ci était trop éloignée de la conception dynamique de Carter pour obtenir son adhésion. Le sens de la progression sera, au contraire, une préoccupation constante de Carter, à tous les niveaux de la composition, que ce soit dans le changement entre deux tempi, par exemple, ou bien entre deux accords.
Musique de la mémoire, musique du devenir
72Toute l’activité intellectuelle et artistique de Carter repose sur ce sens de la progression, vécue comme une nécessité fondamentale dont est exempt tout sentiment nostalgique du passé. Cette œuvre qui s’appuie sur une philosophie de l’expérience se nourrit des traditions les plus diverses, sans pour autant être poussée par le besoin de revenir sur ses pas. Si l’on excepte les derniers hommages à Purcell, Ives ou Nancarrow qui parcourent le Premier Quatuor, après cette œuvre, la musique de Carter n’intégrera plus la citation référente ni le pastiche, pas plus qu’elle ne se moulera dans une forme préétablie de quelque style du passé que ce soit. Elle projette constamment de nouveaux desseins, évitant obstinément la redite ou l’autocitation. Critique à l’égard de l’expérimentation arbitraire et gratuite de l’avant-garde, elle le sera tout autant envers son refus – apparent – de la tradition. Pour Carter, « ceux qui ignorent la tradition qui les conditionne automatiquement sont toujours les plus profondément traditionalistes – précisément au sens péjoratif qu’ils s’efforcent d’éviter avec tant de soin »80. Cependant, la peur de l’avenir, de la nouveauté et du changement qu’incarnent souvent les tendances traditionalistes et conservatrices de l’art sont, selon lui, aussi condamnables. « La tradition ne fournit pas seulement un moyen de poursuivre sur une lancée, mais aussi un moyen de s’en détourner »81. Si les Night Fantasies (1980) pour piano se souviennent des Kreisleriana de Schumann et s’approprient leur esprit fantasque et leur intempestivité par l’extrême fragmentation et la discontinuité des événements musicaux, Carter ne cherche pas à renouer avec la vision romantique de l’homme tourmenté, en proie aux forces contradictoires qui l’habitent. La tension, l’émotion qui en résultent sont d’une nature très différente. Malgré la très grande discontinuité « de surface » des nombreux caractères, leur juxtaposition n’entraîne pas des situations romantiques de conflit, mais une coexistence d’individualités qui, en dépit des ruptures, poursuivent leur destin, créant au-delà de la linéarité apparente un contrepoint virtuel. La pensée musicale de Carter se rattache à une idée de la modernité pour partie artisanale ou constructiviste, en filiation directe avec celle de Stravinsky. En revanche, elle s’oppose radicalement à la vision expressionniste et tourmentée de Schoenberg et, par conséquent, à la philosophie d’Adorno, pour qui la création est acte de révolte et la dissonance l’expression d’un Moi aliéné et brisé.
73La musique de Carter est donc à la fois une musique du devenir, et une musique de la mémoire, tant au regard de l’Histoire de la musique que de sa propre histoire. Ainsi, l’œuvre nouvelle de Carter se souvient-elle de son aînée pour mieux s’en écarter. Le Duo pour violon et piano (1974), composé avec l’intention clairement revendiquée de renouveler complètement le genre, peut sembler également rompre avec le Troisième Quatuor (1971) qui le précède, tant le projet est différent. Pourtant, le Duo intègre bien les avancées formelles et le système harmonique hérités du Troisième Quatuor. Mais à la stratification de mouvements/caractères collés les uns aux autres dans chacun des deux duos du quatuor succède une stratification de formes en devenir. La musique jouée par le violon ne se présente pas comme une succession de mouvements, mais comme une longue ligne continuellement développée, constituée en fait de brèves phrases de caractères variés. Tout au long de l’œuvre de Carter, le rappel du passé n’est que l’émergence d’un moment de sa propre histoire, subissant l’irrépressible poussée en avant, l’inexorable marche de son propre devenir.
Libre et américain
74La musique de Carter repose sur des valeurs simples mais fondamentales : expérience, rigueur, organisation, indépendance et liberté, qui se retrouvent à tous les niveaux. En amont de la composition elle-même, elles ont permis à Carter de s’ouvrir à un vaste champ d’influences musicales, irrigué en permanence par les autres arts et la littérature. De ce brassage de cultures, de cette exceptionnelle curiosité d’esprit qui le pousse autant à puiser dans les racines profondes de l’histoire qu’à s’ouvrir aux innovations de son temps, Carter acquiert, après de longues années de maturation, ce que l’on pourrait appeler une forme de sagesse artistique qui, à partir du Premier Quatuor, lui ouvre la voie d’une œuvre véritablement personnelle, authentique. Loin des dogmes et des modes, il élabore alors son propre langage, système à la fois rigoureux et fortement structuré, mais néanmoins ouvert, capable d’évoluer au fil des œuvres, poussé par les seules nécessités du projet musical, de la réalisation de cette dramaturgie de l’écriture instrumentale.
75L’originalité et l’indépendance de la pensée de Carter en font-elles pour autant un compositeur marginal ? Le regard très critique et l’attitude distante qu’il a pu avoir à l’égard des principales tendances de la musique avant-gardiste de l’après-guerre et sa préférence pour d’autres domaines pourraient être interprétés comme un repliement sur soi. De même, le recours à des instruments n’utilisant que des modes de jeu très traditionnels et le rejet des nouvelles technologies pourraient témoigner d’une attitude conservatrice. Sans doute faut-il chercher la réponse dans le fait que le besoin de modernité de Carter, qui l’a constamment habité depuis ses années d’études, bien que poussé par le désir d’échapper au conservatisme de la musique américaine, n’était pas dicté par un esprit à la fois révolté et conquérant. Son attitude se différencie ainsi des comportements souvent iconoclastes de la génération de Darmstadt, née des décombres de la guerre. Carter n’apparaît pas comme le chef de file d’une génération, d’une communauté d’idées ou d’une nation, pas plus qu’il n’est l’héritier d’une seule tradition. Sa pensée musicale a conquis cette liberté et cette indépendance dans l’exploration et l’assimilation d’horizons culturels d’époques différentes où s’abolit la distance entre l’ancienne Europe et le Nouveau Monde.
76L’idée, communément admise, selon laquelle Carter peut être considéré comme le plus européen des compositeurs américains, par une arbitraire opposition aux courants répétitifs ou aléatoires, considérés à tort comme plus authentiquement américains, est une image réductrice. La dramaturgie de l’écriture instrumentale, fondée sur une stratification de temps dans lesquels évoluent des identités musicales en continuelle progression, doit autant à l’héritage de Ives et aux ultramodernes américains qu’à Debussy, Stravinsky ou aux contrapuntistes du Moyen Âge et de la Renaissance. S’il existe bien une identité américaine de la musique de Carter, elle se situe au-delà de la revendication stérile d’un quelconque nationalisme, dans la nature profondément originale et indépendante de sa pensée. Malgré le conservatisme musical de l’Amérique, qui n’a pas su exploiter son potentiel artistique, obligeant ses plus grand talents à aller chercher une reconnaissance en Europe, il existe paradoxalement un sentiment américain plus progressiste, où l’importance du présent et de l’expérience revêtent une valeur particulière. Il s’y imbrique étroitement le refus de la nostalgie conservatrice du passé, la générosité, et l’espoir dans l’avenir. Dès lors, être américain signifie créer, entreprendre ce que l’on désire avant tout. Être américain est suffisant en soi, et le caractère américain devient alors son propre caractère, ce moi en train de créer sa propre œuvre, quels que soient les choix. Pour Carter, ce qu’il a envie de composer est par là-même de la musique américaine. « Si ma musique est considérée comme américaine, c’est parce que c’est ma musique et parce que je suis américain. Le caractère de la société et de la culture américaine est si diffus et si confus qu’aujourd’hui il est presque impossible de mettre une étiquette à un compositeur américain (...). Je n’ai jamais pensé cela, dans les années récentes, comme étant américain ; j’ai juste pensé que j’avais plutôt écrit de la musique que j’aimais et que je pensais qu’il était important d’écrire. C’est peut-être en elle-même une manière américaine de penser. »82
Notes de bas de page
1 Allen Edwards, « Une conversation avec Elliott Carter », dans : Entretiens avec Elliott Carter, Genève, Contrechamps, 1992, p. 12.
2 Revue périodique éditée à Chicago de 1880 à 1929.
3 Elliott Carter, « Souvenirs de Charles Ives », dans : La Dimension du temps, Genève, Contrechamps, 1998, p. 77.
4 Allen Edwards, op. cit., p. 12.
5 Ibid., p. 15.
6 Alfred North Whitehead, Procès et réalité, essai de cosmologie, traduit de l’anglais par Charles Daniel, Paris, Gallimard, 1995 (l’édition originale est parue en 1929).
7 Elliott Carter, « Variations for Orchestra (1955) », dans : The Writings, Bloomington and London, Inidana University Press, 1977, pp. 308-309.
8 Allen Edwards, op. cit., p. 19.
9 Enzo Restagno, op.cit., p. 19.
10 Allen Edwards, op. cit., p. 25.
11 Il nous paraît intéressant de souligner que l’organisme humain occupe également une place très importante dans Ulysse de Joyce : « Entre autres choses, mon livre est l’épopée du corps humain. (...) Dans mon livre, le corps vit, se meut dans l’espace, il est la demeure d’une personne humaine complète. Les mots que j’écris sont adaptés pour exprimer d’abord l’une des fonctions puis une autre. Dans Lestrygons, l’estomac domine et le rythme de l’épisode est celui des mouvements péristaltiques ». Cité dans : Jean-Michel Rabaté, James Joyce, Paris, Hachette, 1993, p. 115.
12 Enzo Restagno, Elliott Carter : In Conversation with Enzo Restagno for Settembro Musica 1989, traduit de l’italien par Κ. Silberblatt Wolfthal, New York, Institute for Studies in American Music, 1989, p. 53.
13 Ibid., p. 42.
14 Ibid., p. 10.
15 Il est à noter que Carter se sent en fait plus proche d’Héraclite que de Platon, à qui il reproche d’être opposé à l’idée de perpétuel changement.
16 Jean-Michel Rabaté, James Joyce, op. cit., p. 199.
17 « Ulysse, comme le sera Finnegans Wake sur une bien plus vaste échelle, doit être lu comme une gigantesque imbrication de contrepoints. Celui des mythes où l’Odyssée n’est pas seule en cause (où Stephen est Dédale, mais aussi Icare, Hamlet, Shakespeare, Télémaque, et Bloom, tour à tour Ulysse, Orphée, Christ ou Juif errant), conjugués aux réalités que constituent les emplois du temps respectifs des deux protagonistes. Réalités qui s’entrecroisent à maintes reprises, selon la progression d’une logique narrative qui n’est pas sans analogie avec celle du Deuxième Quatuor de Carter. » Stéphane Goldet, « Distant Music », « Dossier Elliott Carter », Paris, Entretemps n° 4, juin 1987, p. 71.
18 Allen Edwards, op. cit., p. 56.
19 Voir exemple 21, chapitre III.
20 (...) music heard so deeply
That it is not heard at all, but you are the music
While the music lasts.
T. S. Eliot, Four Quartets, « The Dry Salvages », V. 214-216. Édition bilingue, Paris, Éditions du Seuil, 1969.
21 Allen Edwards, op. cit., p. 53.
22 David Schiff, The Music of Elliott Carter, London, Eulenburg, 1983, p. 24.
23 Elliott Carter, « La musique et l’écran du temps », dans : La Dimension du temps, op. cit., p. 165. Dans cet article publié en 1976, Carter évoque les quatre aspects du temps que sont : 1) la durée pure bergsonienne, 2) le temps psychologique, 3) le temps mesuré, 4) le temps musical.
24 Thomas Mann, La Montagne magique, Paris, Arthème Fayard, Le livre de poche, chapitre VII, p. 271.
25 Time present and time past
Are both perhaps present in time future,
And time future contained in time past.
T. S. Eliot, Four Quartets, « Burnt Norton », I. 1-3.
26 David Schiff, op. cit., p. 198.
27 Thomas Mann, op. cit., chapitre IV, p. 157.
28 Ibid., p. 158.
29 Ibid.
30 Il s’agit du chapitre VII qui, dans la traduction française de Maurice Betz, porte le titre « Promenade sur la grève ». La Montagne magique, op. cit., pp. 270-280.
31 Elliott Carter, « String Quartet N° 1 (1951) and N° 2 (1959) », The Writings, op. cit., pp. 270-280.
32 Elliott Carter, « Le cas de Monsieur Ives », dans : La Dimension du temps, op. cit., pp. 21-26.
33 Allen Edwards, op. cit., p. 31.
34 Au début de son Quatuor (mes 27-32), Carter cite son maître et ami en faisant entendre les thèmes initiaux de la Première sonate pour violon de Ives.
35 Anne Shreffler, « Elliott Carter and his America », dans : « Carter 85th », Sonus, Cambridge, 1994, p. 52.
36 Elliott Carter, « La base rythmique de la musique américaine », Genève, Contrechamps n° 6, avril 1986, pp. 106-111. Repris dans : La Dimension du temps, op. cit., pp. 123-130.
37 Elliott Carter, ibid., p. 128.
38 Le Deuxième Quatuor, comme beaucoup d’œuvres de Ives, se présente comme une œuvre à programme illustrant les liens entre quatre hommes qui, selon les propos du compositeur, « conversent, discutent, débattent (de politique), se battent, se serrent la main, se taisent – puis gravissent le flanc de la montagne pour aller voir le firmament ».
39 Carter a été, à ce sujet, particulièrement élogieux envers le mouvement « Emerson » de la Concord Sonata (naguère si critiquée) : « tout le matériau des motifs est fortement organisé et étroitement interconnecté tout comme le matériau harmonique ». Allen Edwards, op. cit., p. 31.
40 David Schiff compare Ives et Carter en ces termes : « La musique de Ives (à son meilleur) est photographique comme par enchantement, celle de Carter est passionnément philosophique ». David Schiff, op. cit., p. 19. Le sens de la continuité étant un atout majeur de la musique de Carter, nous serions tentés de dire que, si la musique de Ives est photographique, alors celle de Carter est plutôt cinématographique...
41 Signalons que Gyôrgy Ligeti manifeste également un très grand intérêt pour cette musique, allant même jusqu’à considérer Nancarrow comme un des compositeurs les plus importants de son époque.
42 W.Jonathan Bernard, « An Interview with Elliott Carter », dans : Perspectives of New Music, summer 1988, p. 199.
43 David Schiff, op. cit., p. 13.
44 Elliott Carter, « Les trois dernières sonates de Debussy », conférence à Princeton University en 1959, dans : La Dimension du temps, op. cit., p. 115.
45 Allen Edwards, op. cit., p. 42.
46 Claude Ballif, Voyage de mon oreille, Paris, Bourgois, 10/18, p. 165.
47 Enzo Restagno, op.cit., p. 40.
48 Allen Edwards, op. cit., p. 31.
49 Dictionnaire Robert, article « Substance ».
50 Allen Edwards, op.cit., p. 46.
51 Ibid., p. 47.
52 Charles Rosen, « un entretien avec Elliott Carter », dans : Entretiens avec Eliott Carter, op. cit., p. 99.
53 Allen Edwards, op. cit., p. 30.
54 Dans : Les nouvelles littéraires, décembre 1983.
55 Allen Edwards, op. cit., p. 30.
56 Voir exemple 20, chapitre III.
57 Allen Edwards, op. cit., p. 18.
58 Ibid., p. 20.
59 Enzo Restagno, op. cit., p. 63.
60 Elliott Carter, « Lettre d’Europe », dans : La Dimension du temps, op. cit., p. 37.
61 On peut également mentionner la petit pièce pour quatuor à cordes, Fragment (1995) ainsi que l’« Adagio sereno » du Cinquième Quatuor (1995) qui jouent sur le timbre des harmoniques.
62 Benjamin Boretz, « Conversation with Elliott Carter », Perspectives of New Music, spring-summer 1970, p. 6.
63 Ibid.
64 Allen Edwards, op. cit., p. 41.
65 David Schiff, op. cit., p. 194.
66 Ibid., p. 212.
67 Enzo Restagno, op.cit., p. 10.
68 Ibid., p. 43.
69 Ibid., p. 52.
70 Ibid., p. 88.
71 Allen Edwards, op. cit., p. 43.
72 Ibid.
73 Elliott Carter, « Lettre d’Europe », dans : La Dimension du temps, op. cit., p. 39.
74 Ibid., p. 37.
75 Enzo Restagno, op. cit., p. 52.
76 Allen Edwards, op. cit., pp. 44-45.
77 Nous tenons à préciser que cette critique épargne la plupart des grands compositeurs de cette période tels que Boulez, Nono, Stockhausen, par exemple, qui abandonnèrent toute position radicale dès le début des années cinquante, mais concerne les épigones, souvent de moindre talent, qui continuèrent à perpétuer des systèmes « parfaits » mais stériles.
78 Joseph Schillinger, The Schillinger System of Musical Composition, New York, Carl Fisher, 1946, pp. 1-95.
79 Elliott Carter, « L’Expressionnisme et la musique américaine », dans : La Dimension du temps, op. cit., p. 157.
80 Allen Edwards, op. cit., p. 42.
81 Ibid.
82 Jonathan Bernard, « An Interview with Elliott Carter », op. cit., p. 190.
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