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D’autres possibilités d’écoute

p. 544-559


Texte intégral

1Je n’ai rien préparé, pour illustrer ces « autres écoutes » dont je voudrais parler, qu’une typologie variée de fragments. Mon exposé n’offrira rien de continu, ni de cohérent. Il ne propose en effet aucune logique, aucune rationalité. Ces fragments expriment surtout la théorie d’« actes de penser » [pensari] variés et différents. Des idées de physiciens, de philosophes et de théologiens, en plus de quelques fragments sonores obtenus expérimentalement dans le studio live electronics de Freiburg im Breisgau – un studio, celui de Freiburg, où je travaille depuis plus de cinq ans. Ce sont des fragments entre lesquels je ferai naturellement des choix, en sachant parfaitement que le choix que l’on fait n’est jamais le meilleur. En plus de ce choix que l’on fait, il en existe d’autres, probablement plus intéressants. Ainsi l’entendait, dans sa poétique, celui qui n’était pas musicien, mais que je considère comme un maître de la composition musicale : Robert Musil. Le choix que l’on fait n’est pas unique, n’est pas l’unique, le choix exclusif, et n’est même jamais ni le plus parfait ni le plus perfectible ; il y a toujours d’« autres » choix possibles qui sont laissés de côté et qui sont souvent « supérieurs » au choix effectué, par leur importance et leur intérêt.

2J’essaierai, au moyen de ces fragments, d’accomplir un parcours approprié pour tirer au clair quelques idées de rapports, de relations et de ruptures. Cela pour chercher à décrire aussi la manière dont je travaille, et que d’autres jeunes ont commencé à expérimenter dans le studio de Freiburg, à l’Ircam de Paris ou dans le studio de Stanford, à Princeton ou à Harvard… Avant tout, une très brève affirmation introductive : nous avons déjà passé, dans l’histoire de nos « écoutes », les frontières d’un spectre acoustique de sons « connus » ; nous sommes pour le moins en train d’abandonner ce spectre.

3Mon idée est partagée – et cela me fait plaisir – par un très jeune compositeur qui travaille et étudie à Princeton : Marco Stroppa – venu de Venise, où il s’est formé auprès de Vidolin ; il est allé à Paris pour étudier avec Boulez ; il travaille maintenant avec une rigueur scientifique et humaine extraordinaire.

4Briser le débris. Il existe aujourd’hui bien du « débris » : le débris peut être « en tant que tel » ou « à recomposer » (comme dans la pensée de Massimo Cacciari). Les fragments que je vous ferai écouter sont des matériaux qui, brisés, sont prêts à se soumettre à ma tentative de « recomposition ».

5J’entre toujours dans le studio de Freiburg « sans idées ». Sans programme. C’est fondamental parce que cela signifie l’abandon total du logocentre, la perte de ce principe selon lequel une idée devrait toujours être l’antécédent de la musique. L’idée comme ce qui doit être réalisé ou exprimé dans la musique. Ou l’histoire qui doit être racontée « en musique ». Ce que je dis doit naturellement être discuté, comme toute chose, pour des « oppositions ». Toutes ces pensées me sont personnelles. Je sais pourtant que d’autres pensent et travaillent de cette manière. Dans le studio – je l’ai dit –, on entre. Des instruments de musique sont à disposition, et l’on commence à agir selon deux méthodes différentes : la première est celle de la physique acoustique. À Freiburg, il y a Hans Peter Haller, professeur de physique qui enseigne à l’Université de Bâle et « dessine des diagrammes et des graphiques physico-acoustiques » relatifs à ce que l’on peut faire en studio avec les différents instruments à disposition. Instruments aussi bien analogiques que numériques. Nous avons, à Freiburg, toutes sortes d’ordinateurs – nous ne connaissons pas encore un ordinateur particulier qui vient d’arriver. Nous travaillons dans le studio comme si nous étions des gnostiques : intuition immédiate, médiate, instrumentation et recherche. La connaissance du philosophe hollandais Brouwer m’a conduit à cela. Brouwer, l’intuitionniste des mathématiques, le philosophe qui affirme la nécessité de la « perception de la mutation1 ». La perception des changements : nous vivons une époque de mutations, de transformations et de brisures incessantes. Nous nous acheminons sans cesse vers la configuration du microcosme et la miniaturisation de tous les instruments. Rubbia2, avec ses « particules », nous a indiqué la voie du travail sur les microstructures, lequel ne peut être différé. Et moi, musicien, je pense alors aux micro-intervalles musicaux. Tout cela induit une infinité de problèmes à résoudre, de difficultés presque infinies, pour nous aussi qui travaillons perception et écoute. Parce que, comme je l’ai dit, nous sommes sortis du champ acoustique des sons connus, déjà connus et consommés. D’autres jeunes ou moins jeunes le répètent avec moi et insistent en affirmant que ce monde est fini. Celui qui étudie et travaille aujourd’hui l’informatique travaille dans un domaine totalement différent : dans ce domaine, le son « est fait avec le son ». Cette affirmation peut ressembler à une tautologie, mais elle a une signification profonde à découvrir pour éliminer tout automatisme en soi ou pour soi. On écrit beaucoup de choses sur l’ordinateur (et sur la relation de l’ordinateur avec la musique, et vice versa). Ce ne sont que des banalités journalistiques : pourquoi ? Peut-être pour faire vendre la technologie comme si c’était une marchandise, une boîte de conserve de tomates ou un appareil électroménager ? Rappelons-nous : n’importe quel son de l’ordinateur est fait, comme je l’ai dit tout à l’heure, « avec le son ». On part du son. De ce qu’est le son. De comment « qualifier » le son. De comment réverbérer le son. De comment l’espace « compose » le son. De comment l’espace intervient dans la transformation du son. De comment le son advient dans l’espace, précisément dans la dimension combinatoire des différents sons, selon les différentes typologies de l’espace.

6L’écoute nouvelle s’est faite « difficile », parce qu’elle est complexe et variée. Elle s’est faite difficile sur le plan sélectif, sur le plan de la psychophysique. Le son « fatigue » par ses infinies tensions. C’est un problème, très ouvert, qui se reproduit continuellement.

7Bande : premier extrait. Il s’agit d’un violoncelle dont les quatre cordes sont accordées, initialement, sur sol3. (C’est-à-dire d’un violoncelle qui n’est pas accordé en quinte, comme d’habitude.) Ces quatre cordes accordées sur sol s’harmonisent entre elles selon des différences micro-intervalliques, de sorte qu’il n’existe pas un sol unique, selon l’échelle chromatique, tonale ou modale, classique. L’instrument est joué par une seule personne, mais avec deux archets : un archet « dessous » donc, qui frotte les première et quatrième cordes ; le second, « dessus », pour les deuxième et troisième cordes. Nous avons donc une harmonisation micro-intervallique sensible entre les quatre cordes. La diversification, très forte, est déterminée par l’utilisation de l’archet (des deux archets), qui est (sont) « manœuvré (s) » (dans le vrai sens du terme) de manière autonome. Les deux archets ne jouent pas de la même manière – nous avons les crins dessus et les crins dessous. Il est en effet possible de jouer de manières différenciées : archet dessus « sur la touche », archet dessous (crin ou bois !) « sul ponticello »… Ce qui change complètement les types de qualité du son, ce qui change les partiels, ce qui change la composition, et ce qui change le caractère, continuellement. Il est possible d’utiliser un des archets de manière percussive, sur les cordes, pendant que l’autre continue à jouer en frottant. Autrement dit, en alternant et en s’altérant jusqu’au son non unique.

8En plus de ce son non unique, nous pouvons aboutir à une technique importante dite du delay (retard) ; une technique utilisée très fréquemment par les musiciens rock : on « enregistre » le son qui est rendu perceptible avec un déphasage, un retard. La différence entre son utilisation au studio, à Freiburg, et une utilisation plus courante, tient dans le fait que le retard peut être porté à une demi-seconde, et donc, que l’on peut manipuler ce retard d’un minimum de fractions centésimales de seconde à des durées beaucoup plus importantes, proches de la minute. Il est possible, par cette opération, de régler infiniment l’intensité du matériau enregistré. Il est possible d’y « faire des pauses », de l’attaquer ; il est possible d’augmenter sa vitesse, de sorte que le delay ne soit pas, à son origine, un « enregistrement » de type canonique. Il y a in nuce une liberté incroyable dans l’utilisation de cette technique. Une liberté aussi bien de l’opérateur technique (qui est le véritable interprète) que de l’interprète (qui est le véritable technicien) – interprète et technicien qui peuvent transformer quant à eux ce qui leur parvient déjà transformé. Nous avons alors une ouverture de deux champs de possibilités de transformations : l’une naturelle (l’intonation « différenciée » sur les cordes du violoncelle), l’autre artificielle (dans le delay) ; non sans la possibilité ultérieure d’autres interventions informatiques sur le tout.

9Bande : deuxième extrait. Questions : quel « temps » écoute-t-on ? Quel est le son que l’on écoute ? Quel type de son, qualitativement, écoute-t-on ? Quels intervalles, quelles gammes ? Toutes ces questions rendent particulièrement problématique le travail du compositeur, mais le mettent aussi face à de grands champs de possibilités. Je les appelle possibilités et non nouveautés, ou « nouveaux matériaux ». Je préfère entendre la « possibilité » dans son versant subjectif : d’autres possibilités veulent dire pour moi une autre oreille pour entendre les sons émis. Même s’il est possible de les reconnaître avec précision en utilisant un instrument numérique, lui aussi à disposition : le sonoscope – un analyseur qui utilise trois ordinateurs et avec lequel je « vois » sur l’écran ce que j’entends, je vois le son par tranche d’événements longs d’un quart de seconde, je vois ainsi comment le son est composé-coloré, je vois le son noir et dans différents gris, jusqu’au blanc (le son réel, fondamental, est noir) –, tout ceci m’amène à accroître mes capacités de perception auditive et à faire la connaissance du son comme d’un système composé d’harmoniques, de partiels et d’éléments fortuits insérés… Après une période d’expérience, il est possible, et non plus « difficile », de découvrir avec surprise d’autres partiels dans les sons, d’autres éléments (par exemple très aigus) que l’on n’écoute pas normalement, et d’autres « modes de jeu » ; autour de ces « modes », je peux entendre ce qui se produit vraiment dans les « résistances » du matériau de l’archet et du chevalet, de la touche, du crin ou du bois sur la corde. Tout est une question de redécouverte, d’immédiateté ou de précision dans l’expérience de « ce que l’on entend » d’une manière routinière, dans les concerts et les disques notamment, et de « ce qu’on n’entend pas », mais qu’il y a et que l’on « doit entendre ». Je m’interroge très souvent sur ce que l’on « écoute » et sur la manière dont on « écoute » dans le monde. Je voudrais être à ce sujet un peu polémique. Par exemple : j’entends dire que le Maometto II de Rossini est un opéra extraordinaire, et puis on me dit aussitôt que l’orchestre jouait mal et que le chef était très mauvais, pire que médiocre. Alors, je me demande : « Qu’avez-vous écouté ? Comment avez-vous fait pour juger que l’opéra était bon ? ». Quels préjugés sont en jeu ? Quels intérêts ? En somme, écoute-t-on le Maometto II ou a-t-on en tête des catégories, des préjugés et des partiels de sens qui sont ainsi utilisés sans scrupules, comme cela vient ? Tous les moyens pour réussir à entendre ce qu’« il n’y a pas », et vice versa ?

10La question du temps : il y a tellement de temps différents. Les temps correspondant aux durées de chacun des sons originaux ou des partiels qui se superposent, brefs, courts, longs, tenus, mobiles ou transformés – parce que quelque chose se produit aussi dans le temps, quand on passe de la « table » à l’« archet » ou au « bois » : parce que les durées des différents types de son se différencient. Il y a tellement de temps. C’est un problème d’aujourd’hui, au moyen duquel notre capacité, la capacité de notre oreille, doit aussi se rendre plus sensible à l’ordre temporel – et elle peut le faire. Notre oreille devra saisir les nombreux et les différents signaux du son-temps. Il est clair que l’on dépassera ainsi ou que l’on abandonnera ainsi la manière autoritaire et totalisante de l’écoute d’un seul temps, d’une seule source privilégiée. Toute la question de l’espace sonore, je la laisse de côté, pour la suite de mon intervention.

11Bande : troisième extrait. Ce que vous entendez maintenant est quelque chose de semblable au chant d’un oiseau qui émet un mi suraigu. Écoutez non seulement le mi de l’oiseau, mais aussi ce qui suit ce son et en dérive. Je vous ai fait entendre tout à l’heure le violoncelle seul, joué d’une manière un peu particulière, mais « naturelle », réelle. Puis, je vous ai fait entendre ces mêmes sons traités avec le delay. Maintenant, on entend ici l’intervention d’un autre type de transformation : les filtres. Avec le vocoder, on analyse le son, donc on le synthétise et on le passe aux autres instruments. Ce signal en effet, reconnu puis synthétisé, peut être soumis au filtrage. Dans ce cas particulier, celui de notre exemple : les filtres sont « inversés ». Il est ainsi possible que la partie aiguë, filtrée, du spectre, au lieu de rester un son aigu, se révèle grave, à l’écoute. Ou vice versa. Cela s’est déroulé dans le temps, après l’émission du son.

12La transformation n’est ni simple ni mécanique. Je voudrais insister sur ce point : ici, il n’y a rien de « mécanique », jamais. La révolution mécanique s’est déjà produite par le passé ; on vit maintenant la révolution informatique. Qui est une révolution de « transformation ». Tout arrive parce que l’on transforme et selon la manière dont on transforme. Rien n’advient en vertu d’un mécanisme préétabli.

13Le son ainsi synthétisé est diffusé par différents haut-parleurs. On introduit alors un autre filtre (de seconde ou de quinte). Le filtre opère sur le spectre : le filtre de seconde ou celui de quinte opèrent avec une grande disparité de comportements dans l’amplitude totale du spectre acoustique. Que signifie l’inversion du filtre ? Elle signifie que ce qui passe à travers le filtre aigu est transféré dans le grave, et que ce qui passe à travers le filtre grave est transféré dans l’aigu. Par exemple : vous avez toujours, presque toujours, entendu que ce signal-son aigu, transféré dans le grave par le filtre des aigus, n’« a » pas ce son grave en soi : après le filtrage, le matériau acoustique sur lequel agir n’existe pas. N’existerait pas. Dans le studio de Freiburg, nous avons découvert que si l’archet doit frotter une corde déjà vibrée vibrante, comme cela arrive souvent dans les orchestres où les cordes sont toujours jouées avec un certain vibrato, le filtre restitue différentes fréquences graves et inouïes du son : un autre signal, une espèce de parlato. Dans ce cas, en filtrant le son d’un violoncelle, dans les aigus, on obtient, à partir des sons manquants, des signaux résiduels qui réussissent à donner l’idée d’une espèce de parlato, d’une authentique « phrase » dans une langue incompréhensible. Toutefois, une chose est de jouer du violoncelle, puis d’entendre le son filtré dans l’aigu ou dans le grave. Une autre est de suivre ces transformations selon différentes fonctions temporelles. À différents intervalles de temps depuis le commencement de la transformation, jusqu’à l’intervalle zéro ou en temps réel. Qu’advient-il dans ce cas ? Qu’écoute-t-on ? Le violoncelle ou le filtre ? L’auditeur s’écoute lui-même dans la transformation instantanée du son qui est le sien. Ce qui veut dire que l’interprète peut réagir à lui-même, à son propre son déjà transformé, qu’il n’est plus un interprète qui exécute une partie donnée unique. La partie donnée sera écrite d’une certaine manière, en pensant à sa possible transformation. Les compositeurs flamands, quand ils réalisaient des canons énigmatiques ou quand ils composaient des messes sur un tenor fixe, utilisaient des procédés assez semblables. Le musicien de cette époque étudiait les mathématiques, la physique, l’astronomie et la logique. Ces longues périodes d’étude élargissaient les dimensions de sa pensée musicale. L’enseignement musical d’aujourd’hui est indécent, parce que sa didactique ne concerne que les enseignements de ce que l’on sait déjà. (Je suis allé en Espagne au cours des derniers mois, et je me suis rendu compte des conditions dans lesquelles se trouvent les conservatoires espagnols : c’est pire que les nôtres.) J’ai dit que l’enseignement et l’apprentissage se sont arrêtés à l’idée qu’enseigner et apprendre signifient enseigner et apprendre ce que l’on sait déjà. L’école est répétitive, incapable de découvrir les secrets du passé, seulement prête à contrarier et à bloquer, chez les jeunes, la curiosité et l’intérêt pour ce qu’il y a d’« autre », de différent et de non connu, dans l’hier-aujourd’hui-demain. C’est une situation que Roland Barthes, dans sa leçon inaugurale au Collège de France4, en 1977, essaya de clarifier, en disant qu’à un âge en succède un autre au cours duquel on enseigne ce que l’on ne sait pas, à la recherche du moment où, en expérimentant, on trouve. Maintenant, peut-être est-ce notre âge qui connaît la nouvelle expérience fondamentale : celle du « désapprendre », du « ne-plus-savoir » ce que l’on sait, et du « laisser travailler l’oubli », afin que s’accomplisse l’imprévisible remaniement de la sédimentation des cultures et des croyances que nous avons traversées.

14Ici, tout se retourne. En un certain sens. Tout se retourne, partout où s’ouvrent de nouvelles possibilités de se rappeler l’oublié ? Selon moi, la question n’est pas d’accomplir des actes de rupture, mais de rechercher plutôt d’« autres continuités » : fenêtres et portes qui s’ouvrent grandes à l’improviste. À ce sujet, l’interprétation que Massimo Cacciari propose du Procès de Kafka est intéressante5 : la tragédie de ce « procès » est que les portes et les fenêtres sont ouvertes, la tragédie vécue s’accomplissant dans la nécessité de faire face à ces possibilités et de les affronter : comment aller au-delà, comment et que faire à partir de là, qu’inventer dans ce champ de possibilités ? Pour nous, musiciens d’aujourd’hui, la tragédie tient justement au fait de passer à l’utilisation effective de ces instruments à disposition, novateurs, informatiques : comment agir en nous libérant de tous les modèles, en nous libérant de ce qui a déjà été et de ce qui est déjà connu, imposé, maintenu en vie à dessein, et défendu comme une citadelle d’on ne sait quoi ? Ouvrir à toutes les possibilités, avec tout le potentiel que nous avons en nous-mêmes, non seulement dans les oreilles, non seulement dans le grand champ de la perception, mais dans la vie de notre esprit et de nos « actes de penser » infinis.

15La musique n’est pas que composition. Elle n’est pas artisanat, elle n’est pas métier. La musique est pensée. Tous les grands auteurs de traités musicaux, du IXe siècle et d’après, italiens, vénitiens, arabes et hébreux, auteurs que l’on s’obstine, malheureusement, à ne pas étudier, soutenaient et confrontaient théories et visions des différents modes et des différents mondes pour concevoir la musique. Sur cette diversité précisément, et sur cette variété, extrême, du possible pensable, écrivait Giordano Bruno : les étoiles fixes, les « autres » soleils infinis et les « autres » systèmes planétaires. Chacun de ces mondes est et doit être différent. Ou mieux, disons-le à l’aide d’un mot très courant, journalistique, et que nous utilisons tous souvent : chacun de ces mondes est pluriel (ou dans la pluralité).

16Je pense toutefois qu’il convient de parler maintenant de diversité et de conflit, d’altérité et de différences comme de principes capables de provoquer drames et tragédies (dans le domaine musical, « dans » la musique et non « en » musique). À une époque où l’on cherche à tout « ajuster » et où l’on signe des accords entre superpuissances alors que continuent les guerres ouvertes – massacres et désastres humains qui se perpétuent –, celui qui essaiera de briser cette règle du jeu, de la violer, et qui, par sa désapprobation, essaiera de découvrir d’autres règles dans d’autres jeux, sera mis au ban, comme cela s’est toujours produit, depuis l’Antiquité jusqu’à aujourd’hui. Mis au ban et oublié. Comme cela a été le cas pour Nicola Vicentino, qui étudiait aussi l’utilisation des quarts de ton dans la composition. Pour le père Kircher, qui a laissé à ses vastes traités la pensée d’une musique « chromatique » infinie, douée de micro-intervalles et de fonctions intervalliques ouvertes, une musique qui n’a jamais existé. Dans ces traités, dans ces théories, nous retrouvons le signe de l’engagement pour un véritable rapport de l’art à la nature et à la matière indéfinie. Réverbérations ; résonances ; les différents modes de diffusion du son ; les transformations du son exclues de l’étude de la musique et de la composition. Idées confinées dans de vieux livres, parmi les théories proliférantes des savants. Ou curiosité : voir la réelle influence sur la musique des autres éléments, en plus de l’air : par exemple l’eau. Je pense à Matthias Grünewald, le peintre du magnifique et impressionnant autel d’Issenheim6 : il était ingénieur en hydrologie de profession. À cette époque, l’eau n’était pas étudiée exclusivement pour activer les puits ou pour rationaliser la vie hygiénique, mais elle était utilisée pour créer des transformations naturelles, parfois sonores ; elle était aussi étudiée en relation avec la recherche acoustique. Nous connaissons des travaux d’ingénierie en hydrologie destinés à la création d’événements musicaux. Des statues et des fontaines qui étaient mises en mouvement et transformées en sources sonores par des solutions et des inventions en rapport avec le mouvement des eaux, auquel elles étaient liées. Le soleil chauffait l’eau qui actionnait les statues, lesquelles produisaient des sons, automatiquement. Comme à Heidelberg, dans les jardins du palais du Palatinat. C’étaient des arts de l’eau – des arts qui étaient pratiqués par des ingénieurs, des peintres et des sculpteurs qui vivaient au contact idéel avec les éléments de la nature.

17Ce n’est qu’un souvenir : cette culture et ce savoir ont maintenant disparu et nous désirons les voir renaître.

18Autres choses et autres questions : le piano, le pianissimo. La difficulté que nous éprouvons aujourd’hui à rendre exécutable et perceptible, dans un son pianissimo, les quatre, cinq, voire plus, articulations possibles du p, à faire entendre les différences minimes de la quantité du son : un piano, un forte, deux forte, trois forte, quatre forte… Tout cela est une problématique que l’on relie aux arts de l’interprétation et aux dimensions d’écoute presque disparues. Selon moi, seuls Carlos Kleiber, Claudio Abbado, le Quatuor LaSalle, le Quatuor Arditti, Maurizio Pollini et Pierre Boulez savent encore rendre cette différence de la dynamique, qui a pour conséquence, dans l’écoute, la sensation de la « différence » qualitative des sons. (Comme quelque chose qui, une fois rendu, est écouté et écoutable de plusieurs façons.) Cela a été une grande surprise pour nous tous lorsque le flûtiste Roberto Fabbriciani, qui travaille, étudie et collabore avec moi depuis des années, comme Ciro Scarponi, Giancarlo Schiaffini et certains élèves, très jeunes, de l’école de musique de Freiburg, a réussi à jouer d’une flûte normale dans le registre « grave » et « le plus piano possible ». C’est là, au cours de cette expérience, que nous avons découvert l’infinité des articulations dynamiques du son.

19Bande : quatrième extrait. Du point de vue musical, il résulte de ces écoutes quelques faits extraordinaires. Primo : quand ces amis jouent en s’échangeant leurs parties, on ne réussit plus à entendre lequel d’entre eux joue : la flûte, la clarinette (Scarponi) ou le tuba (Schiaffini). Parce qu’aucun de ces instruments ne conserve ses « partiels » – autrement dit, les sons harmoniques qui caractérisent le timbre spécifique de l’instrument. Ces sons ont – et cela, nous l’avons découvert par l’analyse sonographique immédiate – une forme d’onde pure, sinusoïdale. En d’autres termes, ils sont complètement privés de timbre.

20Dans d’autres sonographies de ces « moments de son », on lit une espèce de filet à peine reconnaissable, constitué de peu de signes, dans le registre aigu. De petits signes qui correspondent aux mouvements infimes et impromptus de la lèvre sur l’embouchure. Pour la première fois donc, contre ce que l’on enseigne habituellement, il se vérifie que les instruments à vent peuvent « ne pas avoir d’harmoniques » ; ce qui bouleverse le concept global de « nécessité du timbre ». Ce qui ouvre totalement le champ du possible pour les nouvelles compositions ; en ouvrant aussi à différents ordres de « nouvelles difficultés ». Difficulté dans l’écoute. Difficulté dans la mise au point de la diffusion. Difficulté dans le choix et dans la prédisposition de l’espace acoustique. Secondo : enregistrer ce son est difficile ; mais on peut le faire – malgré le « souffle » des bandes, une sorte de bruit qui se fait entendre, même s’il est faible. Tertio : un aspect qui élimine le problème que je viens de décrire : ces sons presque sinusoïdaux, surtout au tuba, ne débutent pas « immédiatement », mais commencent par le souffle-vent. Même si ce qui se produit à la clarinette et à la flûte est moins clair : le son n’est pas émis immédiatement, mais préparé par le souffle-vent, peu à peu, jusqu’à « trouver » le son cherché. C’est ce que j’appelle la « nouvelle qualité du son » : une transformation du son qui intervient dans l’acte même de son « information ». Rares sont les interprètes qui savent le faire. Quelques compositeurs savent qu’ils doivent s’en remettre à ce principe, confirmé par l’analyse de l’expérience de l’exécution, pour réussir à concevoir une musique qui corresponde à ces « nouvelles qualités ».

21L’espace participe, en le générant, au travail de composition. Il suffit d’étudier Andrea et Giovanni Gabrieli, Monteverdi, Bach et les polyphonistes espagnols de la Renaissance, pour découvrir comment les techniques de composition diffèrent selon les espaces destinés à l’exécution ; pour constater et comprendre si un motet à quatre voix doit être chanté en faisant parvenir le son d’une source unique ou si un concerto gabriélien à huit voix, ou plus, doit être dispersé dans un espace spécifique, adapté et original (San Marco ou une grande cathédrale allemande, espagnole, anglaise ou française). L’enregistrement sur bande et la diffusion radiophonique, ou sur disque compact, sont des « falsifications » : l’espace y disparaît complètement, et l’on n’écoute alors, dans la reproduction, qu’une espèce de superposition de parties musicales, ou une espèce de « photographie » de l’événement réel, qui n’est évidemment pas un événement réel. C’était ce que l’on devait en attendre à l’époque, benjaminienne, des premières reproductions mécaniques des œuvres d’art : des photographies. Aujourd’hui, au cœur de l’âge informatique, nous avons à disposition la possibilité d’exploiter tellement de sources sonores, directes et indirectes. Programmables. Ce qui veut dire que si l’on entend à partir d’une source, ou si l’on voit un haut-parleur, si on localise les lieux d’origine du son, à tous les effets, de la même manière, avec une technique toute particulière, le son est diffusé et transformé autrement et ultérieurement transformé dans le temps et dans l’espace, de la source à nous.

22La technique de la prise de son d’aujourd’hui n’est pas capable d’« enregistrer » et d’« archiver » ce type d’événements ; ce qui veut dire que la technologie d’aujourd’hui, dans le secteur de la reproduction du son-événement, est restée à la traîne par rapport à la programmation et à la création artistique. C’est peut-être un objectif reconnu qui crée des difficultés au « comment » et au « pourquoi » les exécutions à plusieurs sources acoustiques sont effectuées en utilisant intentionnellement certains espaces, et sur le « comment » et le « pourquoi », l’espace étant une composante et non un récipient, les enregistrements « partiels » à une, deux, trois, et même à quatre pistes, et les retransmissions radio ou vidéo altèrent de manière irrémédiable et inacceptable le « réel » acoustique de ces compositions. C’est l’un des plus graves problèmes de l’écoute et de la composition que l’on affronte aujourd’hui.

23Autre cas, autre aspect : la voix.

24Bande : cinquième exemple. Il y a une différence considérable entre le sifflement et le chant. Ici, dans ce fragment, nous entendons un sifflement et un chant soumis à d’autres types de filtres, très particuliers : les filtres de seconde. Il est évident que c’est en temps réel ; une soprano chante – ou siffle –, mais en même temps que son exécution se produit la transformation, le filtrage. La chanteuse s’écoute « transformée » de sorte que, en s’écoutant, elle peut modifier aussi sa manière « naturelle » de chanter. Il s’agit d’une forme vivante d’improvisation. Nous utilisons beaucoup les improvisations, mais pas les improvisations aléatoires. Nous proposons des improvisations « réelles » : dans le champ des plus surprenantes possibilités.

25Qu’advient-il par rapport à ce fait en ce qui concerne l’espace ? Ici aussi, il se produit quelque chose d’inédit. Dans le studio de Freiburg, il y a six hautparleurs ; la chanteuse émet un son qui est amplifié et « tourne » dans la zone de l’écoute, continuellement, ou avec quelques « interruptions ». Le chant est filtré, à chaque fois, et à chaque moment. Manipulé avec des filtres manuels. Le même son filtré tourne dans plusieurs directions et peut aussi tourner à des vitesses différenciées et être traité dynamiquement de différentes manières. Ce qui signifie que celui qui chante ou joue « s’entend transformé » aussi bien dans la qualité du son que dans sa direction (selon l’utilisation variée des six haut-parleurs, par bonds ou en diagonale…). L’espace est « utilisé » de deux manières. La première est la plus simple : c’est une action qui concerne le temps. Ce son continu qui « tourne » a une durée x ; le même son, identique, filtré ou non, brisé par différents haut-parleurs, a une autre durée : mettons y. Où il ne s’agit pas que de deux qualités différentes du son, où il ne s’agit pas que de deux tendances du son, mais aussi de deux « temps » du son, ou plus. Aujourd’hui, dans le studio de Freiburg, il y a six directionalités possibles, programmées par l’ordinateur, que nous sommes en mesure d’exploiter. Ceci ouvre des possibilités techniquement inédites, mais qui avaient déjà été pressenties et recherchées, autrement, par ces musiciens qui avaient écrit pour plusieurs chœurs et qui avaient composé structurellement en pensant à ces dispositions spatiales (à Venise, en Espagne et en Allemagne). La différence ne consistait et ne consiste que dans le fait que leurs sources sonores étaient fixes, statiques ; aujourd’hui, la technique du Halaphon rend possible le mouvement et la modulation de l’intensité en modifiant la « vitesse » et en réglant les entrées et les sorties des sons par lesquelles un son peut « tourner » très vite ou en ralentissant, peut s’arrêter ou disparaître, fortissimo ou pianissimo. Il est possible d’élaborer les différents matériaux avec des interventions « fantastiques » qui, jusqu’à maintenant, n’étaient absolument pas pensables. Celui qui chante aujourd’hui doit étudier d’« autres » techniques : le virtuose d’aujourd’hui n’est plus le virtuose traditionnel.

26La technique d’aujourd’hui tient vraiment au contrôle et à l’étude du « souffle », par exemple, et à partir de là, de l’émission « souffle-son-souffle », du contrôle phonétique des émissions vocaliques et consonantiques, et du contrôle de l’utilisation de l’instrument voisin ou lointain. L’interprète doit savoir s’éloigner du microphone, tourner autour du microphone et le traiter comme un instrument.

27Les différents instruments réclament, selon les nouvelles techniques, des applications continues de contrôle et d’étude : contrôle et étude de l’archet mobile, et non plus de l’archet tiré de manière égale ; contrôle de l’archet qui tourne sur lui-même continuellement (différents temps et différentes qualités dans l’utilisation des cordes) ; archet qui tourne continuellement parce que, même si la « base » est unique – mettons un do –, le son devient toujours, continuellement, un « autre do », parce qu’il est impossible de maintenir fixe et stable un son donné, la qualité, les « partiels » et les « harmoniques » les plus hauts changeant continuellement. Des possibilités toujours nouvelles et autres se présentent donc à l’instrumentiste, lequel est contraint de les affronter – possibilités qu’il doit étudier comme des possibilités de contrôler la transformation du son.

28C’est sur ce plan que s’ouvre le conflit avec les institutions de concerts et les directions artistiques qui continuent encore, dans les mêmes salles, à faire des concerts avec les mêmes programmes et les mêmes œuvres. Un conflit avec les institutions qui dépensent ainsi leurs milliards, dont une partie, même minime – je répète, une infime partie des immenses fonds publicitaires accordés à la musique –, permettrait de mettre sur pied de nouveaux studios dotés de tous ces instruments de l’informatique d’aujourd’hui, adaptés pour programmer et commander une nouvelle musique. Mais on préfère continuer à utiliser toujours les mêmes espaces historiques (salles des XVIIIe et XIXe siècles) ou à étaler la grande et éternelle banalité des mises en scène théâtrales comme celles de Zeffirelli (un exemple parmi tant d’autres possibles). Je ne veux pas parler ici contre l’Histoire, contre la musique historique, ou contre les espaces historiques. Si je pense à la construction des cathédrales, aux constructeurs et aux architectes qui, en plus de tout savoir sur l’acoustique spatiale, savaient aussi combiner ces connaissances avec l’antique mystérologie qu’ils « interprétaient » en construisant, je suis le premier à être fasciné par ces grandes suggestions historiques. J’ai vu dans les cathédrales françaises et dans celles d’Espagne des vitraux percés de trous dont les projections atteignaient, sur le pavement, à terre, un anneau d’or : j’ai su que ces rapports étaient calculés dans le temps, pour que, à certains jours précis, le rayon de soleil atteigne ce cercle sur le pavement, en le faisant briller ; et je me suis rappelé alors que quelque chose de semblable avait été imaginé par les architectes des pyramides qui avaient programmé leurs constructions dans le temps en faisant en sorte que la tête du pharaon soit éclairée lors de certaines conjonctions astronomiques prévues de manière chronométrique. Tout cela est un aspect de la créativité qui n’est plus le nôtre, mais que nous ne devons pas tenir pour perdu. Il y a, selon moi, à notre époque aussi, la possibilité d’ouvrir l’art au savoir et à l’étude de la pensée du passé ; ce sont des possibilités que nous devons approcher si nous ne voulons pas rester bloqués par les règles du jeu d’une culture arrêtée, répétitive et « stabilisante ». Quelques signes consolants nous parviennent de certaines écoles maternelles où des professeurs très jeunes et intelligents ont inventé des jeux et des systèmes didactiques pour faire émettre et « entendre » aux enfants des sons et des musiques hors de toute convention et de toute habitude. Ce qui signifie que l’on commence à savoir qu’« entendre » n’est pas seulement entendre la musique traditionnelle, mais aussi « entendre la ville », entendre les milieux acoustiques dans lesquels on vit ; c’est réagir à la présence ou à l’imposition des bruits, en apprenant à connaître aussi les « autres sons » qui existent ou ceux qui peuvent être créés.

29Du côté de la Giudecca, de San Giorgio et du miroir d’eau du bassin de San Marco, vers les sept heures le vendredi, Venise est une très belle scène sonore, une vraie magie : quand les cloches des campaniles jouent pour sonner cet ancien signal religieux (Vêpres, Angelus), les réverbérations et les échos se superposent à ces sons, de sorte que l’on ne comprend plus de quel campanile vient le premier son, comment et où s’épaississent les échanges des sons dans toutes les directions, sur la surface réfléchissante de l’eau. C’est une « réponse » heureuse et naturelle du milieu ambiant à la violence de la pollution de l’espace sonore. Parmi les problèmes de l’écologie moderne, celui de la pollution sonore n’est pas des moindres : dans les situations de fête aussi – voir la fête de L’unità, d’Avanti ! et de Comunione e Liberazione –, que ces fêtes soient laïques, catholiques, religieuses ou politiques, leur point commun est le supplice de l’écoute et de l’oreille. On empêche, partout, la conversation et la conscience de soi ; on empêche la parole ; et on empêche les « transformations » du parler, de l’entendre et du converser… Ainsi, pour le compositeur, cette « transformation » du penser et de l’entendre doit être un problème de tous, un problème de l’assesseur, du maire, du chef du gouvernement et de chaque individu. Qu’on le veuille ou non – Berlinguer et Carlo De Benedetti l’ont dit aussi, deux personnes à la formation culturelle bien différente –, nous sommes entrés dans une époque complètement nouvelle : l’âge de l’informatique. Un monde et un mode de vie qui transforment notre vie, notre façon d’entendre et la composition de la société : le travail se transforme, les modes de temps libre changent, partout où la capacité, nouvelle, de fournir et d’obtenir des informations très rapides est active. Si, face à ce changement, on nous maintient dans un état de cloisonnement (mental, de pensée et d’accoutumance), on ne peut pas vivre dans un état d’alerte hostile aux confrontations du « possible » et de l’« inattendu ». Cloisonnement et hostilité aux confrontations de l’inattendu et du surprenant, ce qui veut dire aussi incapacité à mettre en avant, d’une autre manière, d’inattendues et de surprenantes possibilités de développement des traditions abandonnées, même celles qui remontent aux siècles récents, XVe, XVIe et XVIIe siècles. Traditions tout autres que connues et consommées. Je reviens d’Espagne ; je me souviens de Higinio Anglés7, musicologue, ami de Schoenberg, et qui a travaillé aussi à Rome, au Vatican, à la direction de l’Institut de musique sacrée (pour l’Espagne) ; j’ai touché du doigt le fait que toute la grande musique espagnole des XVe, XVIe et XVIIe siècles, musique de très grands compositeurs de messes, de motets et de madrigaux sacrés et profanes, est très peu connue. Anglés a essayé de la publier et de l’éditer, inutilement – l’initiative a été rapidement isolée et submergée par les difficultés. Pourtant, je reviens d’Espagne avec une série de sensations « historiques » importantes. Les grandes cathédrales ont deux orgues au centre et un troisième orgue, comme à Tolède, sur le côté. Le chœur se place au centre de cette architecture acoustique et les fidèles, les auditeurs, se tiennent, ou « se tenaient », dans les différents foyers de ces géométries. Et, à l’Escurial, la disposition des huit orgues voulus par Philippe II devait ainsi créer une situation d’écoute extraordinairement spatiale. Rien ne soutient une telle splendeur. La musique n’est plus disponible. Le second volume d’un recueil de musique baroque polychorale est sous presse, le premier est sorti à Barcelone en 19828. J’en suis venu à savoir qu’il existe des compositions à vingt-quatre parties, des messes à dix-neuf voix ! Et des psaumes à seize9. Qu’il existe de très nombreuses compositions intactes et jamais étudiées de grands auteurs, comme Victoria. Que, dans cette tradition polyphonique, des ensembles aux dimensions numériques rares ont aussi été tentés ; par exemple : en nombre impair. Tout ceci est à étudier : nous sommes en Espagne au centre d’un croisement culturel. Des influences arabes, italiennes et hébraïques se vérifient dans les transformations espagnoles du chant grégorien même.

30Je m’arrête ici. Je voulais seulement faire allusion au fait que de nos jours, en cette année de célébration de la musique au cours de laquelle on rejoue souvent la musique plus-que-connue, dans de mauvaises interprétations, on n’a ni l’intelligence ni la culture d’engager des analyses, des lectures et des découvertes de musiques historiques qui ouvrent ou peuvent ouvrir au changement et à la création de nouvelles fondations pour la culture européenne. Le cas espagnol n’est qu’un cas parmi d’autres. La manière de contourner les interdits de la Contre-Réforme, dans le travail de composition des musiciens, n’était pas étudiée qu’à San Marco, à Leipzig ou dans d’autres centres connus ; en Espagne aussi, on le faisait, et avec un étalage d’inventions et de techniques on ne peut plus original. Mais nous, nous n’en savons rien. Nous ne savions rien de l’existence d’un centre important de jonction de nombreuses traditions : un modèle de combinaison culturelle. Venise aussi est un centre culturel « traversé » de cultures. Il faut faire quelque chose pour récupérer ce sens et reconstruire ces croisements, pour en reprendre l’esprit et la modernité dans la diversité. J’en ai parlé avec Vittore Branca et avec Morelli : la culture musicale vénitienne doit aussi être affrontée – et il faut produire quelque chose en ce sens – comme histoire de rencontres culturelles plurielles, différentes. Connaître la diversité, dans le vécu historique de ses rencontres. Même Schoenberg doit être étudié à la lumière de la « différence hébraïque ». Toujours en Espagne, j’ai trouvé un texte anonyme, du XIVe siècle, le Sefer Yesirah10 ; il contenait la description des dix sefirot divins. Lire ce livre, le considérer comme une composante de la pensée de Schoenberg, m’a aidé à connaître Schoenberg. Et, à travers Schoenberg, à penser à des idées musicales non seulement techniques, mais qui soient des formations d’apports multiculturels. Cette nécessité est celle qui me tient le plus à cœur, aujourd’hui.

31Je voudrais rappeler Claudio Ambrosini, vénitien : un jeune compositeur dont la recherche est celle d’une culture musicale inédite, sans pères, comparable à rien, mais pleine de relations lointaines avec les extrêmes diversités. Et aussi Gilberto Cappelli, un jeune compositeur, pratiquement « isolé », qui vit en Romagne et qui répond à ceux qui lui demandent ce qu’est sa musique : « Je ne sais pas ». Et qui, si l’on insiste : « Comment l’as-tu faite ? », répond : « Je ne sais pas… ». Je pense que cette réponse de Cappelli est une réponse juste parce que ce n’est plus la peine, et il n’est plus possible de répondre à certaines questions, aujourd’hui. Parfois, on ne trouve pas les mots, parce que toute méthode de pensée est consommée, exactement comme le spectre acoustique de la musique (fini, abandonné). Pour cette raison, on doit attendre et patienter. On doit travailler, comme je l’ai dit au début, d’une manière intuitionniste : une gnose. Aujourd’hui, la rationalité n’éclaire et n’illustre rien, elle n’est pas en mesure de découvrir ce qu’est la transformation, le changement. Elle ne sait pas ce qu’est le « possible ». Je pense que la transformation qui arrive à notre temps pose comme nouvelle nécessité de vie l’intuition, l’intelligence et la capacité d’exprimer cette transformation : ouvertures, études, expériences extrêmement risquées, renoncement à la certitude et aux garanties, et renoncement aux « finalités ». Nous devons savoir que nous sommes en mesure de tomber à tout moment, mais nous devons chercher quand même, chercher, toujours, l’inconnu.

32Date : 1985.

33Source : « Altre possibilità di ascolto », in L’Europa musicale, un nouvo rinascimento : la civiltà dell’ascolto, sous la direction de Anna Laura Bellina et Giovanni Morelli, Florence, Vallecchi, 1988, p. 107-124 – texte issu d’une leçon donnée dans le cadre du Vingt-septième Cours de haute culture de la Fondation Giorgio Cini de Venise (30-31 août 1985) ; transcription de Giovanni Morelli.

Notes de bas de page

1 [Voir l’introduction à CaminantesAyacucho, où la référence de Nono est ambiguë : sous le titre « Zur Begündung der intuitionistischen Mathematik », Luitzen Jan Egbertus Brouwer a écrit trois textes entre 1925 et 1927, in Mathematische Annalen, 1925, n° 93, p. 244-257 ; 1926, n° 94, p. 453-472 ; et 1927, n° 95, p. 451-488 – repris in Brouwer (Luitzen Jan Egbertus), Collected Works, vol. I, Amsterdam/Oxford, North-Holland, 1975, p. 301-314, p. 321-340 et p. 352-389. Mais aucun livre des années trente ne porte un tel titre.]

2 [Prix Nobel de physique en 1984, Carlo Rubbia fut, avec Simon Van der Meer, à l’origine de la mise en évidence expérimentale de particules qui véhiculent la force nucléaire faible (1983).]

3 [Pour les techniques du violoncelle, cf. « Avvertenze », in Nono (Luigi), Quando stanno morendo. Diario polacco n. 2, sous la direction d’André Richard et Marco Mazzolini, Milan, Ricordi, 1999, p. XII-XIV.]

4 [Cf. Barthes (Roland), Lezione, il punto sulla semiotica letteraria, Turin, Einaudi, 1981 (exemplaire annoté à l’ALN). Dans cette leçon inaugurale au Collège de France, Roland Barthes écrit : « Il est un âge où l’on enseigne ce que l’on sait ; mais il en vient ensuite un autre où l’on enseigne ce que l’on ne sait pas : cela s’appelle chercher. Vient peut-être maintenant l’âge d’une autre expérience : celle de désapprendre, de laisser travailler le remaniement imprévisible que l’oubli impose à la sédimentation des savoirs, des cultures, des croyances que l’on a traversés ». Cf. Barthes (Roland), Leçon (1977), in Œuvres complètes, vol. III, Paris, Seuil, p. 814. Dans la bibliothèque de Nono figurent aussi, de Roland Barthes, les Saggi critici (Turin, Einaudi, 1966), Sade – Fourier – Loyola (Turin, Einaudi, 1977) et L’impero dei segni (Turin, Einaudi, 1984).]

5 [Voir Cacciari (Massimo), « La porta aperta », in Icone della Legge, Milan, Adelphi, 1985, p. 56-137 ; traduction française, sous le titre « La porte ouverte », in Icônes de la loi, Paris, Christian Bourgois, 1990. Cacciari y écrit notamment, p. 78 (p. 70 de l’édition italienne) : « La tragédie a renversé son signe : à présent le mystère n’est pas de savoir comment ouvrir la porte, mais comment la refermer ».]

6 [Il s’agit de la Crucifixion exposée à Colmar. Voir, annotés par Nono, Die Zeichnungen von Matthias Grunewald (Berlin, Grote’esche, 1926), Martin (Kurt), Grünewalds Kreuzigungsbilder (Mayence/Berlin, Florian Kupferberg, 1966) et Saran (Bernhard), Mathias Grünewald (Munich, Goldmann, 1972).]

7 [Higinio Anglés (1888-1969) étudie la philosophie, la théologie, la musicologie et la musique (orgue, harmonie, composition) en Espagne et en Allemagne. Directeur de l’Institut espagnol de musicologie à partir de 1943, il est nommé président de l’Institut pontifical de musique sacrée de Rome en 1947. Spécialiste des musiques du Moyen Âge et de la Renaissance, il établit un catalogue musical de l’Espagne du XIIe au XVIIe siècle. Voir Anglés (Higinio), La música de las Cantigas de Santa María del Rey Alfonso el Sabio, fac-similé, transcription et étude critique, 4 vol. (Barcelone, Disputación Provincial Biblioteca Central, 1964) et La musica a Catalunya fins al segle XIII (Barcelone, Institut d’estudis catalans, 1935) – exemplaire annoté à l’ALN.]

8 [ Gavaldá (Miquel Querol), Música barroca española, polifonía policoral litúrgica, Barcelone, Climent, 1982.]

9 [Dans l’introduction à CaminantesAyacucho, Nono cite Mateo Romero, Juan Bautista Comes et José Ruiz Samaniego, compositeurs que lui a vraisemblablement fait connaître le père José Maria Llorenç Cisteró.]

10 [Sefer Yetzirah o Libro de la Formación, Barcelone, Obelisco, 1982 ; traduction française, sous le titre Sefer Yesirah ou le Livre de la Création, Paris, Payot et Rivages, 2002. Voir, dans la bibliothèque de Nono, Sefer Yezirah (Rome, Carucci, 1979), avec un envoi de Massimo Cacciari.]

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