Prometeo
p. 539-543
Texte intégral
1De quoi s’agit-il ? C’est une œuvre qui n’a absolument pas besoin de l’espace traditionnel, du Musikverein ou de La Scala, par exemple. Ce n’est pas une partition écrite à la maison, indépendamment de l’espace, comme l’est, à mon avis, la majeure partie de la musique écrite du XVIIIe siècle à nos jours. On peut penser à Mozart, à certaines œuvres influencées par le lieu, l’espace ouvert ou le milieu. L’industrie et le marché ont hiérarchiquement défini les lieux de musique par rapport au répertoire : un espace pour le quatuor, un espace pour le récital, un espace pour l’opéra… Je pense que depuis la fin du XIXe siècle, cette conception est dépassée : au sein du langage, par l’idée de la transformation, par les autres possibilités ou par les autres espaces, internes à la musique, qui est partition, espace occupé. Dans la partition, qu’elle soit grande ou petite, il y a un haut, un bas et un médium, chez Mahler par exemple. Il suffit de penser aux musiques du XVIe siècle, aux compositions des Gabrieli, et l’on voit vraiment le rapport entre l’espace musical de la partition et l’espace musical où cette partition était réalisée. Or, je ne vois absolument aucun rapport entre ces deux espaces dans de nombreuses musiques d’aujourd’hui, de Stravinsky, de Bartók, de Varèse, de Webern ou de Berg. Je crois donc que c’est une manière de penser la musique qui n’a plus cours depuis les XVIIe et XVIIIe siècles. Le théâtre, avant la musique, l’a reprise récemment. Je pense à la grande école de Meyerhold et au projet, non réalisé, de deux architectes qui lui avaient dessiné, vers 1935, un théâtre mobile, où le public pouvait se déplacer1. Meyerhold était animé d’une conception totalement libre de l’espace. En haut, en bas, devant, derrière, au fond, à mi-hauteur, tout en haut, tout en bas, sa conception utilisait tout l’espace, et pas seulement le sol, le centre, comme dans le vedettariat caractéristique du mélodrame italien ou d’un certain théâtre italien. L’espace était composé et composait la pièce. Ni conteneur, ni réceptacle, mais élément de la composition, de l’ars combinatoria, entre pensée, parole, mouvement, son, geste, voire silence. Tout cela s’est poursuivi à Budapest, à Prague, avec Burian, en 1934. C’étaient grosso modo les années de Gropius à Berlin.
2En Italie, il y a eu des tentatives de ce genre, comme d’éliminer du jeu scénique tout ce qui était ornemental ou décoratif. Cette opération démontrait l’impossibilité et la faiblesse de la pensée de Zeffirelli. Au théâtre, un rapport s’établissait entre une conception, une pensée de l’espace et une autre pensée de la vie. On voit dans les traités du XVIe siècle une pensée non aristotélicienne. Aristote a complètement bloqué le théâtre. Les orientations aristotéliciennes ont bloqué le théâtre dans sa conception, sa composition et sa fonction. Une autre pensée beaucoup plus authentique, plus riche et plus vaste, avait cours à l’époque de la tragédie grecque, aux VIe et Ve siècles avant Jésus-Christ, en raison même de la durée de la tragédie, une durée réduite par la suite. Ici, l’espace était réduit au minimum, parce que tout était basé sur un fait acoustique, avec une intelligence et une sagesse des phénomènes acoustiques. Ce qui dominait, c’était le conflit interne, dit ou joué à travers la parole. C’est une manière d’utiliser l’espace extrêmement libre, un espace non conditionné par les mouvements ou la mise en scène. Si l’on veut utiliser un mot que je n’aime pas, c’était un fait de masse, précisément parce qu’il y avait une acoustique singulière. Ce ne sont pas les Arènes de Vérone, l’un des exemples les plus banals d’aujourd’hui. Dans les théâtres grecs, d’Eschyle2 et d’Euripide, il y avait un maximum de pensée et de poème tragique.
3Passons directement à la conception de Giordano Bruno. Le monde n’est ni fini ni fermé. Le théâtre n’est pas une scène fermée. C’est un espace qui peut être infini, et dont les moments peuvent être continus, non successivement, mais se résolvant en soi, par rapport à la pierre, au marbre, au bois ou à la terre, de manière combinatoire. Surgit alors le problème non de l’acoustique, mais de l’infinité de l’acoustique. Un exemple : San Marco ne présente pas une acoustique unique, mais différentes acoustiques continuellement changeantes. Gabrieli les composait de différentes manières. Si les quatre chœurs étaient disposés autrement, l’œuvre changeait complètement. Ce qui veut dire que la composition était relative et dépendait d’une certaine manière d’utiliser l’espace. Une œuvre de Gabrieli interprétée en dehors de San Marco, par exemple dans une salle de concert où domine la stéréophonie, n’en donne qu’une image faussée. Cette manière de penser l’espace, la partition ou un texte, renverse toute une tradition italienne, toute une tradition européenne. Quelques exceptions récentes : l’Expo de 1958 à Bruxelles, Varèse, Xenakis et Le Corbusier ; l’Expo d’Osaka, avec Stockhausen, une possibilité parmi d’autres ; la salle de concert de l’Ircam, construite par Renzo Piano pour Boulez, certes limitée dans l’espace, mais avec des pans mobiles qui modifient continuellement l’acoustique. Le problème, c’est le type de musique, non en soi, mais commençant dès la partition à occuper des espaces singuliers. La musique n’est pas écrite seulement avec des formules, du métier ou un artisanat. C’est la manière la plus triviale de la considérer. Il convient non seulement de penser la musique, mais de penser au son, à la conduite du son, à la diffusion du son, à ce à quoi le son se heurte, à ce qui fait circuler le son, à la manière dont le son peut circuler et à la manière dont le son peut être rendu mobile par des éléments primaires : la pierre, le bois ou la terre. Et ici, il me semble qu’une grande partie des questions posées se résument au rapport entre partition et espace à occuper, à cet espace autre où la partition doit sonner. Un espace non à occuper, mais qui fait sonner la partition, et réciproquement. L’histoire du public, ou plutôt de la disposition du public, change continuellement. Il suffit de rappeler le théâtre du Moyen Âge, le théâtre sur les places publiques, le théâtre fixe, le théâtre mobile ou les rituels de différentes religions.
4Le troisième élément déterminant, c’est la technologie, et pas seulement pour les mouvements scéniques. La technologie d’aujourd’hui renverse tout, modifie complètement l’espace de la partition, en soi, change l’espace où la partition est jouée, et renouvelle surtout la pensée, le sentiment, l’écoute et la manière de se mettre à l’écoute. À l’écoute de la musique, mais aussi de la parole-son. L’une des nombreuses interprétations de saint Jean est précisément que la parole est son, au commencement. La technologie d’aujourd’hui, l’informatique et toutes ses ramifications, dans la recherche, l’étude, l’expérimentation, la théorisation et la pratique. Si l’on n’affronte pas ces moments, et si l’on maintient un concept absolument traditionnel, anti-historique, antimoderne, on reste tributaire d’une conception ptoléméenne. Or, il y a tant de mondes infinis. Il suffit de prendre en considération ce qu’ils sont, contiennent, proposent, rappellent et offrent, et de voir ces mondes ou ces espaces infinis pour y établir des voyages.
5Une pensée moderne, c’est rompre absolument ces fausses spécialisations, qui ne sont que des limitations du savoir, et élargir les méthodes d’enseignement et la formation des enseignants. Qui peut aujourd’hui enseigner l’électronique ? Ceux qui suivent des cours de trois mois et courent immédiatement à la banque ? Ce n’est pas la pensée authentique de l’électronique, mais son utilisation immédiate, pour un profit immédiat. Il ne s’agit pas de s’opposer à cette utilisation, mais de chercher. Gargani l’écrit. Cacciari le soutient, comme Vattimo3. Il y a une autre école, philosophique et scientifique, en Italie, qui affronte ces problèmes autrement. Mais ses membres sont isolés. La pensée des XIVe, XVe et XVIe siècles est fondamentale. On se devait de connaître l’astronomie, les mathématiques, l’arithmétique et la géométrie, la culture et la pensée babylonienne qui traversaient le filtre grec.
6Aujourd’hui, un appauvrissement de la pensée, de l’information et de la culture se double d’une ambition effrénée, dictée par des intérêts personnels et économiques. Une pensée moderne et une connaissance de la physique théorique est nécessaire, mais des textes inquiétants soutiennent que la physique d’Einstein n’est ni connue ni pratiquée. Il n’y a pas d’ouverture mentale par rapport à l’espace. Revenons aux XVIe et XVIIe siècles. La musique que Purcell écrivait pour la Chapelle royale était différente de la musique qu’il écrivait pour Westminster. Tapisseries, pierre ou marbre sonnaient différemment. San Marco, encore : il suffit d’étudier les deux Gabrieli, les différences de composition et d’occupation de l’espace dans la partition. On occupait l’espace, on combinait et on composait l’espace, en toute connaissance de cause. Autre élément : la position. À propos d’Otello, il y a une étude, une sorte de carnet de mise en scène de Verdi, selon lequel Otello doit arriver à une certaine hauteur. Verdi savait exactement ce que veut dire chanter à deux mètres, à un mètre, à cinq mètres ou à sept mètres, pour la diffusion du son, de manière monodirectionnelle, appliquée à un espace avec des sources, mais aussi des reflets. Cela change la manière d’écrire la musique, d’organiser la musique et les espaces de cette musique, de disposer le public et d’écouter.
7Ce qui m’impressionne, dans ces quatre exécutions de Prometeo, c’est l’hostilité latente. Pour Piano, pour Cacciari et pour moi, les deux composantes, San Lorenzo comme élément et la construction de Piano, déterminent un nombre infini de possibilités acoustiques. Avec Haller, nous avons découvert aujourd’hui, à l’occasion de la dernière représentation4, qu’il nous fallait encore changer les programmes. C’est une mentalité totalement différente de celle du musicien ou de l’architecte qui se limite à dessiner son architecture ou à écrire sa partition. Le concept de finalisation est un concept de limitation. Il limite parce qu’il signifie que je dois chercher le chemin le plus direct et le plus facile. Mais souvent, c’est le chemin le plus long. Parmi ceux qui ont contribué à cette manière de penser, il y a Benjamin, qui a fait sauter un pan d’histoire. Dire que le public doit rester ici et l’orchestre là est un jeu de Meccano. Les œuvres ne sont pas à donner, mais seulement à rendre de plus en plus mobiles, de plus en plus différentes, et continuellement variées. Ce qu’il faut tenter – je dis bien « tenter », parce que assurance et certitude sont les attitudes les plus négatives de notre époque. Nous éprouvons le besoin d’une transformation de la pensée, parce que la technique est différente. Une autre technique a été inventée. Lors de la première révolution artisanale, il y a eu des conflits ; lors de la deuxième révolution industrielle, il y a eu des conflits, dépassés par la rationalisation, principalement dans le domaine économique. Ce fut un moment de limitation et de confinement immédiat de la culture. Une partie importante de la terminologie d’aujourd’hui, qui ne dit plus rien, dérive du domaine économique et industriel, avec lequel elle partage les mêmes finalités. Alors que la culture, le champ du savoir, ou de la tentative de savoir, a son langage : le langage de Loos était différent de celui de Kraus ; celui de Schoenberg était différent de celui de Hoffmannsthal5.
8Date : 1984.
9Source : « Prometeo », tapuscrit (ALN), inédit.
Notes de bas de page
1 [Allusion à Mikhaïl Barkhin et Sergueï Vakhtangov qui envisagèrent, en 1932-1933, un théâtre où l’on projetait de livrer la scène aux spectateurs pendant les entractes. « Tout en continuant à avoir accès au foyer, ils auraient pu aussi descendre les gradins de l’amphithéâtre et emplir l’espace scénique, vaste, libre et vierge de décor. » Voir Meyerhold (Vsevolod), Écrits sur le théâtre, vol. III, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1980, p. 212.]
2 [Voir, dans la bibliothèque de Nono, Eschyle, Le tragedie, Turin, Einaudi, 1956 – et Vernant (Jean-Pierre) et Vidal-Naquet (Pierre), Mito e tragedia nell’antica Grecia, Turin, Einaudi, 1976 (exemplaire annoté).]
3 [Dans la bibliothèque de Nono figurent notamment, de Gianni Vattimo, Le avventure della differenza (Milan, Garzanti, 1980) et Al di là del soggetto, Nietzsche, Heidegger e l’ermeneutica (Milan, Feltrinelli, 1981).]
4 [L’intervention date donc du 29 septembre 1984.]
5 [Voir, dans la bibliothèque de Nono, la correspondance de Hugo von Hoffmannsthal avec Rainer Maria Rilke (Briefwechsel, Francfort, Suhrkamp, 1978), Der Kaiser und die Hexe (Francfort/Leipzig, Insel, 1978) et La torre (Milan, Adelphi, 1978, avec la postface de Massimo Cacciari « Intransitabili utopie »).]
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