Ses paroles, ses grandes et dramatiques solitudes
p. 530-532
Texte intégral
1Le long silence actuel d’Enrico Berlinguer.
2Et ses actes de penser, souvent sainement bouleversants, qui continuent pour beaucoup. Des actes de penser finalement reconnus et médités par tant de sourds et d’aveugles jusqu’ici.
3Les éphémères : « Même voyant, ils ne voyaient pas/Même entendant, ils n’entendaient pas » (Eschyle, Prométhée enchaîné, Deuxième épisode1).
4Les sons et les silences particuliers de sa voix : les percevoir pour pouvoir comprendre ses raisonnements, ses interrogations, ses précisions courageuses et ses dures accusations.
5Inquiétude, résolument, de la recherche et de l’innovation, et sérénité responsable de devoir les communiquer.
6Dans le dialogue : son écoute, qui invitait et engageait à choisir ses mots – à ne pas les répéter. Une écoute souvent avec les yeux, qui savaient ensuite traduire et donner du sens.
7Son savoir-écouter, si rare aujourd’hui, à une époque de redondance assertive, « pyramidale », souvent aux décibels assourdissants (voix ou amplification).
8Silences, sons-paroles, écoutes, actes de penser, langage. Plus il modulait ses piani et ses pianissimi, plus ils étaient surprenants, pour des significations porteuses.
9Le naturel détendu du parler d’Enrico Berlinguer. Et souvent, de ce naturel le plus stupéfait, il résultait une réception, jusqu’à l’authentique enthousiasme (deux exemples seulement : Gênes, la fête de L’unità, et Rome, San Giovanni).
10Il est possible de dire : son intelligence naturelle et culturelle modulait également sa perception acoustique, la pensée constitutive à son origine, et jusqu’à sa diffusion.
11Moments aussi de solitude, grande et dramatique, toujours possible, des moments où la pensée d’Enrico Berlinguer se pensait, initialement, mais pas seulement.
12Risques, conflits, différenciations, grandes réflexions et innovations conflictuelles. Dans la vie moderne actuelle.
13La pensée et la vie en transformation technologique, les techniques, différentes articulations et différentes fonctions de la classe ouvrière, et du Parti naturellement.
14De nouvelles nécessités.
15Tenter et vouloir l’inédit et l’imagination, ce qui libère en somme, dans une réalité non univoque, avec une vision non univoque.
16Enrico Berlinguer rappelle ce que Ludwig Wittgenstein écrit dans De la certitude (Oxford, 1969, § 559) : « En philosophie, on se sent contraint à regarder un concept d’une manière déterminée. Ce que je fais consiste à poser ou même à inventer d’autres manières de le considérer. Je suggère des possibilités auxquelles vous n’aviez jamais pensé. Vous croyiez qu’il n’y avait qu’une seule possibilité ou deux maximum. Mais moi, je vous ai fait penser à d’autres possibilités […] et ainsi je vous ai libérés de votre crampe mentale […]2 ».
17Mais combien de crampes mentales « puissantes ou présumées telles » tendent à banaliser, à ignorer, à entraver et à condamner d’autres et différentes innovations possibles ! Crampes mentales hostiles à la nécessité, à l’urgence d’élargir
actes de penser
connaissances
analyses
sentiments
sociétés
à libérer la vie, au lieu de la mortifier, dans sa complexité problématique, la culture dans sa multiplicité problématique3.
18Est-il possible de libérer le long silence d’Enrico Berlinguer par de nouvelles voix, qui réussiraient à saisir et à projeter les « autres possibilités », qui attendent de s’échapper de la pensée contrainte à se penser elle-même ?
19Une profonde affection me lie à Enrico Berlinguer, qui rend maintenant nécessaire cette espérance – celle sans aucun doute de beaucoup d’entre nous.
20Date : 1984.
21Sources : manuscrit (ALN) ; « Le sue parole e le sue grandi drammatiche solitudini », in L’unità, 16 juin 1984 ; SeC, p. 397-399 – texte écrit pendant l’agonie d’Enrico Berlinguer et reprenant certains éléments de l’hommage à Lachenmann ; le titre est celui de la rédaction de L’unità.
Notes de bas de page
1 [Fragment du livret de Prometeo, extrait du Prométhée enchaîné d’Eschyle, vers 549-551.]
2 [Wittgenstein (Ludwig), On Certainty (1951), Oxford, Basil Blackwell, 1969 ; traduction italienne, sous le titre Della certezza, Turin, Einaudi, 1979 ; traduction française, sous le titre De la certitude, Paris, Gallimard, 1965. La citation est en réalité extraite d’une lettre de Wittgenstein à son biographe anglais, citée in Gargani (Aldo), Wittgenstein tra Austria e Inghilterra, Turin, Stampatori, 1979, p. 15 (exemplaire annoté à l’ALN).]
3 [La section du début de la citation de Wittgenstein : « En philosophie, on se sent contraint… », jusqu’à : « multiplicité problématique », reprend, avec des modifications minimes, le texte « Pour Helmut ».]
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