Si on apprenait à écouter1…
p. 499-502
Texte intégral
1Cher Alberti,
2Dès le Liebeslied (premier concert, première œuvre exécutée), j’ai été surpris par une double octave de la♭ dont la justesse était imprécise – une fausse note évidente du chœur.
3J’ai pensé à un incident toujours possible. Mais dans les Canciones para Silvia, cet incident devint systématique. Les unissons des sept sopranos qui s’accumulaient à plusieurs voix, ou qui tournaient entre les voix, étaient différenciés par des micro-intervalles hasardeux, non contrôlés, et donc faux, créant un spectre harmonique étranger à la composition.
4J’ai alors réfléchi, surpris par ces problèmes d’intonation : des difficultés possibles, mais déterminées par quoi ? Peut-être par trop peu de répétitions ? Ou par des répétitions où s’interposaient des musiques d’autres styles, pour lesquelles la spécificité stylistique, y compris technique, n’était pas au programme, c’est-à-dire peu ou mal soignée ?
5Dans La terra e la compagna, les vingt-six solistes du chœur ont ensuite témoigné de ces problèmes de manière exemplaire : divergence des techniques de chant, des émissions du souffle, des styles du son et, plus grave encore, des tenues des durées écrites ; c’est pour ces raisons que l’impression de pointillisme résultait des erreurs d’exécution, et non de la partition.
6Dans le premier concert, il y eut un crescendo vraiment scandaleux – comme l’écrit Zurletti dans sa première chronique, Zurletti, l’un des rares critiques qui écoute le texte musical. Scandaleux en raison du non-respect des textes musicaux, d’une préparation trop hâtive, voire de la fatigue accumulée par les différentes programmations.
7Le souvenir du très beau chœur des huit (Das atmende Klarsein, 1981) et de celui des magnifiques douze (Io, frammento dal « Prometeo », 1982), choisis, préparés et dirigés par Roberto Gabbiani, appartient à un autre monde, à une autre pensée et à une autre pratique musicale, à une autre intelligence de programmation. C’est incontestable. Concentrés en soi et non bousculés par un « productivisme » mené tambour battant, ils avaient sûrement bénéficié de davantage de répétitions.
8Mais qui détermine le nombre insuffisant de répétitions, qui détruit les qualités d’un chœur ?
9Varianti : Alberti rappelle leur « légendaire “caractère injouable” ».
10Mais le directeur artistique d’un théâtre ou d’une institution lit-il une partition ? En vérifie-t-il le « caractère jouable » ? Et les éventuels problèmes à affronter ? Même par simple curiosité ? Ou alors se limite-t-il à ce qui se passe après, à l’absolue et banale sentence qu’il en donne et qu’en donne l’orchestre ?
11Il existe un disque de Varianti, gravé par le SWF de Baden-Baden après la création à Donaueschingen2, avec l’Orchestre de la Radio de Baden-Baden dirigé par Hans Rosbaud3 : cinq répétitions. Et c’était l’orchestre de Baden-Baden, déjà au fait des nouvelles techniques. Munich en Bavière, concerts de Musica Viva : l’Orchestre de la Radio bavaroise dirigé par Hermann Scherchen : quatre répétitions. Prochaine exécution : janvier 1984 à Baden-Baden : une semaine de répétitions.
12Varianti est sans doute une partition complexe, anticipant le quatuor Fragmente-Stille, an Diotima. Mais je t’avais tout prédit, mon cher Alberti, tout, jusqu’au conseil d’appeler Walter Levin du Quatuor LaSalle pour préparer cet orchestre, presque « quatuoristique ».
13L’orchestre : justement. Mais lequel ? Peut-être celui du Comunale – et il n’est pas le seul en Italie –, freiné techniquement et musicalement par des chefs d’orchestre mythiques ou mutiques, habitués à une culture répétitive, et d’un autre temps ? Un tel orchestre pourrait-il improviser une technique et une pratique, pour lesquelles il n’a pas été engagé (direction des programmes, chefs…) ? Bruno Maderna faisait des miracles et a eu la vie très difficile en Italie.
14Mais comment ces orchestres peuvent-ils rester coupés de la contemporanéité ? Autrement dit, se libérer de la médiocrité à laquelle ils sont contraints ? Cela remet en question la direction, le choix des programmes, et surtout leurs réalisations : répétitions et problèmes de rajeunissement des orchestres, en incluant les différentes difficultés techniques, économiques et syndicales, et un nouvel enseignement de l’instrument. Est-ce possible ? Bien sûr.
15Je discutais précisément avec l’orchestre des difficultés techniques de Varianti et des limites de l’orchestre, pendant la répétition générale de vendredi matin, lors de la pause que j’avais provoquée. Une discussion calme, avant le dur échange verbal qui a suivi mon annonce de ne pas permettre le massacre de Varianti. Pour cette raison, cette œuvre ne serait pas donnée – aucun membre de la direction n’était présent à la répétition générale.
16Toi, Alberti, tu m’as invité à regarder vos programmes : titres et invités, pour découvrir le « haut, très haut niveau du Comunale ». Je devrais surtout t’inviter à utiliser tes oreilles et tes yeux pour percevoir l’intelligence d’une culture moderne, et ne pas te limiter à des titres et à des invités : tu risques de tomber dans un choix quantitatif.
17Il me vient à l’esprit un fragment du Prometeo : « Même voyant, ils ne voyaient pas/Même entendant, ils n’entendaient pas/Les hommes/Éphémères4 ».
18Mais ceux qui utilisent leurs oreilles, qui écoutent vraiment et qui ont la volonté d’écouter – ce n’est pas la question des deux rangées, comme tu l’as astucieusement insinué5 – sont nombreux, et de plus en plus nombreux, surtout des jeunes, y compris ceux qui n’ont pas rempli la Pergola et le Comunale – pour quels motifs ?
19D’autres, au contraire – et ils sont nombreux –, dont quelques critiques de journaux, écoutent, regardent et se trouvent trop souvent « rassasiés » de leur écoute et de leur regard : pour eux, il n’y a pas de problèmes, mais de faciles solidarités de consortium, des dépendances intéressées, mais aussi des institutions et des cultures à protéger et à défendre en tant que telles.
20Mais jusqu’à quand ?
21Il est certain que différentes pensées et différentes pratiques modernes novatrices se rencontrent différemment, avec plus ou moins d’efficacité, avec trop de crampes6, et parfois avec une démagogie banale, rendant la conversation rigide jusqu’à la restauration, y compris dans le monde de la musique. Il faut espérer que ces rencontres conflictuelles, dans la musique notamment, aient lieu pour une plus grande imagination, pour une inventivité surprenante et pour une plénitude vitale et passionnante, dans la volonté de participer aujourd’hui, ici, tout de suite. Et chercher, découvrir et dévoiler continuellement même l’indicible, même l’inaudible.
22Date : 1983.
23Source : « Se si imparasse ad ascoltare… », in La repubblica, 17 juin 1983.
Notes de bas de page
1 [Réponse à la lettre ouverte à Luigi Nono, de Luciano Alberti, dans La repubblica du 15 juin 1983. Pour une meilleure compréhension des arguments du compositeur, citons ces extraits de la lettre de celui qui était alors Directeur artistique du Teatro comunale de Florence : « Cher Nono, dans La repubblica du 12 juin, j’ai lu tes déclarations à Zurletti. Toujours dans La repubblica, deux jours avant, Zurletti se disait presque scandalisé par deux exécutions du Chœur du Mai florentin et par la qualité de la bande de Musica su due dimensioni de Maderna, dans son compte rendu du premier concert “Con Luigi Nono”, à la Pergola […]. Tu étais satisfait de notre ensemble choral, au point que tu l’as engagé entre-temps pour d’autres manifestations hors de Florence et à l’étranger. Il s’agissait de dépasser des difficultés d’entreprise […]. D’ailleurs, à la fin de la répétition générale pour le premier concert “Con Luigi Nono”, tu n’as pas davantage manifesté de signes de mécontentement. Mais parfois, entre la répétition générale et la première, le pas en avant peut ne pas se produire. Permets-moi cependant de préférer ton attitude à la fin de ce concert, quand nous avons parlé ensemble, toi, moi et Gabbiani, et de manière constructive, de la manière d’améliorer les exécutions en vue de la nouvelle exécution, déjà programmée par le théâtre pour la prochaine saison. À la répétition générale, en revanche, tes Varianti se sont arrêtées : leur légendaire “caractère injouable” se serait trouvé malheureusement confirmé. La question est difficile : ce qui est en jeu, ce n’est ni le sérieux particulier de l’engagement, ni les capacités générales de l’Orchestre du Mai, l’un des deux ou trois orchestres italiens (pas plus) que les chefs d’orchestre du plus haut niveau international viennent diriger ».]
2 [Pour la correspondance entre Nono et Kolisch, autour de la création des Varianti, voir Maurer Zenck (Claudia), « “la di Ella inaudita finezza”, zur Entstehung der Varianti, Briefwechsel Luigi Nono – Rudolf Kolisch 1954-1957/58 », in Schoenberg & Nono, sous la direction d’Anna Maria Morazzoni, Florence, Olschki, 2002.]
3 [ Nono (Luigi), Varianti, Deutsche Grammophon, LP 0629 030, 1978 (soliste, Rudof Kolisch).]
4 [Fragment du livret de Prometeo, extrait du Prométhée enchaîné d’Eschyle, vers 549-551.]
5 [« Je note avec soulagement que tant de susceptibilité, concentrée dans les deux rangées occupées par toi et par tes proches, ne s’est pas répandue parmi le public – qui a applaudi – et n’a pas été partagée par d’autres critiques », écrit encore Luciano Alberti, in La repubblica, 15 juin 1983, op. cit.]
6 [Le mot « crampe » est ici utilisé sans référence. Les articles « Pour Helmut » et « Ses paroles, ses grandes et dramatiques solitudes » donneront la source : une lettre de Ludwig Wittgenstein à son biographe anglais, citée in Gargani (Aldo), Wittgenstein tra Austria e Inghilterra, Turin, Stampatori, 1979, p. 15 (exemplaire annoté à l’ALN). Nono lit alors Gargani : Il sapere senza fondamenti (Turin, Einaudi, 1975), Crisi della ragione (Turin, Einaudi, 1979), Freud – Wittgenstein – Musil (Milan, Shakespeare & Co., 1982), puis Ludwig Wittgenstein e la cultura contemporanea (Ravenne, Longo, 1983), Wittgenstein : momenti di una critica del sapere (Naples, Guida, 1983), La crisi del soggetto, esplorazione e ricerca di sé nella cultura austriaca contemporanea (Florence, Usher, 1985) et Sguardo e destino (Bari, Laterza, 1988). L’intérêt de Nono pour Wittgenstein est manifeste. En témoignent de nombreux volumes, en allemand, en italien et en anglais, dans sa bibliothèque (Le Cahier bleu, Le Cahier brun, Carnets secrets, Fiches, Investigations philosophiques, Leçons et Conversations sur l’esthétique, la psychologie et la croyance religieuse, Remarques mêlées, Remarques sur le fondement des mathématiques, Remarques sur « Le Rameau d’Or » de Frazer, Remarques sur les couleurs, Tractatus logico-philosophicus …). Voir encore Norman (Malcolm), Ludwig Wittgenstein (Milan, Bompiani, 1958) et Schulz (Walter), Wittgenstein, die Negation der Philosophie (Stuttgart, Neske, 1979) – exemplaires annotés à l’ALN.]
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