L’erreur comme nécessité
p. 495-497
Texte intégral
1Le silence.
2Il est très difficile à écouter.
3Très difficile d’écouter, dans le silence, les autres.
4Autres pensées, autres bruits, autres sonorités, autres idées. Lorsqu’on vient écouter, on essaie souvent de se retrouver soi-même dans les autres.
5Retrouver ses propres mécanismes, système, rationalisme, dans l’autre.
6Et cela, c’est une violence tout à fait conservatrice.
7Au lieu d’écouter le silence, au lieu d’écouter les autres, on espère écouter encore une fois soi-même. C’est une répétition qui devient académique, conservatrice, réactionnaire. C’est un mur contre les pensées, contre ce qu’il n’est pas possible, aujourd’hui encore, d’expliquer. C’est le fait d’une mentalité systématique, basée sur les a priori (soit intérieurs ou extérieurs, sociaux ou esthétiques). On aime le confort, la répétition, les mythes ; on aime écouter toujours la même chose, avec ces petites différences qui permettent de démontrer son intelligence.
8Écouter la musique.
9C’est très difficile.
10Je crois, aujourd’hui, que c’est un phénomène rare.
11On écoute des choses littéraires, on écoute ce qui a été écrit, on écoute soi-même dans une projection…
12L’espace.
13La salle classique de concerts est un espace horrible.
14Car elle ne donne pas des possibilités, mais une possibilité.
15Il y a pour chaque salle un travail spécifique à faire, comme autrefois on écrivait pour tel ou tel lieu, telle ou telle circonstance. La musique que je suis en train de chercher est écrite avec l’espace : elle n’est jamais semblable dans n’importe quel espace, mais travaille avec lui.
16Cela permet une grande diversité. Dans l’esprit de Musil, s’il y a le sens de la réalité, il doit y avoir aussi le sens des probabilités1. Il n’est pas exact que ce que l’on a choisi est unique et juste ; peut-être ce qui n’a pas été choisi est-il plus juste. Dans le travail en studio, dans la musique électronique, on passe par là. Il y a beaucoup d’imprévus, des hasards, des erreurs – erreurs qui ont une grande importance, comme Wittgenstein l’a théorisé2.
17Car l’erreur est ce qui vient casser les règles.
18La transgression.
19Ce qui va contre l’institution stabilisée.
20Ce qui pousse vers d’autres espaces, d’autres cieux, d’autres sentiments humains, à l’intérieur et à l’extérieur, sans dichotomie entre les deux, comme la mentalité banale et manichéiste le soutient encore maintenant.
21Diversité de la pensée musicale.
22Non pas des formules musicales, des règles ou des jeux.
23Une pensée musicale qui transforme la pensée des musiciens, plutôt que leur donner un nouveau métier permettant de faire de la musique soi-disant d’aujourd’hui, un métier qu’on peut utiliser comme des formules.
24Schoenberg, lorsqu’il a fondé son organisation de concerts3, imposait toujours de très nombreuses répétitions. Par exemple, pour la Symphonie de chambre [1906] opus 9, il a fait une dizaine de répétitions. Mais il n’a pas donné le concert.
25Cela m’a beaucoup fait réfléchir.
26Le travail de recherche est infini, en effet. La finalité, la réalisation, c’est une autre mentalité. Peut-être l’idée de Schoenberg n’est-elle pas une folie, mais contient-elle une grande vérité. Souvent, dans le travail de recherche ou durant les répétitions, éclatent des conflits. Mais ce sont des moments très émouvants. Après, il y a la ritualité du concert.
27Peut-être est-il possible de changer cette ritualité, peut-être est-il possible d’essayer de réveiller l’oreille.
28Réveiller l’oreille, les yeux, la pensée humaine, l’intelligence, le maximum d’intériorisation extériorisée.
29Voilà l’essentiel aujourd’hui.
30Date : 17 mars 1983.
31Source : « L’erreur comme nécessité », in Révolution, 1983, n° 169, p. 50-51 – conférence donnée à Genève, Salle Patiño, le 17 mars 1983, avant une exécution de Das atmende Klarsein, dans le cadre d’un concert Contrechamps. « Luigi Nono, avant l’audition de cette œuvre, a prononcé quelques mots d’introduction. Nous en donnons ici l’essentiel, dans sa forme abrupte, provocatrice, qui ne veut se satisfaire d’aucune complaisance, d’aucune facilité, ni de la moindre séduction. On y lira l’instant d’une pensée en liberté, d’une pensée écartant toute logique “à système” – dont les ravages, philosophiques, politiques, esthétiques, sont plus qu’à tout autre sensibles au communiste Nono –, qui cherche, à partir d’un doute fondamental, ce qui vaut au-delà de ses propres acquis. Luigi Nono ne fait ici aucune séparation entre l’expérience musicale et l’expérience politique : son travail, aujourd’hui, entend mettre en crise les idéologies usées, les systèmes figés, les mentalités fixées sur leur vérité, et inciter à l’ouverture, à l’expérience de l’instant, à ce que Cacciari signe par cette phrase : “Réussir à parcourir tous les chemins sachant qu’il n’y aura pas de sortie, sans nostalgie, sans consolation – mais TOUS les chemins…” », écrivait en introduction Philippe Albèra, qui réalisa la transcription de cette conférence.
Notes de bas de page
1 [Musil (Robert), L’Homme sans qualités (1930-1933), nouvelle édition de Jean-Pierre Cometti (traduction, Philippe Jaccottet), Paris, Seuil, 2004, p. 34. Voir, dans la bibliothèque de Nono, la traduction italienne, sous le titre L’uomo senza qualità (Turin, Einaudi, 1958).]
2 [Nono se réfère au Ludwig Wittgenstein des Note sul Ramo d’oro di Frazer (exemplaire annoté à l’ALN), Milan, Adelphi, 1975, et surtout, p. 17 : « Découvrir la source de l’erreur […]. Trouver le chemin qui mène de l’erreur à la vérité », et p. 18 ; traduction française, sous le titre Remarques sur « Le Rameau d’or » de Frazer, avec un essai de Jacques Bouveresse (« L’animal cérémoniel »), Lausanne, L’Âge d’Homme, 1982, p. 13.]
3 [Allusion au Verein für musikalische Privataufführungen, fondé par Schoenberg en 1918.]
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