Préface au Traité d’harmonie d’Arnold Schoenberg
p. 428-434
Texte intégral
1Étant donné la variété de ses composantes (historiques, méthodologiques, théoriques et pratiques), le Traité d’harmonie1 offre bien des possibilités de lecture, d’utilisation, de réflexion et d’étude, dans l’unité de sa conception et la dialectique de ses composantes. Schoenberg lui-même en a souligné la complexité, mais étrangement par un jugement simpliste sur sa « longueur ». Dans la préface du Praktischer Leitfaden (192322) d’Erwin Stein, Schoenberg écrit :
Mon traité d’harmonie est trop long; et quand l’auteur – qui représente l’obstacle vivant à des coupes raisonnables – ne sera plus de ce monde, les trois quarts du livre en feront les frais3.
2(Mais Stein avait déjà simplifié le livre du vivant de Schoenberg!) Plus loin:
Du reste, des révisions seront nécessaires, pour suivre l’évolution des époques toujours meilleures, et afin que les nouvelles générations puissent encore se servir utilement de ce quelque chose de bon que l’on trouve à chaque époque, laquelle, en raison même de son antériorité, est aussi moins bonne4.
3Pourquoi un traité sans aucun doute d’une grande importance historique, et qui s’ajoute aux grands traités théoriques et pratiques du passé, à celui attribué à Hucbald de Saint-Amand (IXe-Xe siècles), comme à ceux de Gioseffo Zarlino (1558 et 1571), Jean-Philippe Rameau (1750) et Hugo Riemann (1880, 1887 et 1905), pour n’en citer que quelques-uns, présente-t-il, aujourd’hui encore, quelque intérêt pour le musicien, pour le professeur et pour l’élève ? Ce sont certaines de ces raisons que je voudrais prendre en compte et discuter ici.
1. Relation entre professeur et élève
4Ce qui ressort des différentes formulations de Schoenberg dans son traité, c’est un ductus extrêmement argumenté et d’une grande dynamique dialectique – et nous sommes en 1911 ! Dans ce traité, il n’y a pas la moindre trace d’académisme habituel, utilisé et finalisé de manière subalterne, ni de formules pour un usage commode et facile. Cet académisme et ces formules sont les ennemis de la connaissance analytique et historique, et l’instrument ambitieux destiné à retenir le cours du temps par des esthétiques et des goûts personnels (révélateurs d’une volonté obtuse et autoritaire), qui bloquent et ne rendent nullement actives, lors des études, l’imagination, la recherche et la créativité de l’élève. On sait bien que Schoenberg n’a jamais fait de sa théorie et de sa pratique du dodécaphonisme l’objet de son enseignement. Il n’a jamais considéré l’élève comme un récipient à remplir pour la propagation et l’affirmation de ses propres idées.
5Lisons attentivement ce que Schoenberg écrit :
Ce livre est né de ce que m’apprirent mes élèves.
Jamais je ne fis référence à des règles rigides qui enserrent habituellement (et avec tant de soin) le cerveau d’un élève.
Mais l’enseignant doit avoir le courage […] de ne pas faire de sa personne un être infaillible qui sait tout et jamais ne se fourvoie. Il faut, bien au contraire, qu’il se montre l’infatigable et éternel chercheur qui, parfois, peut trouver.
J’ai tiré la leçon des erreurs commises par mes élèves à la suite d’insuffisantes ou fausses directives de ma part et par là même j’ai appris à leur indiquer de meilleures voies5.
(Avant-propos à la première édition)
6Et aussi :
Ce dont je ne fais pas mention n’est donc pas exclu pour moi6.
C’est ici le devoir […] du professeur de transmettre à l’élève la technique des maîtres7.
Une des plus nobles tâches de l’enseignement est d’éveiller le sens du passé tout en ouvrant du même coup les yeux sur l’avenir. Il peut ainsi être historique: en établissant les relations entre ce qui fut, ce qui est et ce qui vraisemblablement sera. L’historien peut devenir productif […] s’il s’évertue à lire dans le passé les signes du futur8.
L’élève […], qu’il sache bien que les conditions mêmes de la dissolution du système sont contenues dans celles en vertu desquelles il s’est édifié. Qu’il sache que dans tout ce qui vit il y a ce qui change, se développe et se désagrège9.
Représenter la vie dans l’art avec son mouvement, ses mutations possibles, ses nécessités et, pour seule loi éternelle: le développement qui reconnaît le changement, voilà qui doit avoir des effets autrement fructifiants que d’admettre – parce que cela arrange le système – l’idée tranquille d’un terme au développement10.
7Avec une grande lucidité, il en dérive une conception non évolutionniste, mais dialectique. Nous pouvons la comprendre aujourd’hui comme un choix pédagogique clair et un grand exemple historique, en prenant en compte les conséquences rationalisées et pratiques de démocratie anti-autoritaire, par exemple dans les écoles et dans les universités italiennes – les conservatoires de musique, à quelques exceptions près, restent malheureusement isolés –, issue de ce fort vent de révolte des étudiants qui a soufflé en 1968. Or, des méthodes entêtées et anachroniques s’opposent encore aux nouvelles et nécessaires réformes, et les contrarient. Et ce n’est pas un hasard si le Traité d’harmonie est utilisé par des musiciens démocratiques – parmi lesquels Giacomo Manzoni au Conservatoire Giuseppe-Verdi de Milan (et il n’est pas le seul) –, qui se sont entremis personnellement pour l’introduire comme nouvelle base d’étude.
2. Le matériau acoustique
8Schoenberg écrit :
Le matériau de la musique est le son, qui d’abord agit sur l’oreille. La perception sensible provoque des associations et met en relation le son, l’oreille et le monde des sensations11.
On ne saurait trop défendre la volonté de déduire d’un seul […] son tout ce qui fait le physique de l’harmonie12.
Car, si l’ébéniste sait comment assembler et faire tenir différentes pièces de bois, il se fonde sur autant d’observation et d’expérience que le théoricien de la musique qui s’entend à enchaîner des accords de la meilleure façon13.
9Ce sont des sujets de réflexion attentive et d’étude dans la musique.
10Le matériau en soi.
11Et nous savons à quel point la physique acoustique, l’électronique et de nouvelles méthodes d’analyse élargissent aujourd’hui notre connaissance du phénomène acoustique en soi, la manière dont ce phénomène se forme, varie et propose d’autres principes de composition, plus nouveaux, et l’application d’éléments compositionnels fondamentaux, parmi lesquels le rythme, la période, le spectre harmonique et d’autres encore, issus de la grammaire musicale.
12L’oreille et la perception physique, émotionnelle et rationnelle, et leur problématique d’hier et d’aujourd’hui.
13Leur continuel élargissement, d’étude et de pratique, suite à l’élargissement du registre (aigu et grave) à l’orchestre comme dans le studio électronique.
14Un dépassement perceptif et sémantique des dichotomies consonance dissonance et son-bruit par l’analyse et la fonctionnalité physique, non plus basée sur une pratique tonale ou chromatique de l’échelle physique, mais enrichie de micro-intervalles (inférieurs au quart de ton) et de champs harmoniques, étudiés et composés avec un générateur électronique de fréquences.
15L’implication de méthodes analytiques actuelles, y compris psychophysiques, et la prise en considération active du milieu acoustique et social dans lequel nous vivons et intervenons, dans ses éléments complexes, et non la fermeture esthétique passive et a priori, par l’accoutumance à une tradition subie et imposée, avec toutes les implications superstructurelles introduites clandestinement, et qui n’ont pas été modifiées en un rapport dialectique nécessaire, par la transformation (ou l’ébauche de transformation) de la structure économique et sociale.
3. Difficultés et obstacles
16Schoenberg écrit :
La conclusion issue d’une telle démarche est fausse dès lors que des lois formulées à propos de certains phénomènes observés jusqu’ici prétendent s’appliquer désormais, et pour toujours, à tous les autres phénomènes. Et la fatalité voulut même que l’on crût avoir découvert ainsi une règle d’or permettant de détecter également la valeur de tout chef-d’œuvre. Cependant, la réalité bien vivante les a si souvent désavoués, ces faiseurs de théories qui maintes fois déclarèrent non artistique ce qui n’était pas conforme à la règle, qu’ils devraient bien enfin laisser là leurs chimères14.
17Cette position claire, vivante et antidogmatique de la musique ne parle-t-elle d’elle-même ?
18Ce qui nous apparaît aujourd’hui éloigné peut demain nous sembler proche15.
19À propos de la dichotomie consonance-dissonance :
Si […] j’utilise encore les expressions consonance et dissonance, bien que celles-ci ne soient pas justifiées, c’est afin de bien mettre en évidence les signes à partir desquels le développement de l’harmonie apportera très bientôt la preuve de l’insuffisance de cette division16.
20Et à propos de la mélodie :
Il est difficile d’établir un critère pour cela, car ce qui autrefois était jugé non mélodique est aujourd’hui souvent ressenti comme mélodique17.
21Il est clair que ce ne sont pas des citations ipse dixit, ni même justifiant, d’une manière assurément non nécessaire, la musique d’aujourd’hui dans sa problématique. Il s’agit d’une lecture particulière démontrant la position ouverte de Schoenberg face à la dynamique continue des nouvelles recherches, des nouvelles pratiques et des nouvelles activités créatrices.
4. Exemples musicaux
22Certes, Schoenberg se limite aux classiques européens et aux exemples de sa propre invention. Aujourd’hui, le panorama s’élargit considérablement, comme je l’ai dit ci-dessus. Si Schoenberg écrit encore, en 1948, et pour des raisons de circonstances, ses Fonctions structurelles de l’harmonie18, incluant de nombreux exemples historiques, de Bach à lui-même, je pense que nous devons aujourd’hui élargir nos études comparées aux cultures extra-européennes, surtout dans le domaine du chant rituel et populaire, avec les nouveaux processus de connaissance scientifique et analytique19. Non pour d’autres « formules », mais pour comprendre différentes mentalités compositionnelles, avec d’autres matériaux musicaux, des processus particuliers et une autre fonction sociale. Des études comparées entre différentes civilisations et cultures éloignées par leur histoire, leurs coutumes et leur développement économique, sont aujourd’hui nécessaires. Pour dépasser l’eurocentrisme, mais aussi pour étudier et mieux comprendre les processus de libération et de nouveau développement culturel, qui voient le jour, difficilement mais inévitablement, en Asie, en Afrique et en Amérique latine.
23Le développement musical de Schoenberg s’est révélé depuis historiquement important, contradictoire certes, mais dont toute la positivité objective doit être analysée loin de tout schématisme et de tout a priori, en soi-même et dans le contexte historique, sociologique et musical de l’époque. Ne considérons pas Schoenberg comme un phénomène musical à part, mais, à propos de son traité notamment, comme un phénomène déterminé et déterminant au sein du bouillon de culture novateur et important, qui caractérisa la Vienne de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle, lorsque la structure sociale, économique et intellectuelle de l’empire austro-hongrois commençait à se briser et à se dissoudre. Autrement dit, Schoenberg doit être étudié dans ses rapports avec la littérature, la philosophie, l’architecture, la peinture et la musique, avec les nouvelles méthodes de connaissance et avec l’austro-marxisme, et aussi dans ses rapports avec les sociodémocrates David Joseph Bach, Ernst Mach et Joseph Scheu. Il ne doit pas être qualifié de révolutionnaire pour justifier son importance, mais analysé scientifiquement (selon une méthode marxiste ni vulgaire ni grossière), et non réduit aux citations dogmatiques de phrases extraites d’écrits et d’entretiens, même si elles sont intelligentes, faites par Hanns Eisler20, par exemple : la nécessité d’un développement et d’un approfondissement réel de notre analyse.
24Le Traité d’harmonie de Schoenberg incite à la connaissance de la pratique harmonique d’une époque donnée et sollicite l’étude du passé – un cas parmi d’autres : la polémique sur les dissonances entre Monteverdi et Artusi – et d’autres époques historiques, dans leur pratique authentique, et non dans la stérilité de manuels académiques. Et il ouvre sur le futur. Pour moi, dans d’autres conditions et d’autres situations, Arnold Schoenberg a toujours été un grand maître21. Et il l’est toujours. L’étude continuelle de ses œuvres, de ses pensées et de ses écrits théoriques, avec tous leurs rapports historiques et leurs contradictions, aide à approfondir la connaissance de son époque – une époque qui a vu naître l’une des plus grandes révolutions musicales. Et dans ce panorama, le Traité d’harmonie continue à exercer son influence, aujourd’hui encore22.
25Date : été 1977 (Venise).
26Sources : « Prefazione alla Harmonielehre di Arnold Schoenberg », tapuscrit (ALN) ; Schoenberg (Arnold), Harmonielehre, Peters, Leipzig, 1977, p. V-XI – il existe trois versions de ce texte : l’original italien, une traduction allemande, à laquelle collabora Nuria Nono-Schoenberg, et une révision en allemand, incluant certaines modifications ; une nouvelle version italienne, en 1980 (Musica/Realtà, 1980, n° I/1, p. 37-42), résulte d’une nouvelle traduction de Luca Lombardi.
Notes de bas de page
1 [Schoenberg (Arnold), Harmonielehre, Vienne, Universal Edition, 1911-1922; traduction française, sous le titre Traité d’harmonie, Paris, Lattès, 1983. Luigi Nono connaissait naturellement, outre les livrets, les lettres et Le Style et l’Idée, tous les traités de Schoenberg, qu’il lisait en italien, en allemand ou en anglais.]
2 [Stein (Erwin), Praktischer Leitfaden zu Schönbergs Harmonielehre, Vienne, Universal Edition, 1923; traduction italienne, sous le titre Guida pratica al Manuale d’armonia di Arnold Schoenberg, in Schoenberg (Arnold), Manuale d’armonia, sous la direction de Luigi Rognoni (traduction, Giacomo Manzoni), 2 vol., Milan, Il saggiatore, 1963.]
3 [Schoenberg (Arnold), Manuale d’armonia, op. cit., vol. II, p. 549.]
4 [Ibid., vol. I, p. 549-550.]
5 [Schoenberg (Arnold), Traité d’harmonie, op. cit., p. 16; édition italienne, vol. I, p. 1.]
6 [Ibid., p. 511; édition italienne, vol. II, p. 523.]
7 [Ibid., p. 33; édition italienne, vol. I, p. 17.]
8 [Ibid., p. 52; édition italienne, vol. I, p. 37.]
9 [Id. ; édition italienne, id.]
10 [Ibid., p. 54; édition italienne, vol. I, p. 39.]
11 [Ibid., p. 37; édition italienne, vol. I, p. 21.]
12 [Id., ; édition italienne, id.]
13 [Ibid., p. 23; édition italienne, vol. I, p. 7.]
14 [Ibid., p. 25 ; édition italienne, vol. I, p. 9.]
15 [Ibid., p. 39 ; édition italienne, vol. I, p. 24.]
16 [Ibid., p. 40 ; édition italienne, id.]
17 [Ibid., p. 69 ; édition italienne, vol. I, p. 54.]
18 [Schoenberg (Arnold), Structural Functions of Harmony (1948), New York, Norton, 1954 ; traduction italienne de Giacomo Manzoni, sous le titre Funzioni strutturali dell’armonia, sous la direction de Luigi Rognoni, Milan, Il saggiatore, 1967.]
19 [Dans le tapuscrit et la première rédaction en allemand, Nono écrit : « La continuité créatrice marxiste ».]
20 [Cf. Eisler (Hanns), Gespräche mit Hans Bunge (1958-1962), Leipzig, VEB Deutscher Verlag für Musik, 1975.]
21 [Dans la première édition imprimée, cette phrase est précédée de la nuance suivante : « Bien que j’appartienne à une autre génération et que mon développement ait d’autres présupposés ».]
22 [La section à partir de : « Et il l’est toujours » a été ajoutée par Nono sur la première rédaction en allemand.]
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