La Scala et tout le reste
p. 408-412
Texte intégral
1À Avellino mûrissent aussi les nouvelles perspectives d’un clair renouveau politique et culturel de masse. Suivant les indications du parti, ce qui résulte des problèmes et de la reprise dans l’agriculture et dans les campagnes (comme pour tout le Mezzogiorno en particulier), ce sont la redécouverte et la nécessité de retrouver et d’étudier la culture (dans ce cas, musicale) paysanne et montagnarde très riche dans cette zone. Une culture depuis trop longtemps abandonnée à elle-même, ignorée ou en rapport lointain avec différents moments sociaux.
2À Avellino, à l’engagement politique pour des solutions économiques s’ajoute l’activité d’un groupe de jeunes de l’Arci local pour dynamiser la composante culturelle, avec des difficultés théoriques et pratiques. Et surtout : « Comment faire ? ». La récupération d’une culture subalterne, souvent de lutte et de révolte contre les Bourbons et contre l’État italien après Garibaldi et les répressions contre les paysans (Dorso et Gramsci), comme fin en soi ? Ou la redécouverte d’un patrimoine culturel à sauver et à rapporter à celui d’autres zones du Sud ? Ou à développer au contact de la nouvelle réalité sociale (expansion industrielle) et avec les nouvelles conquêtes techniques de créativité, de communication et de participation ? Ces problématiques sont vivement ressenties à Avellino. Non seulement donc une demande, sinon une exigence de davantage de culture, mais une présence capable d’intervention directe et de coordination.
3Avec Salerne et ses activités musicales en cours, avec Naples et ses différentes initiatives-tentatives, avec un groupe d’étudiants du conservatoire napolitain, qui cherchent à échapper à leur encrassement, avec Giovanna Marini et son expérience dans les Pouilles, dont la méthode, l’étude et les résultats s’avèrent sérieux, et avec d’autres groupes et d’autres propositions, jusqu’à Maurizio Pollini, et au rapport avec le Nord. Bien sûr, l’intention, en partie compréhensible, dénote encore un retard entre la culture paysanne (le Sud) et la culture industrielle (le Nord), retard ainsi schématisé : chant populaire et musique électronique. Mais elle représente une plus grande conscience politique et une volonté de participation active.
4Les difficultés sont variées : au manque d’espaces pour des rencontres, des discussions et des confrontations importantes et massives, le Conservatoire Cimarosa répond par l’ouverture et la grande disponibilité de son directeur, Bruno Mazzotta. La plus grande salle est ouverte socialement à des réunions et à des rencontres. Bien plus, on organise des séances d’enregistrement destinées à recueillir les chants de la zone, avec la participation d’étudiants et de professeurs du conservatoire. On organise actuellement l’ouverture en plein air (dans les quartiers et les zones montagneuses), pour travailler en masse et pour favoriser la participation et la conscience dans le développement de la problématique, théorique et pratique, qui en résulte. L’argent manque – il ne s’agit pas de milliards – ou est insuffisant. Mais la passion, l’enthousiasme et les énergies sont vifs. Et le gouvernement ? Sourd, incapable d’élargir par des programmes et de répondre économiquement. Mauvaise administration ou incurie ? Certainement pas, mais un désintérêt culturel de classe. Les organismes locaux, de la Commune à la Région, surtout s’ils sont à gauche, peuvent-ils faire face à ces initiatives qui se développent dans le pays, malgré les coupes financières et les honteuses interférences gouvernementales (impossibilité de payer les salaires aux employés, surtout dans le Sud), et imposer, dans le même temps, l’attention et les ajustements nécessaires et disponibles, mais mal distraits ? C’est une vérification et, dans le même temps, une nécessité à affronter, peut-être avec davantage d’acuité.
5Si je me suis arrêté sur Avellino, ce n’est pas parce que c’est un cas rare en Italie, mais parce que son caractère emblématique me semble très révélateur de la question musicale, non par ses cloisons étanches, mais par la complexité et l’urgence d’une méthode, d’une pratique et d’une unité fonctionnelle qui caractérise l’action du PCI. Le chœur d’Orgosolo et Beppino Marotto vivent les mêmes problèmes, et d’autres musiciens, autour d’eux et en Sardaigne, se préoccupent de manière constructive de rompre l’isolement de leur réalisation. Nombre de groupes folk et de chanteurs populaires ne ressentent-ils pas la nécessité de se confronter (et pas seulement d’être utilisés « en concerts ») et d’approfondir leurs bases et leurs rapports de création et d’organisation dans l’actualité de la lutte de classe d’aujourd’hui ? Les Inti-Illimani ont cette exigence, contre le « répétitif », important pour le souvenir d’hier, pour une meilleure correspondance avec la lutte actuelle du Chili et pour une pénétration plus approfondie de la réalité de la lutte italienne. Cela ne doit-il pas concerner et intéresser la programmation économique et culturelle d’un gouvernement, s’il veut réaliser et répondre aux intérêts populaires des travailleurs, et aussi des classes moyennes ? Il est bien sûr illusoire d’attendre cela de gouvernements-pots-de-vin ou préoccupés par un « prestige-oripeau » dix-huitiémiste.
6Un bond : à Leningrad, le splendide Orchestre philharmonique réalise une série de concerts pour l’interprétation de jeunes compositeurs, aux styles et aux techniques les plus différents : aléatoires, atonals, sériels, encore dodécaphoniques, réalistes… Des compositeurs encore inconnus en Italie, et refusés par des imprésarios privés italiens, alors qu’ils sont proposés à Leningrad pour les tournées de l’orchestre en Italie. On discute à la Rai-TV de la réduction ou de la suppression de certains ensembles (orchestres et chœurs), pour n’en conserver qu’un, semble-t-il. Cette proposition est justement refusée, à la faveur de l’élargissement de l’utilisation sociale des ensembles, et de leur utilisation régionale, nationale et internationale. Et pourquoi ne pas prendre exemple sur Leningrad pour une série de concerts de jeunes compositeurs, en intervenant ainsi sur la nécessaire vérification de ces compositeurs, en différents lieux et espaces, y compris de masse, et en éliminant de même l’attente qui « consacre » ou qui « révèle », et qui les réduit à la consommation « officielle », élitiste, de différents festivals ? Et en établissant un nouveau rapport avec les conservatoires et en contribuant à rompre leurs limites actuelles ?
7Nous connaissons tous la situation arriérée des conservatoires italiens – le PCI propose depuis des années une loi pour une réforme de l’enseignement de la musique. Mais, dans ces conservatoires, différentes initiatives se développent, ubi et orbi, indiquant de nouvelles ouvertures et accélérant la nécessité de réformer méthodes et structures. Comme à Pesaro : Gianpiero Taverna, professeur, et un groupe d’élèves ont monté, avec une inventivité renouvelée, L’Opéra de quat’sous de Brecht et Weill, et des rencontres suivies et vivantes se développent dans les quartiers. Un autre indice de l’effervescence constructive et de l’implication populaire qui se produit en Italie, de différentes manières, mais selon une perspective juste. Comme à Rome, notamment, à l’initiative culturelle du Comité de quartier Borgo-Prati et de l’Arci, avec la contribution de jeunes du « Collectif du Conservatoire Santa Cecilia », en pleine autonomie. Ces jeunes, parmi de nombreux autres, sont les signes sans équivoque du changement de rapport entre musique-société-masse et institutions démocratiques. Souvent, la continuité de ces initiatives, mises en péril par différentes difficultés pratiques, risque le caractère occasionnel, le souffle court. On doit notamment attendre de l’Arci une actualisation quantitative et qualitative.
8Et ce bel espace, grand (6 000 places), en plein air, de l’Arène de Macerata ? Comment est-il utilisé et comment pourrait-il être utilisé autrement ? Orchestre de bric et de broc, répétitions réduites au minimum sinon à rien, répertoire d’imprésarios dix-neuviémistes, avec renfort de publicité, et contraintes économiques interdisant la qualité et la nouveauté. Mais un espace qui pourrait devenir un point de référence important. Dans cette situation, même minoritaires, les camarades de Macerata ont contribué à indiquer de possibles changements. Mais les contraintes actuelles ne peuvent-elles être résolues que par Macerata, avec toute la bonne volonté du monde ?
9Et le gouvernement. Avec Macerata, combien d’espaces et combien d’activités pourraient devenir en Italie de nouveaux centres culturels et ne pas être considérés à tort comme des espaces et des activités « provinciales », selon l’optique à la Marie-Antoinette du gouvernement ?
10À Reggio Emilia, et dans toute l’Émilie-Romagne, la situation change. Les raisons en sont claires. Mais ce qui n’est pas connu, ce sont les efforts et les contraintes économiques (coupes financières du gouvernement et blocages des financements), malgré la participation coordonnée de différentes institutions de masse, jusqu’aux syndicats et aux conseils d’usine et de quartier. Avec la semaine musicale de la RDA, et avec la présence du compositeur Paul Dessau (collaborateur de Brecht, créateur fertile et enseignant), Musica/Realtà de Reggio Emilia élargit ses horizons. La reprise immédiate au Teatro comunale de Bologne, et sa diffusion dans d’autres villes, du Per Massimiliano Robespierre de Manzoni1, au cours de la nouvelle saison, témoignent d’un principe rationnel de programmation. Bien sûr, le programme proposé par l’Ater (concerts, opéras et ballets) pour les prochaines années, sur le plan des choix et des propositions, aurait besoin d’une meilleure connaissance de ce qui est nouveau dans les pays socialistes, et devrait tenir compte de nos demandes plus qualifiées et indicatives – pour inviter des camarades soviétiques, par exemple. Mais la musique dans cette région connaît une diffusion de masse.
11Et les théâtres des communes administrées par les partis de gauche (Gênes, Turin, Milan, Florence, Bologne et Venise) ? On commence à dépasser le « municipalisme » et les rivalités de prestige, qui mènent aux déficits économiques. Mais beaucoup reste à faire pour parvenir à un accord sur les programmes à répartir et à faire tourner, en dehors de ces régions. La qualité s’en trouverait améliorée, par la répartition des engagements, donc moins de dispersion économique et un meilleur fonctionnement collectif. Une plus grande ouverture et une meilleure coordination s’imposent donc. Le second orchestre régional de l’Ater peut devenir un centre d’initiatives, incitant à la création, à l’expérimentation et à la connaissance directe entre compositeur et interprète, et suppléant ainsi aux retards pratiques et de programmation des conservatoires.
12Sur La Scala, on a dit beaucoup de choses et on a beaucoup écrit. Finalement, la question a été sereinement affrontée par l’assemblée des travailleurs du théâtre, le 15 avril, grâce à l’intervention claire et constructive de Vaglia, secrétaire milanais de la FILS2, une intervention adoptée à l’unanimité. Il est clair que beaucoup reste encore à construire et à renouveler, en interne et dans le contexte national, en développant, avec plus de détermination et de vérification, des initiatives pour une utilisation sociale (public varié et syndicats consultés) déjà en cours. Des suppositions, des instrumentalisations et des exagérations sont le pain quotidien de différents journaux et la proie de groupes politiques de droite. La disponibilité du PCI pour une mesure particulière qui, considérant le niveau artistique de La Scala, en garantit l’activité à l’étranger, est précise. Comme est sans équivoque la réforme des activités musicales proposée depuis des années par le PCI comme l’une de ses priorités. Malheureusement, l’attitude du gouvernement contre la question musicale dans sa globalité nationale reste ferme, mais aussi rétrograde.
13Aux soi-disant oppositions au sein du PCI en ce qui concerne La Scala, que différents journaux ont alléguées comme prétextes, répond l’unanimité autour de la déclaration du camarade Tortorella, ainsi que les justes arguments de son article du 16 avril dans L’unità.
14En ce qui me concerne, j’invite à lire ma déclaration complète, telle qu’elle a été publiée dans Il corriere della sera3, et non celle, coupée ou résumée, qui a paru dans d’autres journaux. Sur les oppositions et les contradictions au sein du PCI, il n’y a rien à inventer, ou si peu. Comme il n’y a rien d’équivoque dans sa position. Il y a tout au plus une surprise à la lecture d’expressions d’une imagination douteuse, même dans la polémique, et d’un style lourd dans une déclaration du camarade Paolo Grassi contre le camarade Luigi Pestalozza.
15Date : 1976.
16Source : « La Scala e tutto il resto », in Rinascita, 23 avril 1976, n° XXXIII/17, p. 23.
Notes de bas de page
1 [Per Massimiliano Robespierre fut créé le 17 avril 1975 au Teatro Comunale de Bologne, dans une scénographie de Giuseppe Spagnulo, sur lequel Nono écrit : « Pour un espace humain-social qui ne soit pas celui dans lequel nous sommes encore enfermés – et la fausseté du faux “duc”, de la fausse cour, fausse ou vraie : la même bêtise qui opère dans l’équivoque entre “le peuple”, musique, sculpture, Spolète. /L’invention du matériau de la composition, pour une signification nouvelle, malgré et contre les contraintes actuelles. /Pourfendre le goût, les gestes satisfaits, complaisants, pourfendre justement pour un espace humain, social et différent. Le dur travail de Pino Spagnulo en témoigne aussi ». (Plaquette éditée à l’occasion d’une exposition consacrée à Pino Spagnulo, et que nous a transmise Girolamo Federici, sans indication ni de date ni de lieu).]
2 [Federazione italiana dei lavoratori dello spettacolo, Fédération italienne des travailleurs du spectacle.]
3 [Pasi (Mario), « Dopo le dimissioni del sovrintendente tensioni nella Scala orfana, Luigi Nono interviene contro il consiglio d’azienda », in Il corriere della sera, 11 avril 1976.]
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