Une ville et la culture militante1
p. 402-407
Texte intégral
1Quelques considérations étroitement liées : avant tout, sur la manière dont nous concevons la culture, dans son acception globale, conceptuelle, de la vie sociale, dans sa connaissance, pour sa transformation, et en continuité dialectique, opérationnelle, avec la masse – d’où une intelligence politique qui réclame une originalité d’analyse, de propositions, d’indications et de pratique. Dans cette intelligence, dialectique et non mécanique, la spécificité créatrice : technique, expérimentation et pluralité des solutions, même problématiques, toujours à discuter, à prouver, à vérifier et à organiser. Créativité fortement et différemment « provoquée » par la participation et « provocant » la participation à la lutte des classes aux côtés des travailleurs, même avec des erreurs et des contradictions, toujours à dépasser avec une intelligence et une originalité analytique, dans le continu et puissant développement théorique et pratique du marxisme. Même s’il existe des positions dans lesquelles l’individuel s’exprime subjectivement, ou s’il en a la présomption, reclus et résolu en soi-même, jusqu’au technocrate « privilégié » qui se pose en nouveau messie et en nouveau démiurge des masses – à étudier aussi pour savoir en saisir des éléments d’une autre connaissance de l’aujourd’hui –, le rapport entre globalité et spécificité doit libérer la créativité, ou du moins la favoriser, dans le dépassement de l’utilisation capitaliste de la culture : commande, production, consommation et fonction. Un rapport toujours à inventer et à renouveler, en intervenant dans la dynamique même de la vie. La limite des modèles historiques en découle aussi pour la culture – l’étude historique nécessaire est tout autre chose. Elle exige la nécessité d’une rigueur analytique et d’une transformation continue de nous-mêmes, face aux schémas, aux praxis et aux usages du passé, qui peuvent aussi se projeter sur de nouvelles techniques créatrices et sur une nouvelle fonction sociale. C’est le passé et le présent du pouvoir économique capitaliste, qui a l’intention de perpétuer de vraies « camisoles de force » – la psychiatrie démocratique en a aussi dénoncé la nature répressive et fondée sur la lutte des classes, avec son action de nouvelle thérapie sociale. Et avec ces camisoles, la perpétuation de sa propre influence hégémonique, qui empêche ou se heurte à celle, naissante, de la classe ouvrière.
2Ce processus d’analyse et de transformation n’opère pas linéairement, ni par des affirmations et des déclarations faciles, mais réclame des actions intelligentes de vérification, de confrontation et de dynamisation culturelle, subjective et objective (parfois encore lente et désorganisée), de la part des travailleurs, de leurs organisations politiques, syndicales et récréatives. Avec ces actions, les producteurs de culture s’engagent à opérer de nouveaux choix, spécifiques, et à assumer de nouvelles responsabilités d’opérateurs et d’organisateurs-organisés. Cela, dans un horizon plus profond, pour l’intelligence, progressiste et révolutionnaire, de nouvelles techniques (inadaptées à l’évolution normale), d’imagination créatrice – et non de différentes évasions intellectualistes, ni de caractère simpliste et vulgarisant, pour une facilité de compréhension faussement programmée (attitude de passivité soumise) –, dans l’enrichissement de l’étude, de l’information et de la connaissance de la réalité, dans la contribution à une problématique, à des propositions et à un renforcement des idées et de la pratique dans la lutte commune pour une société différente et nouvelle. Cela pour dire, s’il m’est donné de réussir à me faire comprendre, comment le musicien militant travaille, ou tend à travailler, aussi bien à l’intérieur du mouvement ouvrier que dans la société actuelle. Pour dire aussi comment il doit assumer de plus en plus de références, de responsabilités et, si possible, d’initiatives auxquelles se mesurer, auxquelles mesurer le mouvement lui-même ou auxquelles être soi-même mesuré.
3Aujourd’hui, alors que la rupture avec le pouvoir de la DC et avec son régime corrompu et corrupteur est plus nécessaire que jamais, et alors que le mouvement des travailleurs est plus fort et plus déterminant par son potentiel, ses capacités, son intelligence et sa gestion, à l’intérieur et en dehors de l’usine, la condamnation et la certitude qu’Antonio Gramsci lança, le 29 mai 1928, contre le tribunal spécial fasciste, sonnent de manière exemplaire, contre une certaine force politique italienne : « Vous conduirez l’Italie à la faillite et il nous appartiendra, à nous, communistes, de la sauver2 ! ». Aux communistes, bien sûr, le 15 juillet prochain, dans le consensus et dans la participation toujours plus importante du peuple, des jeunes et des femmes, y compris de religion catholique et de différentes classes sociales durement touchées ou étranglées par l’arrogance du capital national et international – incapable de résoudre la crise économique et étatique –, des techniciens et des producteurs de culture, unis dynamiquement dans la Resistenza, hier, aujourd’hui et toujours, contre le fascisme, l’ancien et le nouveau, un fascisme manœuvré par des forces politiques et les services secrets intérieurs et étrangers.
4Ma candidature est aussi une contribution, comme celle de tant d’autres.
5Partons de l’institution des régions. Là où l’on pratique un vrai rapport constructif entre les différents groupes sociaux et le mouvement ouvrier dans sa lutte de masse, avec ses organisations politiques et syndicales, a mûri une nouvelle base sociale, propulsive et dialectique, pour et avec la gestion culturelle aussi, gramsciennement comprise. L’autonomie des initiatives et des décisions y est certainement fondamentale, dans le dépassement de la pyramide centralisée, bureaucratique, étatique et gouvernementale. Il s’ensuit une réorganisation économique et une réorganisation des pouvoirs, basées sur la participation de la masse populaire – voir le texte du camarade Ingrao, « Un autre visage possible de l’État », dans Rinascita du 2 mai 1975. Et il s’ensuit aussi une pratique sociale et culturelle nouvelle, liée à l’intelligence dans l’organisation et la création des travailleurs, des initiatives d’administrations locales comme de nouveaux organismes. C’est ce qui se passe dans les régions d’Ombrie, de Toscane et surtout en Émilie-Romagne, malgré des difficultés et un sabotage ouvert du gouvernement et de l’État.
6En janvier, à Terni, au Conseil régional, FLM3 et Arci ont organisé une rencontre-séminaire entre des ouvriers, Benno Besson (élève de Brecht et aujourd’hui directeur du Volkstheater à Berlin-Est) et ses collaborateurs : pendant plus de vingt jours, ils ont redécouvert ensemble, sur la base de leur vie et de leurs expériences de travail et de lutte, un texte exemplaire de Brecht, L’Exception et la Règle, en y redécouvrant de nouvelles dimensions de connaissance et d’invention culturelle.
7Tous unis dans un enthousiasme rationnel, pour une nouvelle dialectique créatrice, participant au contexte social caractéristique de la Terni ouvrière.
8Expérience pilote, comme à Reggio Emilia, avec Musica/Realtà. Ici, depuis deux ans, usines, asiles, crèches, écoles, bibliothèques, théâtres et opérateurs culturels, politiques et syndicalistes expérimentent, avec des musiciens (compositeurs, interprètes, critiques et chansonniers populaires), une nouvelle fonction de la musique, un nouveau public, une nouvelle gestion sociale et une programmation (hors du circuit des imprésarios) de politique culturelle, avec des développements et des conséquences certes déjà présents, mais peut-être pas encore atteints, et encore implicites, qu’il convient de faire émerger et de structurer, avec un fort engagement de réflexion, d’étude, de discussion, d’invention et de rapports organiques.
9Et dans la région vénitienne et à Venise ? Le pouvoir DC domine, et ses combines font rage, comme son clientélisme corrupteur, sa stupidité antipopulaire – à travers le diktat haineux de Fanfani vis-à-vis de ses coreligionnaires, ouverts et antifascistes, coupables d’avoir cherché d’autres accords administratifs avec les forces populaires –, et ses investissements irresponsables et balourds – le projet de raffinerie de Portogruaro bloqué alors que quatre milliards ont été dépensés. Dans les campagnes comme dans les zones industrielles, et à Venise même, la DC confirme ses intérêts serviles, sa grasse participation à la logique capitaliste de monopole, et se moque, comme à Porto Marghera (présence de l’industrie à participation étatique), de la modification de la politique industrielle et du contrôle démocratique, en privilégiant les intérêts et les logiques de pouvoir de quelques groupes économiques peu nombreux ; elle couvre de grosses spéculations, comme celle de la Montedison, en construisant plus de 2 000 logements (caserne de la Cita4, mais sans services collectifs). À Mestre, dans le bâtiment, les parcelles de terrains verts de 0,27 m2 par habitant subissent la très grave pollution quotidienne de l’air – la croissance de l’industrie chimique, dont les services de recherche pour les fertilisants semblent ne pas s’intéresser aux grandes nécessités de l’agriculture vénitienne et italienne. Face aux émanations de gaz, souvent mortels, à l’intérieur et à l’extérieur des usines, on ne fait rien, mais on crie et on prend des mesures pour les murs ébréchés des palais ou des églises. Et voilà que la DC et les forces politiques qui lui sont liées soutiennent la campagne pour sauver aristocratiquement le centre historique de Venise, en flattant un usage capitaliste de la ville et de la culture, caractéristique d’une fonction antipopulaire, anti-ouvrière et anticulturelle.
10Nos dénonciations et nos propositions sont détaillées dans le Programme pour une nouvelle administration de la Commune de Venise, édité par la Fédération vénitienne du PCI. Notre base est la participation et le développement du pouvoir de la masse des travailleurs, avec ses luttes, ses idées et ses choix, en augmentant la capacité de ses organismes démocratiques : des conseils d’usine aux conseils de quartier (pas simplement consultatifs, mais avec une capacité et des pouvoirs décisionnels, de contrôle et d’intervention). C’est l’opposition d’idée et de pratique sociale au mariage de la DC et du capital, et aux précédentes administrations du centre gauche. Et c’est la nouvelle réalité du profond changement social qui bouleverse en Vénétie (rapport entre campagne, usine, université et ville, et leurs luttes de masse souvent unies), l’obstination idiote de la DC, à la manière d’un hobereau dans une soi-disant « zone blanche ».
11En participant et en intervenant dans ce processus de lutte, dans cette transformation, est-il possible ou non de faire de la culture dans l’insularité vénitienne5 ? Les points de référence et les devoirs sont aussi nouveaux pour le musicien. Ou devrais-je m’expliquer seulement sur le Conservatoire de Venise (vraie île dorée), sur le théâtre de La Fenice – dont les masses, en lutte pour une gestion démocratique et sociale, et en graves difficultés économiques, ont, au contact avec des organismes démocratiques solidaires, mûri une conscience politique exemplaire pour les autres institutions lyriques) et dans mes partitions ? Et me limiter à signer des appels ? Il est clair que non. Tout comme est nécessaire la transformation de mon (notre) travail et de notre (mon) rapport militant. C’est, relativement, ce qui arrive avec les camarades de la section à laquelle j’appartiens, et avec des camarades peintres, lors de grandes et collectives interventions interdisciplinaires. Mais l’insularité vénitienne pèse, comme mentalité et comme pratique.
12Il est juste de parler de la priorité problématique des choix productifs et sociaux, par rapport à l’horizon des choix culturels. Et j’ajoute alors qu’à l’usine pétrochimique de Mestre, sur 6000 ouvriers environ, seuls 110 environ sont inscrits, et qu’à la Breda (ouvriers des chantiers navals), sur 2 000 environ, seuls 222 environ le sont. Et le problème de la priorité de nos opérations se pose : comment construire le Parti dans les usines ? Et/ou comment intervenir en développant aussi, de manière réaliste, un minimum d’hégémonie culturelle entre les travailleurs, et en développant chez eux la participation et le consensus ? Priorité ou dialectique dans nos interventions ? C’est tout un travail, une perspective en partie à avancer, et en grande partie à inventer. De cette manière, le travail du musicien et de l’intellectuel en général peut subir une forte accélération, précisément dans sa spécificité, dialectiquement, dans le contexte social à transformer. Je rappelle Terni et Reggio Emilia, et, dans un autre sens, mais toujours dans une perspective de croissance commune et réciproque, les discussions constructivement problématiques, en me limitant aux plus récentes, au Portugal, à Aljustrel, avec des mineurs, à Barreiro, zone ouvrière du port de Lisbonne, organiquement rouge, et à l’Université d’Oporto, et, en Italie, à la Bibliothèque municipale de Bollate, à la Breda de Sesto S. Giovanni, à l’Université d’État de Milan, à l’École normale de Pise ou encore à l’Académie des Beaux-Arts de Venise.
13Comment relancer, avec force, le discours sur les structures culturelles, en y incluant la Biennale ? Je me limite à la Biennale, qui peut être emblématique aussi bien en soi que pour la discussion que nous avons. Personnellement, je la pense en phase de restauration et de mise à jour, avanti adagio quasi indietro selon les ordres des capitaines des vieux vaporetti vénitiens.
14La Biennale, avec son nouveau statut, pourtant ouvert aux contenus démocratiques et antifascistes déclarés (et les années 1930 de la Resistenza ?), avec l’importance politique et culturelle des deux semaines « Liberté pour le Chili » (malgré leur jugement artistique eurocentriste), qui ont vu la participation passionnée, spontanée et organisée, des ouvriers du port, des masses de La Fenice en lutte et de nombreux jeunes – qui ont aussi suppléé aux graves lenteurs des structures internes de la Biennale –, cette Biennale, qui a vu un public nouveau, jeune et nombreux à l’occasion de ses autres manifestations (discutables et discutées), comment ne réussit-elle pas à gérer sa nouvelle fonction en impliquant cette masse et ces organismes démocratiques, actifs lors des semaines pour le Chili, aux problèmes, aux choix et à l’organisation ? Comment ne saisit-elle pas la demande de nouvelle culture pour une nouvelle information, une nouvelle connaissance et une nouvelle participation ? Comment ne comprend-elle pas que c’est le lien actif avec des conseils d’usine, des délégués, des quartiers, des organisations locales et d’autres organismes syndicaux ou récréatifs, qui peut la rendre novatrice, nationalement et internationalement, en accentuant de plus en plus le caractère démocratique et antifasciste déclaré, véhicule d’organisation d’une nouvelle culture expérimentale, de laboratoires techniques, de moyens et d’instruments pour des élaborations et des propositions, rassemblées et stimulées par des pays libérés du néo-colonialisme ou en lutte de libération ? L’argent n’arrive pas, ce qui est dénoncé. C’est vrai maintenant. Mais il est tout aussi vrai qu’il y a de l’argent pour des congrès plus ou moins clandestins – incluant voyages, hôtels de luxe et séjours, qui pèsent beaucoup, selon le bon vouloir de la Biennale de toujours.
15Pourquoi insister sur les vieilles formules de congrès, avec invitation individuelle et carte postale du week-end touristico-culturel ? La Fondation Cini ne suffit-elle pas ? Le principe ne change pas. Mais peut-être peut-on soi-même changer en profondeur, avec une forte lutte interne et externe, laquelle implique non seulement une prise de position, un large consensus – et la culture italienne est largement à gauche, comme la culture étrangère, mais autrement, dans ses nouveaux éléments de création –, et surtout les perspectives de notre bataille culturelle et nos choix en conséquence, à Venise, en Vénétie et en Italie, en incluant les masses des travailleurs.
16Date : 1975.
17Source : « Una città e la cultura militante », in L’unità, 6 juin 1975.
Notes de bas de page
1 [Le texte de Nono est précédé d’une introduction de la rédaction : « Nous avons demandé au camarade Luigi Nono, candidat au Conseil municipal de Venise sur les listes du PCI, de quelle manière se lient sa bataille de musicien, de producteur et d’organisateur de culture, et la décision de s’engager dans un nouveau rapport avec la réalité locale, avec les thèmes de la condition urbaine et avec les besoins des masses populaires. Voici l’intervention du camarade Nono ».]
2 [Nono utilise cette même phrase dans Al gran sole carico d’amore (II, 6, c).]
3 [Federazione (unitaria) lavoratori metalmeccanici, Fédération (unitaire) travailleurs métallurgistes.]
4 [Quartier de Venise-Marghera.]
5 [Phrase reconstruite ad sensum.]
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