Cours latino-américain de musique contemporaine
p. 367-371
Texte intégral
1Dans le Cerro del Toro, à Piriápolis, s’est déroulé, du 8 au 22 décembre, le premier Cours latino-américain de musique contemporaine.
2Il fut organisé par la société uruguayenne de musique contemporaine.
3Héctor Tosar, Coriún Aharonián et María Teresa Sande furent les initiateurs intelligents, enthousiastes et profondément humains de ce cours, qui s’est tenu malgré de grandes difficultés économiques – le gouvernement n’accorda aucune aide – et dans un silence presque total de la presse uruguayenne.
4Certains « professeurs » européens et nord-américains, qui avaient déjà accepté l’invitation avec beaucoup d’enthousiasme, ne purent pas venir à la suite de difficultés économico-politiques. Le groupe de l’Institut Torcuato Di Tella de Buenos Aires n’y a pas davantage participé, en raison d’une soi-disant ambition hégémonique, opposée à l’initiative uruguayenne.
5De jeunes compositeurs, des étudiants, des interprètes, des critiques et des pédagogues (hommes et femmes) affluèrent de différents pays latino-américains et reconnurent l’importance actuelle de ce cours, animé d’une qualité humaine chaleureuse, empreint d’une communication directe et d’un vif intérêt, avec de longues et continuelles discussions anti-académiques et anti-autoritaires. (Tout le contraire des cours de musique européens, académiques et autoritaires, dont les Cours d’été de Darmstadt constituent le pire exemple, car se basant sur la « personnalité » individuelle et unilatérale de certains musiciens qui se limitent à imposer leur propre vision esthétique et technique, selon le « mythe de la technicisation comme progrès », et correspondant à la position de la musique officielle et gouvernementale, européenne et nord-américaine, véritable instrument culturel qui soutient la domination capitaliste et impérialiste actuelle).
6Chaque séminaire suscita de vives discussions, ouvertes à tous, impliquant une clarification idéologique, politique, sociologique, esthétique et technique, jamais abstraite, mais toujours localisée dans la réalité de la lutte anti-impérialiste latino-américaine et dans la nécessité d’analyser, de dépasser et de rompre l’infiltration et la domination culturelle européenne et nord-américaine, comme la colonisation impérialiste, pour donner vie, y compris dans le domaine de la musique, à une pratique de création latino-américaine originale : détruire la superstructure culturelle imposée depuis des siècles par la domination étrangère et reconnaître sa matrice culturelle autochtone – et, à travers cette matrice, se reconnaître soi-même comme origine – dans la diversité socio-économique des différentes histoires culturelles des pays latino-américains, étudier, analyser et s’approprier les expériences techniques d’autres cultures du monde (en rompant ainsi l’hégémonie eurocentriste) en tant que produits du développement historique, susceptibles d’être utilisés autrement, et répondant à des nécessités expressives et fonctionnelles latino-américaines dans la lutte actuelle, et enfin, partir de ces luttes pour inventer de nouvelles techniques, de nouveaux instruments techniques et expressifs, et de nouveaux moyens de communication qui correspondent aux exigences propres, caractéristiques et originales dans la fonction sociale latino-américaine claire, précise et variée. Naturellement, cette nouvelle conscience culturelle, au sens large du terme, non élitiste ou purement technique, se clarifia peu à peu pendant les deux semaines, malgré des conflits et de sérieuses difficultés au début.
7Les cours affrontèrent le vaste thème de la musique actuelle.
8Le compositeur argentin Mariano Etkin, au talent sûr et nouveau, disserta sur trois thèmes principaux : a) la situation du compositeur en Amérique latine ; b) les possibilités de la musique latino-américaine aujourd’hui ; c) les perspectives pour la musique en Amérique latine. Ces thèmes illuminèrent le cours par une analyse historique et fonctionnelle. De plus, Etkin esquissa le thème des « nouvelles possibilités techniques des instruments de musique », avec des exemples empruntés aussi bien à la musique autochtone latino-américaine qu’à la musique « savante ».
9Indépendamment de ses séminaires de piano, Héctor Tosar donna un cours magistral sur Béla Bartók, d’une grande actualité analytique. Il analysa la manière dont Bartók déduisit de l’étude du folklore un langage musical contemporain, qui pénètre à l’intérieur de la structure du langage musical populaire (harmonie, rythme, mélodie et formes dérivées), et ne se limite pas à des citations (comme Stravinsky), ni à un faux popularisme touristique – comme ce serait le cas pour ceux qui tenteraient aujourd’hui de répéter les expériences de Villa-Lobos ou de Chávez.
10Coriún Aharonián, avec une clarté exemplaire et une grande lucidité dans la méthode analytique, fonctionnelle et sociologique, insista sur la nécessité d’une nouvelle étude musicologique et critique, et démontra l’influence culturelle négative des pays colonisateurs, en prenant l’exemple de différents cas de musiciens latino-américains, comme l’Argentin Alberto Ginastera, représentant caractéristique de la musique colonisée.
11Le compositeur argentin Eduardo Bertola donna une leçon d’acoustique musicale d’une rare rigueur scientifique, illustrant son analyse comparée avec des diapositives de certains spectres harmoniques d’instruments musicaux, de voix humaines et de matériaux électroniques.
12Les Suédois Folke Rabe et Jan Barke proposèrent des séminaires sur « Musique et fonction » et « Taller de sonido1 », efficaces quant aux possibilités pédagogiques d’aujourd’hui : faire découvrir aux élèves, et surtout aux enfants, la réalité du son-bruit, non selon une méthode a priori, académique, en usage dans les conservatoires, mais dans la vie même, dans le milieu acoustique quotidien.
13Le fameux guitariste uruguayen Abel Carlevaro démontra de nouvelles possibilités dans l’utilisation de la guitare.
14L’ingénieur Reichenbach, du Studio électronique de l’Institut Di Tella de Buenos Aires (aujourd’hui fermé et enterré), présenta ce studio et les nouveaux instruments électroniques, commercialisés par l’industrie nord-américaine – le principe capitaliste de la consommation et de la propriété privée apparut de manière évidente.
15Le compositeur argentin Oscar Bazán donna différentes leçons sur le « théâtre musical », en se basant sur ses propres expériences et sur des expériences brésiliennes.
16Le compositeur uruguayen Conrado Silva présenta phénoménologiquement le compositeur nord-américain John Cage et la ligne expérimentale nord-américaine, de Charles Ives à aujourd’hui – l’académisme de ceux qui se servent abstraitement des procédés compositionnels de John Cage se trouva mis en évidence.
17Mon séminaire de composition se déroula à la lumière des indications culturelles et politiques d’Antonio Gramsci, Frantz Fanon et Ernesto Che Guevara, et de la résolution du Congrès cubain pour l’éducation et la culture d’avril 1971. On y discuta de la nécessité de dépasser et de rompre le mythe de l’eurocentrisme colonisant et l’application schématique de la pratique socialiste européenne, qui ne correspond presque jamais à la réalité socio-économique culturelle latino-américaine. Et toutes les analyses techniques s’inscrivirent dans ce contexte.
18À ces séminaires-discussions s’ajoutèrent la projection d’un film extraordinaire du Bolivien Jorge Sanjinés, Jawar Mallku2, qui constitua un thème d’analyse culturelle et politique, une causerie d’Eduardo Galeano sur l’Amérique latine3, parfaitement en accord avec le sens général du cours, et le spectacle Cantando a propósito II, de l’actrice Sfehir, de Daniel Viglietti et des deux frères Olimareños, qui fut aussi l’objet de discussions en raison de sa grande valeur de proposition et de création dans le contexte latino-américain.
19D’où l’intelligence des organisateurs, qui entendaient élargir les informations, les thèmes et les sujets du cours, à l’importante contribution du nouveau cinéma latino-américain (cine del terciero mundo), à l’intelligence de Galeano, l’un des jeunes chercheurs latino-américains les plus intéressants, directeur du Département des publications de l’Université de Montevideo, et à l’un des groupes les plus connus et les plus aimés de chants latino-américains de protestation.
20Chaque soir, on écoutait des bandes de musique électronique et instrumentale de différents compositeurs, suivies de discussions avec tous les participants. Un élément important pour l’information et la connaissance de différentes expériences, pour l’analyse et la discussion, en tenant compte des difficultés de communication existantes, soit à l’intérieur même d’un pays, soit entre les pays latino-américains. Cela fut possible grâce au travail de documentation et d’archivage de la société de musique uruguayenne, sous la direction de Coriún Aharonián.
21Le problème de la pédagogie musicale actuelle fut aussi discuté, avec l’apport d’expériences intelligentes et nouvelles en développement dans différents pays, comme par exemple les expériences de Bolívar Gutiérrez, uruguayen, professeur de clarinette au Conservatoire de Montevideo, et qui enseigne le chant dans une école pour enfants.
22Enfin, nous bénéficiâmes de la participation hautement qualifiée d’éminents interprètes : le violoniste uruguayen Jorge Rissi, le bassoniste Berto Nuñez, le contrebassiste Vinicio Ascone, l’ensemble Música del nuestro tiempo de Montevideo et l’accordéoniste uruguayen Marini.
23À l’audition des bandes, de vives discussions suivirent notamment les œuvres de Coriún Aharonián (musique électronique, avec voix, sur le poème Que de Mario Benedetti), d’Etkin (Soles et Muriendo entonces), de Bertola, d’Antonio Mastrogiovanni, uruguayen, de César Bolaños, péruvien, de Conrado Silva et des Cubains Carlos Fariñas et Leo Brouwer, des Suédois Rabe et Barke, d’Oscar Bazán, de l’Uruguayen Ariel Martínez et du Chilien Gabriel Brncic… Peu à peu éclaircie, la réflexion en commun sur la fonction sociale du musicien, aujourd’hui, en Amérique latine, fut très importante, nouveau critère d’analyse qui unifie des moyens de communication, des techniques et des expériences musicales, contre la division artificielle de la classe bourgeoise (dérivée de la pratique capitaliste de la division du travail et de la spécialisation technique), en catégories musicales et en esthétiques unilatérales. Tout comme fut importante l’analyse, peu à peu précisée, du public auquel nous nous adressons et que nous nous choisissons dans la structure actuelle de classe. Non un public « abstrait » ou actuellement discriminé, socialement et économiquement par les organisations culturelles officielles dans les pays capitalistes ou par la domination coloniale, mais la nécessité de participer et de répondre à cette frange de la société qui lutte contre le capitalisme et contre la domination coloniale.
24D’où la nécessité, pour le musicien, de ne pas opérer par stimulations individuelles, personnelles, isolément, mais de vivre et de pratiquer activement la collectivité de classe, dans ses exigences et son moment politique, mais aussi dans la connaissance et la domination de techniques adaptées, dans l’invention de ces techniques et dans la continuité dialectique de la lutte idéologique concrète. Cela s’obtint peu à peu, à la suite de vives discussions – rendant ainsi nécessaire l’établissement de relations, d’informations et d’échanges avec ces expériences musicales de pays d’autres continents, qui affrontent une problématique similaire, au contact direct avec la lutte politique des ouvriers et des paysans, des techniciens et des étudiants.
25Ce premier cours latino-américain démontre qu’il y a aussi en musique, aujourd’hui, une nouvelle conscience et une nouvelle pratique en Amérique latine, avec une fonction sociale de lutte anti-impérialiste, en tant qu’instrument de cette lutte, comme, depuis des années, dans le cine del terciero mundo, dans le cine y liberación et dans le cinéma cubain, par exemple.
26Dans cette perspective, les musiciens latino-américains ont une grande responsabilité : ils doivent se connaître entre eux et coordonner les initiatives et les expériences de leur pratique de création et d’organisation. En ce sens, Héctor Tosar proposa en conclusion du cours la constitution d’une société latino-américaine de musique et invita les participants à l’organisation d’un prochain cours dans un autre pays latino-américain, pour la nécessaire pratique unitaire et continentale, laquelle doit aussi unir les musiciens, de sorte que leur musique, investie d’une nouvelle fonction, contribue à cette unité conceptuelle et concrète qui unifie déjà et unit fraternellement les pays latino-américains dans la lutte anti-impérialiste pour leur propre liberté.
27Date : 1972.
28Sources : « Corso latino-americano di musica contemporanea », tapuscrit (ALN) ; « Curso latino-americano de música contemporánea », in Música, Casa de las Americas, La Havane, 1972, n° 20, p. 1-3 ; SeC, p. 302-306.
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