Une lettre de Luigi Nono : « je suis un musicien militant1 »
p. 347-348
Texte intégral
1Elles [ces paroles] définissaient une position qui est commune à beaucoup de « musiciens esthètes », mais qui n’est nullement la mienne, à savoir celle de l’artiste qui est au-dessus et qui voit de plus loin.
2Or, en 1966, j’étais déjà assez proche de Gramsci pour apporter – ou au moins tenter d’apporter – mon concours de musicien militant non au-dessus mais dans la lutte des classes telle qu’elle existe : « intellectuel faisant partie de la classe ouvrière », selon le vœu d’Antonio Gramsci2. Cette fonction – qui n’est pas un simple choix ou une « pure » conscience – a pris pour moi une importance toujours plus grande dans ces dernières années à la suite de ma participation à la lutte politique et culturelle de la classe ouvrière, avec toutes les contradictions et les responsabilités objectives et subjectives qu’implique justement la qualité de musicien militant.
3Il est clair que cette position est fort éloignée, et même aux antipodes de celle du musicien qui prétend être, aujourd’hui comme hier, « au-dessus de la mêlée », ou pis, un « médium » entre l’universel et la foule ; ces positions sont au contraire bien enracinées dans les institutions officielles au service de la classe bourgeoise. (Mais Verdi, pour citer un seul exemple qui m’est très cher, était-il au-dessus de la mêlée ?) Il est également clair que pour moi l’expression « voir de plus loin » a un autre fondement, non certes métaphysique, universaliste ou issu de quelque privilège. C’est précisément dans l’expérience de la lutte des classes que s’origine notre capacité de « voir de plus loin » : capacité destructrice et constructive tout ensemble pour établir une société socialiste dans laquelle, naturellement, la culture (et la musique) a une autre fonction. Une société socialiste, non sur des modèles ou des schémas préexistants et mécaniquement reproduits, mais qui est sans cesse à créer, à réaliser et à développer avec l’intelligence créatrice audacieuse et libre de la pratique marxiste en perpétuel devenir.
4C’est en fonction de tout cela que l’on peut comprendre, vérifier et critiquer ma façon de « faire de la musique ».
5Date : 1971.
6Source : Le Monde, 6 mai 1971, p. 18.
Notes de bas de page
1 [Le texte de Nono est précédé d’une introduction de la rédaction : « Dans notre article sur la création française d’Intolleranza 1971, de Luigi Nono (Le Monde du 28 mars), nous reproduisions en encadré un extrait d’une interview donnée en 1966 par le compositeur italien. Celui-ci nous indique que les paroles qui lui avaient été attribuées ne reflétaient pas précisément sa pensée ». L’extrait était le suivant : « Dans la nécessité de plus en plus impérieuse d’une liaison internationale efficace des forces de paix ou d’action révolutionnaire, il me semble que l’artiste a un rôle important à jouer. Parce qu’il voit de plus loin, de plus haut. Parce qu’il aborde les problèmes dans leur généralité et qu’il lui appartient d’aller au cœur des choses et de tirer l’événement hors de l’espace et hors du temps pour le rapprocher des préoccupations internationales de l’homme ». L’article, « Intolleranza 1971 de Luigi Nono à Nancy », signé Jacques Lonchampt, soulignait certes les qualités des chœurs et de l’orchestre, « où chaque instrument brille comme un charbon ardent », mais se montrait pour le moins critique sur la forme du spectacle, impuissant « à motiver l’enthousiasme, la colère du spectateur ».]
2 [L’œuvre de Gramsci est déterminante dans la constitution du marxisme de Nono. Outre des anthologies, des lettres et les Cahiers de prison, citons, parmi les volumes de sa bibliothèque, parfois en plusieurs exemplaires, Gli intellettuali e l’organizzazione della cultura, Il materialismo storico e la filosofia di Benedetto Croce, Note sul Machiavelli et Il Risorgimento (Turin, Einaudi, 1949), Letteratura e vita nazionale (Turin, Einaudi, 1950), Socialismo e fascismo (Turin, Einaudi, 1966), ou encore Passato e presente (Rome, Editori Riuniti, 1971).]
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