Où sont les masses de la Scala ?
p. 332-335
Texte intégral
1Comment est-il possible de débattre et de prendre position autrement sur le « prestige » proclamé de La Scala, sur les événements administratifs et culturels de sa gestion et sur les controverses sordides, des mystères d’alcôves aux « terribles vengeances » mélodramatiques des organes inquisiteurs du pouvoir d’État, des « stars » en proie aux chefs d’orchestre ou croulant sous l’argent public ou privé, ou encore des soi-disant maîtres du conseil d’administration, authentiquement nostalgiques du Minculpop1, comment est-ce possible si l’on considère qu’il ne s’agit que de scandales administratifs ou d’un État dans l’État fermé en soi ? L’unità, Rinascita et le syndicat italien des musiciens ont justement élargi la question à la situation invraisemblable dans laquelle se trouvent les institutions lyriques et toute la vie musicale italienne, en raison des fautes graves du gouvernement. Même si La Scala, par son anachronisme, est presque une image reflétant les « splendeurs » de la principauté de Monaco et de la cour du prince Rainier, sa superstructure culturelle et politique n’en demeure pas moins caractéristique de la société dans laquelle nous vivons encore. C’est une superstructure héritée du passé, qui a joué un rôle historico-culturel précis dans l’ascension de la bourgeoisie lors du Risorgimento et de la lutte nationale (Verdi), mais qui, depuis des années, tend à se positionner comme un État dans l’État, privilégié et refusant toute discussion sur son « prestige national » présumé. C’est une position de caste et de classe caractéristique et sans issue. Et cet État dans l’État est lié à des intérêts musicaux de réaction ouverte ou, le plus souvent, de nullité musicale – voir notamment Pizzetti, Rossellini et Menotti –, se réappropriant de vides maniérismes et un triomphalisme traditionaliste typiquement conservateur, dans des opérations critico-historiques, comme dans les méthodes (agences et entreprises privées, courses effrénées à la star, et mises en scène monumentales jusqu’à l’absurde), malgré des exceptions dont il est aisé de dévoiler les illusions, et qui n’obéissent pas à un authentique intérêt novateur (Schoenberg, Berg, Janáček, Gian Francesco Malipiero, Petrassi, Dallapiccola, Berio et Manzoni). Cette superstructure, liée à une représentation publique officielle, non seulement décline auprès de la nouvelle bourgeoisie la plus informée, mais porte aussi à l’inflation et nuit à l’éducation de ceux qui voudraient pouvoir connaître le passé et le présent à travers la musique, et non, donc, selon une consommation de type salonard ou par une ritualité banale2. Les différents murs de protection, fondés sur des chantages « nationalistes », sont en cours de destruction, surtout s’ils reposent sur des faveurs gouvernementales, et plus encore, si la douteuse fierté culturelle est attaquée et si l’on met en cause le « national-populaire » gramscien, sommairement déformé, pour atteindre directement la gestion de La Scala, mais aussi sa structure et sa fonction dans le panorama de la vie musicale italienne, dans la réalité de notre société en développement, en transformation et en lutte.
2Les masses orchestrales et chorales, les techniciens, les machinistes, les ouvriers et tout le personnel de La Scala, comment peuvent-ils donc supporter leur condition d’objets passifs par rapport à cette gestion et par rapport à ce dysfonctionnement social et culturel de l’institution ? Comment peuvent-ils continuer à ne pas ressentir ensemble, avec les autres travailleurs de toutes les autres catégories, la pression et l’impulsion qui, depuis des années, et surtout au cours de ces derniers mois, dans toute l’Italie, et notamment à Milan, se développent avec force pour une nouvelle condition de vie, de responsabilité et de pouvoir de décision dans la transformation socio-économique du pays, et donc aussi dans la culture ? Comment est-il possible que La Scala continue imperturbablement dans son dysfonctionnement économique (incroyable gaspillage de l’argent public) et dans son propre retard culturel (politique de privilège régional et national, refus aristocratique de contribuer, de manière organique et non exceptionnelle, à la diffusion de la musique dans d’autres centres culturels et urbains en Lombardie et à travers le pays) ? Est-il possible que l’impétuosité, la nouvelle chaleur humaine et la créativité dont témoignent les ouvriers de Pirelli, d’Alfa Romeo et de Farmitalia (et aujourd’hui des travailleurs de la Rai-TV) du point de vue de l’organisation, et celles des étudiants de l’Université d’État, de la Bocconi, de l’Institut d’architecture et de l’Université catholique, ne soient pas reçues par les masses de La Scala pour rompre la tendance à une organisation oligarchique du pouvoir et de la gestion, pour donner vie à la fonction de l’institution, pour compter et intervenir dans la vie et les perspectives du théâtre, non plus comme des instruments, mais en sujets actifs dans la vie musicale du pays ?
3L’échec de la loi Corona3 démontre clairement que des initiatives gouvernementales ne peuvent pas ou ne veulent pas résoudre la question des institutions lyriques et de la vie musicale italienne, et qu’elles ne réussissent pas à apporter une solution nouvelle à La Scala, en refusant de comprendre les nouvelles exigences qui, dans la situation politique actuelle, imposent de considérer autrement le rapport entre les villes, sans hiérarchies privilégiées entre capitale et province, pour que la musique puisse atteindre plus de couches sociales, sinon toute la société. Il faut transformer les structures d’organisation, en rompant les divisions absurdes en séries A, B et C. Ce n’est pas une question d’hommes, de conseils d’administration ou de « prestige national » autoproclamé. Et comme la lutte des travailleurs aujourd’hui, ce sont les mouvements de base qui réussissent à ébranler les structures existantes et à imposer changements et transformations : un nouveau pouvoir de décision donc, dans la situation politique actuelle.
4Les masses de La Scala et de tous les théâtres (Rai-TV comprise) doivent intervenir de manière responsable à travers des organismes existants (syndicats), ou en créer de nouveaux, compte tenu de l’expérience et de l’efficacité créatrice de la lutte ouvrière. Sinon, des institutions comme La Scala se montreront peu efficaces, disproportionnées et vouées à la mort. Créer des centres d’étude et de préparation, avec de nouvelles méthodes, jusqu’aux conquêtes acoustico-physiques de communication de la musique électronique – à quoi servent les millions de La Scala pour l’équipement de la grande salle par Philips, absolument inutile pour des praxis d’interprétation de la nouvelle musique ? –, en reconsidérant l’école de chant, le ballet, la mise en scène et la scénographie à la lumière non du bel canto académique ou du « pas de deux », mais pour développer des techniques et des méthodes du passé dans une optique contemporaine, en multipliant, de manière critique et théorique, les capacités d’exécution et de réalisation. (Pourquoi continuer à faire venir à La Scala des ensembles étrangers pour Schoenberg, Berg ou Janáček, en refusant d’affronter la question de la préparation, de l’étude et de l’interprétation avec des forces nouvelles et jeunes qui existent cependant ? Pourquoi des scénographiques monumentales de type ancien qui limitent ou empêchent la mobilité dans d’autres théâtres de « province », quand, avec des techniques modernes, il est possible de résoudre, en le renouvelant de manière fonctionnelle et esthétique, le rapport musique-scène, y compris pour Verdi ?) Créer des pôles pour décentraliser la diffusion de la musique et investir la province, les institutions locales et d’autres organismes, en rompant l’absurde monolithisme du monstre sacré centralisé. En Émilie, les choses changent en ce sens, avec d’autres problèmes à affronter, au Comunale de Florence, en raison de la contribution décisive du camarade Giorgio Vanni4.
5Promouvoir des rencontres, des interprétations, des débats et des enquêtes en touchant différentes couches sociales, surtout celles pour lesquelles il est impossible socialement de participer aux différents rites du monstre sacré central.
6Donner vie à différents groupes ou à différents ensembles établis, en éliminant la starification, et provoquer l’engagement, l’imagination et la responsabilité des compositeurs, en les introduisant dans la vie musicale, dans sa fonction sociale d’organisation et dans la prise de conscience directe (si nécessaire pour le monde musical italien ! ! !) de l’ampleur du drame humain actuel, en rompant ainsi le privilège de l’« artiste » travaillant encore de manière traditionnelle (écrire la partition – interprétation – stop), les modes et les limites de communication économiquement et socialement privilégiés. (La politique des tarifs réduits ou des concerts pour étudiants et travailleurs n’est qu’un simple paternalisme, si elle n’est pas inscrite dans une structure d’organisation et de programmation vraiment ouverte, fondée, construite et gérée directement et essentiellement par de nouvelles couches sociales jusqu’ici exclues ou ignorées, une structure non oligarchique, déléguée, ou pire, de type « Société du quatuor ».) La masse des travailleurs d’un théâtre peut-elle imposer ces initiatives ou d’autres encore, en ébranlant de ce fait le monde musical italien et en s’unissant à la lutte des autres travailleurs ? Je pense que c’est nécessaire si nous voulons être des sujets actifs, tous unis, et dans la conscience que les différents problèmes de la musique ne peuvent pas être résolus (sinon partiellement) de manière radicale dans ces structures économiques et politiques et que, après la révolution socialiste, les problèmes seront encore plus ouverts et plus vastes.
7Date : 1969.
8Sources : « Dove sono le masse della Scala ? », tapuscrit (ALN) ; L’unità, 1er novembre 1969 ; SeC, p. 280-283.
Notes de bas de page
1 [Ministero della cultura popolare, ministère de la Culture populaire, chargé de la propagande sous le fascisme.]
2 [La section entre : « Cette superstructure… » et : « ritualité banale » n’apparaît pas dans L’unità.]
3 [Il s’agit de la loi du 14 août 1967, n° 800, par laquelle La Scala de Milan était reconnue comme « organisme d’intérêt particulier dans le domaine musical ».]
4 [Surintendant du Teatro comunale de Florence.]
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Fixer la liberté ?
Écrits sur la musique
Wolfgang Rihm Pierre Michel (éd.) Martin Kaltenecker (trad.)
2013