Émigrés à Berlin
p. 307-311
Texte intégral
1L’élément essentiel de mon récent voyage musical en Allemagne fédérale a été ma rencontre avec des camarades ouvriers émigrés à Berlin et, indirectement, à Munich. Ce fait implique de nouvelles indications, de nouvelles considérations, de nouvelles perspectives et, en ce qui me concerne, une vérification de ce que nous soutenons avec un groupe de camarades musiciens : le moment historique est venu, surtout aujourd’hui, après 1968, où la musique n’est un fait culturel que si elle est en relation, objectivement et subjectivement, avec le fait politique actuel, avec la classe ouvrière1 et avec sa lutte, où qu’elle se manifeste, c’est-à-dire avec la lutte des classes, contre la position bourgeoise, voire fasciste – « Ici on fait de la musique, on ne parle pas de politique » –, contre la position intellectualiste – voir le dernier Adorno (« Seule la culture est révolutionnaire, la classe ouvrière ne l’est pas ») –, et contre une conception nihiliste et mécanique : « Aujourd’hui toute culture révolutionnaire est impossible, parce que liée à un langage produit par la bourgeoisie, donc conditionné en soi. Alors, attendons la révolution ».
2Le rapport avec la lutte des classes est naturellement très complexe et définit la position de ceux qui font de la musique, conduisant à l’utilisation critique des moyens que nous transmet l’histoire – non une simple réception de l’évolution (voir le compositeur allemand Stockhausen) –, et le véritable problème de la culture soi-disant alternative, de sa création, de son organisation et de sa « consommation » en tant que provocation et agitation – voir le dernier article de Peter Schneider dans Kursbuch2 –, comme de sa possibilité de devenir lutte des classes.
3Invité par la Lessingschule à donner une conférence suivie d’un débat sur ma musique, à la Musikhochschule (le fameux conservatoire de musique) de Berlin-Ouest, je me suis trouvé dans une salle limitée à environ 150 personnes, et envahie par plus de 300 jeunes, en grande partie du SDS, de l’Apo (Opposition extraparlementaire), de l’Asta3 – l’organisation générale des étudiants, aujourd’hui en lutte violente contre la réforme des universités et contre la menace de voir tous ses membres (15000 étudiants environ pour la seule ville de Berlin) expulsés de l’université —, loin donc du public « bourgeois » habituel qui s’intéresse à la musique contemporaine ; l’invasion des jeunes étudiants provoqua l’abolition des droits d’entrée, l’occupation physique de tous les espaces dans la salle et dans les salles adjacentes, deux drapeaux rouges et une forte politisation du débat sur la musique comme fait politique possible aujourd’hui. Des critiques musicaux de différents journaux berlinois, choqués, voire indignés par les arguments avancés, surtout ceux, très vifs, de Johannes Agnoli, assistant à la Faculté de politique de la Freie Universität (l’université libre offerte par les États-Unis à Berlin, et au centre de la lutte des étudiants depuis des années), se levèrent et quittèrent la salle sous les applaudissements et les moqueries des étudiants, au milieu du débat – parfaite exécution d’une instruction de mise en scène. (À l’exception d’un journal, la presse berlinoise n’a naturellement rien dit sur cette soirée, comme la presse munichoise après une manifestation sur les mêmes problèmes, quelques jours plus tard, à l’Académie des Beaux-Arts, avec 400 étudiants.) Après le débat et après avoir écouté ma nouvelle composition Un volto, e del mare – Non consumiamo Marx (Musica-Manifesto n. 1), un groupe de camarades ouvriers italiens, des travailleurs émigrés qui avaient assisté à toute la soirée, me remirent un de leurs documents, un appel « à tous les ouvriers progressistes de Berlin », m’expliquèrent leur nouvelle initiative – le Comité des Italiens progressistes de Berlin qu’ils avaient créé – et leur situation, et me demandèrent de participer, quelques jours plus tard, à leur prochaine réunion de travail.
4Pour la première fois au cours de mes voyages musicaux à travers l’Europe, les camarades ouvriers émigrés réalisèrent, à leur initiative, la continuité de ces rencontres qui avaient lieu depuis un certain temps en Italie, soit à l’occasion de débats musicaux et politiques, soit à l’intérieur de nos luttes ouvrières, ce qui constituait une nouvelle démonstration de la manière dont un fait culturel peut être compris comme un fait politique – qui doit être vérifié, analysé et soumis autrement à la critique –, dans le cas où le fait comme l’action politique seraient compris comme un authentique moment de conscience, de participation et de maturation culturelle.
5Puis Berlin-Est, à l’invitation du ministère de la Culture : une rencontre comme toujours passionnante avec Paul Dessau, avec Helene Weigel et avec tous les amis chers du Berliner Ensemble ; une rencontre qui n’eut pas lieu, par manque de temps, avec les ouvriers des entreprises chimiques de Buna ; une curieuse justification de la suspension, au dernier moment, de l’exécution de mon œuvre La Victoire de Guernica sur un poème de Paul Éluard, à la Radio de Leipzig : « Ta musique a été programmée au début de la saison des concerts, elle doit maintenant être ajournée pour des raisons de programmation » ; une discussion sur les problèmes culturels avec le camarade Rachewitz, le représentant du ministère de la Culture pour le théâtre et la musique ; et des propositions de rencontres entre musiciens et critiques italiens et leurs collègues de RDA. Au bout de quelques jours, je me retrouvai à Berlin-Ouest, avec les ouvriers italiens pour leur seconde réunion avec des groupes d’étudiants et d’organisations allemandes.
6Étaient présents des étudiants du SDS, dont Peter Schneider, à l’intelligence remarquable, membre de la Rote Hilfe (Secours rouge), un parti marxiste-léniniste fondé depuis peu, et d’autres encore. La discussion qui en résulta et qui dura environ quatre heures, avec une alternance de bases communes, de heurts polémiques et de différenciations dans les orientations (avec les représentants du parti marxiste-léniniste4), révéla un fort potentiel et une aptitude résolue à lutter de la part de nos ouvriers émigrés, une analyse dramatique de leurs conditions de travail et de vie, et une exigence originale de connaître le nouveau contexte politique de la lutte, qui a mûri depuis 1968, surtout en Allemagne de l’Ouest, et de s’intégrer à ce contexte pour trouver une plate-forme commune de solidarité et de lutte, et pour rompre l’isolement et l’hostilité que la condition d’émigrés leur fait subir durement et pesamment sur leur lieu de travail et de vie.
7Ils avaient décidé de s’organiser avec d’autres émigrés italiens à Francfort, à Munich et à Hambourg – ils seraient en tout près de 400000, selon eux –, mais aussi avec les émigrés étrangers, yougoslaves (eux-mêmes divisés par les conflits internes entre Serbes et Croates), espagnols, arabes et grecs, en dépassant les différentes difficultés, en luttant de manière unitaire contre les éventuelles représailles des consulats et des patrons allemands, et en établissant de nouveaux rapports communs avec les organisations allemandes, et sans a priori d’aucune sorte, depuis les organisations d’étudiants jusqu’aux organisations syndicales et politiques (le SED5, le Parti communiste de Berlin), pour contribuer à l’éveil de la classe ouvrière allemande, endormie et aveuglée par la société de consommation allemande, et dépendante du modèle des USA.
8« Ici aussi, les ouvriers sont et doivent être les protagonistes. » « Nous nous sentons profondément liés à la classe ouvrière et à la lutte qui se développe en Italie dans le front anti-impérialiste. » « Nous voulons rentrer et participer à la lutte pour le socialisme. » « Ici, nous comprenons le mécanisme économico-politique du capitalisme italien, qui nous contraint à émigrer pour trouver du travail, comme une dure condamnation. » « Depuis des années, nous sommes loin de l’Italie. Si nous réussissons à y retourner, notre participation à la lutte pour la conquête du pouvoir sera encore plus résolue en raison de toute la violence capitaliste que nous subissons depuis des années à l’étranger. » « Nous voulons la prise du pouvoir par le prolétariat. » « Notre lutte doit s’unir aux nouvelles forces allemandes, en mettant à jour l’analyse, la conscience et la perspective de la lutte ici, pour apporter notre contribution d’ici à la lutte en Italie, surtout dans les prochains mois, pour le renouvellement contractuel syndical. » « En Allemagne, il y a maintenant une nouvelle situation politique, de solidarité active avec les différents groupes et avec les différentes organisations allemandes, et dans laquelle nous voulons et nous devons agir, autrement que par le passé, sans craintes de représailles. » « Il faut que les instances dirigeantes des partis ouvriers à Rome comprennent que la situation est ici différente et qu’il ne suffit pas de s’intéresser à nous uniquement pendant les périodes électorales, ou de nous inviter à limiter notre activité à la diffusion de L’unità – que l’on trouve maintenant dans tous les kiosques –, ou au renouvellement des cartes. » « Dans nos activités limitées ou dans l’abandon dans lequel nous nous trouvons, nous avons décidé de constituer ce comité pour affronter la situation et les possibilités d’une unité dans la lutte, en partant de la situation locale réelle, et non selon des visions ou des conceptions détachées de la réalité concrète d’ici ou en retard sur elle. » « Les conditions de vie et de travail empirent, et les promesses ne sont pas tenues. » « Nous nous sentons abandonnés, comme un Lumpenproletariat6.» « Notre situation difficile nous pousse à l’exaspération. » « On nous utilise contre les ouvriers allemands pour accroître les tensions et augmenter l’exploitation de classe. »
9Ce sont les voix d’ouvriers émigrés d’Italie, depuis neuf ans, comme l’ouvrier G., licencié de différentes usines milanaises pour activité syndicale, émigré en Angleterre, puis en Allemagne, et animé d’une extraordinaire conscience de classe (« Le travailleur émigré est ici comme un homme de seconde zone, mais il reste un ouvrier et veut tout transformer ») ; comme l’ouvrier E., d’Udine, issu d’une famille de partisans, et lui-même garibaldien (« Beaucoup de camarades sont prêts à la lutte, mais ils ont encore peur de la police et du consulat. Voilà pourquoi, avec le comité, nous cherchons une unité de lutte avec les groupes allemands, pour continuer la lutte ici comme en Italie, en Espagne et en Grèce. Che Guevara vit et moi aussi ») ; comme l’ouvrier M., de Cosenza, émigré depuis sept ans dans différentes villes allemandes (« Ici, nous autres, émigrés méridionaux, nous subissons un double racisme, on nous dit sales et paresseux ») ; ou encore comme l’ouvrière A., d’Émilie, émigrée depuis quatre ans en France, en Turquie et en Angleterre, et animée d’une capacité d’organisation et d’une conscience de classe précise.
10Des ouvriers qui ne parlent pas individuellement, mais qui expriment la volonté de lutte organisée des émigrés italiens à Berlin7.
11Sur le plan concret, le camarade allemand du Secours rouge leur répond en les assurant d’un soutien total, légal et médical, et de sa participation aux manifestations, à n’importe quel moment. Le camarade Peter Schneider – expulsé par la police italienne, après avoir été arrêté à Trente8, où la Faculté de sociologie l’avait invité à un cycle de conférences –, maintenant employé comme ouvrier dans l’usine berlinoise Bosch : il faut travailler à l’intérieur de la classe ouvrière allemande, faire comprendre pourquoi les émigrés sont contraints à l’émigration et pourquoi les patrons les utilisent contre les Allemands ; il faut établir une collaboration pratique et théorique de classe, et enfin développer ensemble la lutte internationale du prolétariat.
12Ce n’était qu’une réunion pour examiner collectivement la situation actuelle, faire un tour d’horizon et voir comment trouver une unité concrète. Une nouvelle démonstration de la créativité de la base organisée des ouvriers pour une solidarité agissante et répondant aux nouvelles nécessités d’une lutte adaptée aux nouvelles conditions socio-économiques que développe la société capitaliste.
13Date : 1969.
14Sources : « Emigranti a Berlino », tapuscrit (ALN) ; Rinascita, 18 juillet 1969, n° XXVI/29, p. 28 ; SeC, p. 256-260.
Notes de bas de page
1 [« Avec la classe ouvrière » est omis dans Rinascita.]
2 [Cf. Schneider (Peter), « Die Phantasie im Spätkapitalismus und die Kulturrevolution », in Kursbuch, 1969, n° 16, p. 1-37.]
3 [SDS : Sozialistischer Deutscher Studentenbund, Union des étudiants socialistes allemands ; Apo : Ausserparlamentarische Opposition, Opposition extraparlementaire ; et Asta : Allgemeiner Studentenausschuss, Comité général des étudiants.]
4 [Cette parenthèse est omise dans Rinascita.]
5 [Sozialistische Einheitspartei Deutschland, Parti socialiste unitaire d’Allemagne.]
6 [Cette phrase est omise dans Rinascita.]
7 [La phrase est omise dans Rinascita.]
8 [Nono avait publiquement pris position contre l’expulsion de Peter Schneider de Trente, dans les pages de L’unità. Voir « Grave soupçon contre un membre du SDS », ci-dessus.]
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