Le Che vit à Caracas
p. 287-291
Texte intégral
1De retour du Venezuela – décembre.
2À l’aéroport de Mexico-City, ceux qui partent pour Cuba sont photographiés séance tenante par la police « des douanes », et leur passeport leur est retiré ; il ne leur est remis que quelques instants avant le décollage, barré du tampon : « Salio por Cuba » (« Parti pour Cuba »). Il ne fait guère de doute que cette police travaille peu ou prou pour la CIA.
3À l’aéroport de Caracas, à peine arrivés, et à cause de ce tampon précisément, nous fûmes arrêtés par la police politique (Digepol), ma compagne et moi, comme nos camarades de vol, Alberto Filippi et le cinéaste argentin Fernando Solanas – nous étions invités au Premier Festival international de musique, et eux, au Premier Festival du film documentaire latino-américain, organisés l’un et l’autre par l’Université de Mérida –, parce que nous avions accidentellement échangé nos impressions. Nous passâmes près de trois heures au département de la police politique, entre attentes, interrogatoires et fouilles, puis nous partîmes pour Mérida, en survolant la zone montagneuse du Falcón, où combattent les colonnes de guérilla du FLN-FALN1, et en longeant le Maracaibo, une zone pétrolière parsemée de puits de forage de l’exploitation nord-américaine.
4Mérida : au pied de la Sierra Nevada, au début des Andes, ville de 70000 habitants environ, siège de l’Université des Andes, fondée en 1785, avec plus de 4000 étudiants.
5Le département culturel de l’université organise le Premier Festival international de musique. Les étudiants menacent d’occuper l’université pour protester contre le festival conçu sur un modèle européen, dans sa programmation vague et touristique, et parce que ce festival est destiné à un public restreint, en raison des prix élevés qu’il pratique. Finalement, on adopte l’idée de concerts de « gala » (habillés et coûteux) et de concerts gratuits. La section culturelle organise aussi, gratuitement, le Premier Festival du film documentaire latino-américain, le matin et l’après-midi dans un cinéma local, le soir dans l’amphithéâtre de médecine, avec 2500 étudiants au moins et des discussions libres après chaque projection entre étudiants et réalisateurs.
6Deux méthodes totalement différentes qui correspondent à deux conceptions différentes de la culture, et à deux profils différents dans un pays exploité et opprimé par le néo-colonialisme nord-américain, mais dans lequel l’opposition et la lutte de libération sont bien présentes et vivantes, à différents niveaux.
7Le festival de musique invite ensuite les participants à des excursions touristiques pour admirer les beautés naturelles – dont le pic Bolivar, 5 007 mètres, la plus haute montagne du pays, que l’on atteint en empruntant le plus haut funiculaire du monde ; sont présents des invités des USA, du Chili, de France, de Pologne, d’Italie et du Mexique. Au festival du film documentaire se succèdent projections, discussions et rencontres de travail sur les problèmes culturels de l’Amérique latine – sont présents des invités d’Uruguay, d’Argentine, du Brésil, du Chili, du Pérou, de Colombie, de Bolivie, de France et d’Italie.
8Seules deux tables rondes sur la musique contemporaine (avec le compositeur polonais Penderecki, le Chilien Schidlowsky, le professeur et critique vénézuélien Lira Espejo et moi-même) ranimèrent l’atmosphère du festival de musique et suscitèrent de l’intérêt et une forte participation des étudiants et des cinéastes. Les interventions initiales et la discussion publique qui suivit unirent les deux manifestations, car les thèmes et les problèmes portaient sur la culture (cinéma et musique), son contrôle et ses responsabilités par rapport au conflit entre capitalisme-néo-colonialisme et lutte de libération-socialisme. D’un côté, des valeurs universelles, des positions éthico-morales et un « technologisme », de l’autre, des analyses du développement historique, la distinction entre une culture autochtone d’origine et une culture contaminée par la domination impérialiste, l’utilisation et l’invention créatrice de nouveaux moyens d’expression pour une nouvelle culture unie et constructive dans la nécessaire hégémonie des idées et dans la pratique des mouvements d’ouvriers et d’étudiants, de Che Guevara et de Camilo Torres.
9Participer au Festival du film documentaire latino-américain et, le soir, aux discussions avec les étudiants permettait de prendre connaissance et d’approfondir la réalité problématique et la lutte des pays latino-américains, à travers leur cinéma, nouveau, d’une valeur et d’une signification mondiales, sur le plan technique, formel, structurel et idéologique. Chez Fernando Solanas (Las horas de los hornos [L’Heure des brasiers]), un créateur extraordinaire et nouveau, qui ouvre au cinéma d’aujourd’hui et à l’Argentine, dans sa réalité d’oppression et de lutte, de nouvelles voies ; chez Mario Handler (Me gustan los estudiantes), la lutte des étudiants de Montevideo pendant la conférence de Punta d’Este, et contre cette conférence ; chez Jorge Sanjinés (Revolución), la situation dramatique de la Bolivie ; chez Carlos Rebolledo (El pozo muerlo), les conséquences humaines désastreuses de l’exploitation nord-américaine au Venezuela ; et enfin, chez Santiago Álvarez, authentique maître du cinéma révolutionnaire, la signification constructive de la révolution cubaine.
10Aux rencontres qui étaient destinées à faire connaissance, à travailler et à nouer de nouvelles amitiés actives, pendant ces journées, à Mérida (à la fin du mois de septembre), s’ajoutèrent continuellement des rencontres, fortuites ou non, avec les étudiants des différentes facultés. Des rencontres de discussions et d’informations : pour moi, toutes ces rencontres représentèrent le véritable rapport avec les « beautés naturelles » de là-bas.
11C’était avant les élections dans les différents organismes de l’université, élections remportées par la liste unitaire de la « gauche chrétienne » (tout juste constituée et rassemblée autour de la ligne de Camilo Torres, et qui s’était séparée du Copei, le parti chrétien-démocrate) et du Mir2 (Mouvement de la gauche révolutionnaire, qui agit aussi avec des colonnes de guérilleros). Le slogan de cette liste était : « Chrétiens et marxistes, ensemble, nous vaincrons », et leurs affiches présentaient côte à côte les portraits de Che Guevara et de Camilo Torres3.
12Rencontres avec de jeunes étudiants qui mesuraient leur solide préparation théorique et idéologique au contact de la réalité du combat. (J’ai l’impression que le rapport entre l’université, la population, les luttes urbaines et dans les montagnes n’est pas encore résolu.) De Mérida à Caracas, j’étais invité par la Société de musique contemporaine et l’Institut culturel (Inciba) à donner deux concerts-lectures, avec Penderecki et Schidlowsky, et des entretiens à la télévision et à la radio nationale, entretiens qui me furent ensuite interdits.
13Caracas, ville monstrueuse qui incarne, parmi les capitales latino-américaines, le violent contraste entre oppression nord-américaine et vie locale inhumaine. Deux millions d’habitants environ, dont 700000 au moins vivent dans des baraques en carton, des taudis autour de la ville et à quelques centaines de mètres de constructions d’un luxe arrogant, comme l’Hôtel Hilton, les banques nationales et nord-américaines, et les centres Rockfeller, Esso ou Creole : un élément socio-économique que Caracas partage avec d’autres capitales, Lima ou Buenos Aires.
14Le capital américain place au Venezuela plus de 60 % du total de ses investissements en Amérique latine, avec une mention spéciale au « libéral » Rockfeller, principal exploiteur du pétrole vénézuélien (le groupe Creole).
15On dit que le butin du pillage américain ne se limite cependant pas au pétrole, mais englobe aussi le fer, l’or, le sel, le cuivre et la bauxite.
16Il s’agit donc d’une domination économique et culturelle qui passe par un gouvernement oligarchique caractéristique, authentique marionnette dont les fils sont tirés à Wall Street, au Pentagone, dans les camps de formation antiguérilla au Panama et en Floride. Le Venezuela, avec dix millions d’habitants environ, dont 30 % de paysans, est encore dominé par l’église catholique et par le parti du gouvernement – dont s’est séparé Prieto, candidat à l’élection présidentielle du 1er décembre, soutenu par l’UPA, l’Union pour avancer, une formule utilisée par le Parti communiste vénézuélien qui a été interdit d’élection –, et participe activement au mouvement de guérilla – FLN-FALN et Mir, dont les groupes sont constitués à 80 % de paysans ; avec un faible pourcentage d’ouvriers, dont ceux du secteur pétrolier qui sont aujourd’hui particulièrement touchés par l’automatisation introduite dans les exploitations ; avec une bourgeoisie nationale liée, directement ou indirectement, aux intérêts étrangers ; et avec une armée qui, contrairement à celles de l’Argentine ou du Pérou, articulées en castes, présente une très forte présence de « conseillers » militaires et économiques nord-américains, en raison des gigantesques investissements et des intérêts qu’y ont les USA.
17Un pays secoué par la lutte armée de 1962 et 1963, une lutte maintenue et développée par le Mir et le FLN-FALN dans les années qui suivirent, malgré les défaites et les revers, dans une situation pleine d’oppositions et de difficultés, mais aussi de continuité révolutionnaire. Le Venezuela est sans aucun doute un pays-clef en Amérique latine en raison des intérêts nord-américains et de la lutte de libération. Dans ce pays, les revers, les trahisons, le culte de la personnalité, les situations confuses caractéristiques d’une tradition sud-américaine (car encore privées de la perspective continentale de lutte latino-américaine), la corruption galopante, les intérêts et le contrôle répressif des USA rendent la situation très complexe, mais susceptible d’évoluer.
18Caracas : une ville qui reflétait, y compris dans la propagande électorale, l’opposition socio-économique : le centre, couvert d’affiches, avec les portraits des candidats à l’élection présidentielle, s’oppose à la zone des barrios (700000 habitants de la périphérie), avec ses graffitis muraux et ses hymnes à la guérilla, à la lutte armée, au Mir et au FLN-FALN.
19Dans cette ville, j’ai pu faire différentes sortes de rencontres avec des étudiants, des intellectuels et des militants qui sont engagés dans différentes organisations politiques. À chaque rencontre, nous évoquions les mêmes thèmes : la contestation-intégration, la lutte ouverte, les difficultés et les responsabilités, la nécessité de l’analyse et de la réflexion théorique marxiste, l’engagement pratique, la circulation des idées et des discussions argumentées et la coordination dans le combat actuel contre l’impérialisme, au niveau politico-culturel. La même exigence est partout manifeste : à travers une analyse sérieuse des années passées (défaites, scissions, oppositions et polémiques), réussir à établir une ligne commune d’action, qui respecte les différences théoriques et idéologiques, mais dans l’unité nécessaire à la lutte anti-impérialiste, sur le plan national et continental, latino-américain, donc dans une perspective internationaliste.
20Un signe peut-être : le 8 octobre, dans la soirée, à l’Université centrale de Caracas – environ 40000 étudiants, une université dont les organismes sont dirigés principalement par des communistes, avec la présence active de la gauche chrétienne, du Mir et du FLN-FALN –, on a organisé une manifestation en l’honneur de Che Guevara : le grand amphithéâtre était tapissé d’au moins 400 affiches du Che, imprimées clandestinement, et les interventions furent décidées, d’un commun accord, par ces quatre groupes, si souvent impliqués dans des violentes polémiques : les communistes, la gauche chrétienne, le Mir et le FLN-FALN.
21Date : 1968.
22Source : « Il “Che” vivo a Caracas », in Rinascita, 13 décembre 1968, n° XXV/49, p. 24.
Notes de bas de page
1 [FLN : Frente de liberación nacional, Front de libération nationale ; FALN : Fuerzas armadas de liberación nacional, Forces armées de libération nationale.]
2 [De ce prêtre catholique et sociologue colombien (1929-1966), voir Torres (Camilo), Liberazione o morte, antologia degli scritti, Milan, Feltrinelli, 1968. En français, voir Écrits et Paroles, Paris, Seuil, 1972.]
3 [Movimento de izquierda revolucionária, Mouvement de la gauche révolutionnaire.]
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