Viêt-Nam à Berlin
p. 265-270
Texte intégral
1« Pour la victoire de la révolution vietnamienne. »
2« Le devoir de tout révolutionnaire, c’est de faire la révolution. »
3Ces mots étaient écrits sur le grand drapeau du FLN1 vietnamien, beau parce que peint avec une invention nouvelle et une tout autre fonction – voir le drapeau des États-Unis peint par Jasper Johns, misérable vide d’objets inanimés –, un drapeau hissé sur la façade du grand auditorium de l’Université technique de Berlin-Ouest, où s’est tenue, le 17 février dernier, la Conférence internationale pour le Viêt-nam, une conférence organisée par le SDS (Union des étudiants socialistes allemands) et par d’autres organisations de jeunesse venues d’autres pays. (Pour l’Italie, les jeunesses du PSIUP2 et le groupe de Milan « Falce et Martello3 ».)
4Dans la grande salle et dans les salles attenantes se réunirent des milliers d’étudiants de Berlin et d’autres régions de la République fédérale (quelques-uns aussi de la République démocratique), de différents pays arabes, d’Iran, de Turquie, du Pakistan, d’Angleterre, de Belgique, de France, d’Italie, d’Amérique, de Suède et d’Amérique latine.
5Parmi eux, des représentants de l’IG Metall, le seul syndicat à maintenir, dans la situation difficile et problématique de la classe ouvrière allemande, une position socialiste de lutte.
6Et des intellectuels allemands et d’autres venus pour l’occasion.
7Les trois thèmes de la conférence : a) la lutte du peuple vietnamien et la stratégie globale de l’impérialisme ; b) la révolution vietnamienne et la révolution du Tiers-Monde ; c) la lutte contre l’impérialisme et contre le capitalisme dans les pays capitalistes.
8Ce sont des thèmes fondamentaux pour tous ceux qui participent aujourd’hui, de différentes manières, à la discussion, à la polémique et à la lutte pour libérer les peuples de l’oppression du néo-capitalisme et du néo-colonialisme, et contre toute forme de génocide politico-culturel, tel qu’il est mené surtout par les USA, et pas seulement au Viêt-nam.
9Mûrir des situations de lutte impose un développement plus rapide de la solidarité internationale, organisée par tous ceux qui se battent contre l’impérialisme, dans le dépassement critique et constructif d’élaborations et de conceptions qui peuvent encore maintenir et créer des difficultés et des retards face aux nécessités objectives de lutte, encore à l’œuvre, et de plus en plus durement.
10Berlin, ville exposition et « pupille » de la « civilisation occidentale américaine ». Avec tout un quartier, Dahlem, occupé par des militaires et des civils USA (nouvelles casernes, nouvelles bâtisses, nouvelles écoles et nouveaux établissements… : une forteresse américaine, comme ailleurs, en Allemagne fédérale et dans d’autres pays de l’Otan, en Vénétie, par exemple).
11Avec la bourgeoisie allemande qui se berce de cette situation américaine, y reconnaissant ses exigences, essentiellement antisocialistes, antiprolétaires et militaristes. Avec une situation problématique du prolétariat soumis à une exploitation et à une oppression corruptrice du capital allemand et américain, dans un contexte social qui se ressent profondément du nazisme d’hier et d’aujourd’hui.
12Avec l’Université libre, cadeau des USA à Berlin-Ouest, symbole de cette « liberté de la culture », où le capital américain et la CIA sont tout un.
13Ici précisément, à Berlin, une nouvelle opposition explose, à l’Université libre.
14Depuis deux ans déjà, la social-démocratie avait exclu de ses rangs les jeunes étudiants du SDS, accusés d’extrémisme.
15À cette époque, des groupes d’étudiants font leur apparition : l’Université négative [Université critique], la Commune et la Nouvelle tour rouge4 ; et le SDS continue à se développer. Les étudiants redécouvrent Rosa Luxemburg, Karl Liebknecht, Lénine et Marx. Ils commencent à réfléchir, à analyser et à penser, en démasquant l’échec des positions culturelles et politiques des différentes organisations de la République fédérale et des États-Unis. Stimulés sans aucun doute par l’enseignement de Marcuse à l’Université libre et par ses analyses du développement et des conséquences du néo-capitalisme, y compris dans la classe ouvrière5.
16Une autre impulsion : les mouvements d’étudiants américains, et surtout celui de Berkeley. Et ceux des universités européennes. Et les luttes de masse de la gauche japonaise. Ils en reflétaient des aspects, non en tant que mouvements de jeunesse, c’est-à-dire en tant que générations, mais plus précisément dans la responsabilité directe de l’affrontement et de la lutte de notre temps. Car, dans la mesure où ils luttent, au sein de l’université, contre une position et une méthode d’étude, et dans des conditions universitaires autoritaires qui reflètent clairement l’organisation socio-politique au service de laquelle se trouvent les universités, ils développent aussi la nécessité d’étudier les structures socio-politiques, de les comprendre et de contribuer à leur transformation, pour pouvoir transformer aussi l’enseignement à l’école et à l’université).
17La maturité de la conscience et de l’action politique du SDS mène l’ensemble du mouvement étudiant allemand à des considérations fondamentales.
181. À un vague début de rébellion anarchisante – dont on peut trouver les motifs essentiellement dans la situation allemande –, succède une précision idéologique et politique. Rudi Dutschke, étudiant en philosophie à l’Université libre, vingt-sept ans, et principal responsable du SDS, affirme aujourd’hui : « Le temps n’est plus aux réflexions froides et objectives, le temps est à la mobilisation. Il ne faut plus parler du prolétariat, mais avec le prolétariat6 ».
19Une exigence est fondamentale au SDS dans ce processus : la relation avec la classe ouvrière. Si l’on pense à la situation de la classe ouvrière en Allemagne et à l’interdiction du Parti communiste allemand et de toute activité communiste, alors l’urgence pratique et idéologique du SDS d’établir et de donner vie à une relation avec la classe ouvrière est évidente.
20C’est en somme décider de dépasser la situation actuelle (intégration ou non d’une partie ou plus de la classe ouvrière dans le système et nécessité d’éveiller la conscience de la lutte des classes), idéologiquement et analytiquement, c’est-à-dire de dépasser l’enseignement de Marcuse et sa position strictement négative – aux États-Unis, le Black Power7 montre les limites d’une telle analyse, dans la mesure où il mène, au sein du pays le plus capitaliste, une véritable lutte des classes, comme il montre les limites de son opposition artificielle entre « ville » et « campagne », sur la base de laquelle seule la « campagne » peut libérer la « ville ». Quand Dutschke défend encore cette perspective, l’influence ou l’éventuelle reproduction passive des mouvements d’étudiants à la Berkeley et de la sociologie américaine est dépassée, précisément par le fait que le mouvement opère activement et originalement dans un tout autre contexte politique et social, contexte qui exige d’autres perspectives et d’autres nécessités de lutte.
21(Ce processus de maturation est parallèle à celui de l’Université de sociologie de Trente : dépassement des thèses de Marcuse, nécessité d’établir un rapport avec la classe ouvrière, déjà en acte, et coordination unitaire de positions autour de thèmes, de perspectives et de solutions de lutte, non de fractionnement ou d’éparpillement en groupes et groupuscules opposés entre eux.)
222. Comme conséquence : la coordination unitaire des différents groupes, précisément. Un autre fait constructif et significatif pour tous : la forte cohésion du SDS ne résulte pas de la personnalité de leaders, avec leur nouvelle intelligence, vive, et leur immédiateté humaine, comme Rudi Dutschke et Gaston Salvatore (un Chilien de vingt-six ans environ, étudiant en sociologie à l’Université libre, représentant au SDS des pays latino-américains et responsable des questions culturelles), mais de la capacité de son groupe dirigeant à prolonger des analyses, des études et des solutions pratiques et idéologiques sur des thèmes fondamentaux de la lutte d’aujourd’hui sur le plan de l’internationalisme, en puisant ses sources chez Marx et Lénine, en établissant une relation critique au passé de la lutte dramatique du mouvement ouvrier allemand, et en répondant sans préjugé à chacune des questions qui se posent aujourd’hui dans la lutte pour le socialisme.
23Sans cette forte cohésion, non de principe abstrait, mais de base, argumentée, discutée et constamment renouvelée, ni la Conférence internationale pour le Viêt-nam, ni la grandiose manifestation dans les rues de Berlin-Ouest, dimanche 18 février, n’auraient été possibles.
24Les rapports des délégués à la conférence et les interventions qui suivirent se déroulèrent dans une atmosphère de grande passion politique, parfois peut-être un peu facile, mais toujours authentique, et dans une atmosphère d’autant plus passionnée que le maire social-démocrate de Berlin-Ouest, Klaus Schütz, avait interdit aux organisateurs de la conférence les rues les plus importantes pour la manifestation du dimanche 18. Malgré et contre cette interdiction, tous tenaient à cette manifestation. (Le samedi soir, on apprit qu’un tribunal l’avait autorisée, créant ainsi un conflit entre la magistrature et le pouvoir politique). Le maire ne l’avait pas seulement interdite, il avait réussi à créer une sorte de mobilisation de la ville contre les manifestants, en lançant, à la radio et à la télévision, des appels où il invitait « le peuple » de Berlin-Ouest à collaborer avec les autorités, afin d’arrêter ces « irresponsables » qui voulaient semer le désordre et la haine dans cette forteresse occidentale paisible et sûre. Il fut fermement soutenu dans cette action par la presse berlinoise et par le groupe Springer, nettement américanisé. Springer, milliardaire et propriétaire d’un pourcentage élevé de la presse allemande : « Depuis la fin de la guerre, il était clair pour moi que le lecteur allemand ne voulait à aucun prix une chose : réfléchir. J’ai fait mes journaux en conséquence ». Et en conséquence, ses journaux prennent position contre la RDA, contre les socialistes et contre les intellectuels, appuyant la politique des USA, et qualifiant les étudiants, à travers leurs dernières manifestations, de « fascistes rouges ».
25Dans leurs arguments, leurs analyses et leurs perspectives, seuls quelques-unes des contributions au débat et quelques-uns des exposés étaient remarquables. Dans beaucoup d’autres, on ne trouvait que de l’enthousiasme, souvent de la naïveté. Et c’est tout à fait compréhensible si l’on tient compte du degré de préparation, des différentes attitudes, et surtout du fait qu’il s’agissait de la première conférence d’étudiants de ce type à Berlin-Ouest. Pourtant, la plate-forme commune demeura ferme : contre l’impérialisme américain, un soutien total au Viêt-nam et une lutte au sein des pays capitalistes. Et l’opposition résolue à l’Otan était absolue.
26Rudi Dutschke intervint précisément pour critiquer le caractère superficiel de certaines interventions et appela à dépasser le moment purement émotionnel, le moment de la propagande, à formuler plus rigoureusement les questions et à les approfondir davantage.
27Le professeur Wolff de Vienne – il avait passé quatre ans au Viêt-nam – invita à considérer avec sérieux et gravité la lutte difficile des Vietnamiens, des fronts de libérations et des guérillas, pour ne pas se laisser aller à des déclarations « révolutionnaires » simplistes.
28Dimanche 18 février, 20000 manifestants environ occupent les rues du centre de Berlin-Ouest, des étudiants de différents pays, des associations évangéliques, chrétiennes, des ouvriers et des intellectuels.
29Quarante ans après, Berlin-Ouest revoit dans ses rues drapeaux rouges, faucilles et marteaux. Pour la première fois, elle voit autant de drapeaux rouges unis aux drapeaux du FLN du Viêt-nam. Et de grands portraits de Lénine, de Rosa Luxemburg, de Karl Liebknecht, de Ho Chi Minh et d’Ernesto Che Guevara. Et elle entend L’Internationale, en alternance avec des slogans révolutionnaires et les noms scandés de Ho Chi Minh, de Lénine et de Che Guevara.
30Ce flot de drapeaux rouges et vietnamiens, de chants et d’enthousiasmes, et cette explosion de vie civile, dans les grandes rues de Berlin-Ouest, durèrent quatre heures.
31Pendant ce temps, les Américains (militaires et civils) étaient reclus et consignés dans leur quartier, à Dahlem, dans leurs casernes et dans leurs maisons, avec un déploiement de policiers allemands pour assurer leur protection, comme en état de siège. Des blindés avaient pris place devant la Maison de la culture américaine, devant l’ambassade grecque et devant les casernes, des barrages à l’entrée des rues, des camionnettes de la police armée et des canons à eau, la police montée et des troupes de policiers armés, surtout aux alentours des bouches de métro.
32D’un côté, cette manifestation grandiose, responsable et sûre, et de l’autre, ceux qui étaient prisonniers d’eux-mêmes. Deux mondes, deux conceptions.
33La manifestation s’acheva dans une rue à côté de l’Opéra, à proximité de l’endroit où l’étudiant Benno Ohnesorg avait été assassiné par la police allemande, le 2 juin 1967, pendant la manifestation contre le Shah d’Iran. Un motif symbolique, cette manifestation ayant commencé sur la Steinplatz, près de la plaque sur laquelle est écrit : « Au sacrifice du passé, du présent et du futur contre le fascisme ».
34Après plusieurs interventions, Rudi Dutschke conclut en affirmant qu’il convenait, en ce jour, de ne pas marcher jusqu’à Dahlem, comme on l’avait prévu dans un premier temps, « mais de dire aux Américains : le jour et l’heure viendront où nous vous chasserons si vous ne mettez pas un terme à votre impérialisme ».
35(Lors d’une brève rencontre, et à ma demande, Dutschke me confirma son intention de venir en Italie à la fin du mois de mars, dans l’espoir de prendre contact avec la classe ouvrière et avec des étudiants, des associations et des organisations.) Comme la Conférence internationale pour le Viêt-nam, la manifestation s’acheva sur L’Internationale, et avec le poing levé du salut communiste.
36Date : 1968.
37Sources : « Il Vietnam a Berlino », tapuscrit (ALN) ; Rinascita, 1er mars 1968, n° XXV/9, p. 28 ; SeC, p. 228-233.
Notes de bas de page
1 [Front de libération nationale.]
2 [Partito socialista italiano di unità proletaria, Parti socialiste italien d’unité prolétaire, issu de la scission de la gauche du PSI, en 1964. De nombreuses sections du texte, omises dans Rinascita, sont ici rétablies.]
3 [« Faucille et marteau. »]
4 [Il s’agit des groupes étudiants Kritische Universität, Die Kommune et Neuer Roter Turm.]
5 [Nono lisait Marcuse en italien et en allemand. Voir, dans sa bibliothèque, Kultur und Gesellschaft (Francfort, Suhrkamp, 1965), L’uomo a una dimensione (Turin, Einaudi, 1967), La fine dell’utopia (Bari, Laterza, 1967, qui porte précisément sur ses interventions à Berlin-Ouest) et Psicanalisi e politica (Bari, Laterza, 1968).]
6 [Voir Dutschke (Rudi), Écrits politiques (1967-1968), Paris, Christian Bourgois, 1968 (exemplaire à l’ALN). Voir aussi, dans la bibliothèque de Nono, Die Revolte, Hambourg, Rowohlt, 1983.]
7 [Sur ce mouvement, voir Giammanco (Roberto), Black Power, potere negro, analisi e testimonianze, Bari, Laterza, 1967 ; et Dutschke (Rudi), « Black Power », in Écrits politiques (1967-1968), op. cit., p. 103-118.]
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