Cinq questions à…
p. 261-264
Texte intégral
11. Quels sont, à votre avis, les musiciens les plus importants des cinquante dernières années ? Plus généralement, quelle est votre attitude envers la musique du passé, plus ou moins récent ?
22. Parmi les techniques compositionnelles élaborées au cours des cinquante dernières années – y compris celles qui sont liées à l’utilisation d’instruments électroniques – lesquelles offrent, à votre avis, le plus de possibilités de développement ?
33. Quelles sont aujourd’hui les perspectives du théâtre musical ?
44. Quelle valeur et quel sens conservent aujourd’hui les concepts traditionnels d’expression et de communication ?
55. Comment se configurent vos rapports avec le public et avec les institutions musicales ? Quel est actuellement, selon vous, le rapport entre l’artiste et la société ?
6Francesco Degrada
71. La réponse est facile. Des noms désormais dans l’histoire. Pour l’importance du développement technique et linguistique objectif et historique. Avec les limites de leur position éthique, morale et subjective. Et ici, la question et la réponse doivent s’élargir.
8L’importance d’un musicien, sur quoi se fonde-t-elle ? Sur le seul langage technique ? Sur l’élargissement de la base physique et scientifique de l’échelle musicale, du spectre sonore et de l’espace acoustique ? Sur le seul procédé compositionnel ? Je ne crois pas. En tout cas, pour moi, c’est trop peu.
9L’un des thèmes que de jeunes musiciens boliviens, chiliens, colombiens, guatémaltèques, brésiliens, péruviens et cubains abordaient sans cesse pendant mes cours et lors de nos discussions en Argentine, en Uruguay, au Chili, au Pérou et à Cuba1, c’est le suivant : quel est le rapport entre la connaissance nécessaire de la nouvelle technique dans le développement du langage musical et le témoignage de notre situation ? Schoenberg, Webern, Varèse et la musique électronique, qu’est-ce qui se développe en nous de notre réalité humaine et musicale, et dans quelle mesure ? Schoenberg seul, Webern seul, Varèse seul et la musique électronique seule déterminent-ils le développement et l’importance d’une époque ?
10La leçon qu’ils m’ont donnée, en Amérique latine, c’est la nécessité du dépassement d’un ethnocentrisme dont nous sommes victimes pour bien des raisons.
11Cette culture européenne et occidentale, de plus en plus égocentrique, qui se pose de plus en plus de manière catholique et impérialiste comme la culture dominante et agissante au sens nord-américain, pourquoi prétend-elle s’imposer comme une condition nécessaire ?
12Pour le jeune Bolivien, Vietnamien, Cubain ou Angolais, le problème du développement et de l’importance d’un langage musical se pose en relation directe avec sa situation (acceptation passive du chantage culturel et technologique nord-américain, abstraction en conséquence de la possibilité et de la nécessité de leur intervention et de leur participation à leur vie dans la nouvelle perspective, nouvelle aussi culturellement, donc, vérification de l’importance de la culture, dans sa fonction, dans son rapport à la transformation et à la libération culturelle d’une domination impérialiste bien précise), comme pour l’Européen, l’ethnocentrisme (l’importance de certains musiciens traditionnels) doit rendre des comptes à tous les « damnés de la terre2 », si le musicien européen veut vraiment comprendre et participer à la transmission culturelle de son temps.
13Voilà pourquoi la réponse facile (une liste de noms) à la première question non seulement ne me satisfait plus personnellement depuis des années, mais je la considérerais même comme une réponse académique, car en relation avec la question académique.
14L’importance d’un musicien est-elle une conséquence de la structure sociale dans laquelle le musicien vit ou se fait-elle contre son gré ? Et pourquoi ? Et l’importance d’une structure sociale – autrement dit, des nouvelles possibilités qu’elle nous offre –, les résultats culturels (musicaux) qui en sont la conséquence la vérifient-ils ? Ou cette importance se fait-elle malgré eux ? Et l’importance d’un musicien, sur quoi se fonde-t-elle et sur quoi se vérifie-t-elle ?
15Certainement pas sur des arguments exclusivement techniques et linguistiques. Sur eux, bien sûr, mais surtout dans la perspective d’un rapport social et structurel nouveau.
16Nouveau en tant que développement historique et social.
17Nouveau pour le développement ou la création du socialisme.
18Nouveau pour l’homme nouveau.
19Voilà pourquoi la question obsédante des jeunes d’Amérique latine cernait le problème : importance des nouvelles capacités techniques et des nouvelles structures sociales. Libres pour de nouvelles expressions. (Le chantage de la suprématie de la pure technologie et de la pure esthétique, par lequel les États-Unis d’Amérique tentent de maintenir la corde autour du cou des jeunes musiciens latino-américains, est si usé et d’une telle évidence que sa fonction compte au nombre des plus misérables.) Leur question doit aussi être la nôtre. Et elle l’est.
20Nécessité de la connaissance et de la maîtrise d’une nouvelle technique unie à la conscience vive et agissante dans la nouvelle réalité humaine.
21Rapport parfois difficile, selon lequel le musicien travaille en tant que musicien et participe aux grèves, aux luttes et à la guérilla, exactement comme il peut écrire de la musique et travailler comme gréviste, comme homme de lutte et comme guérillero.
22Et les jeunes d’Amérique latine nous l’enseignent, en particulier les Cubains. Rapport rendu cependant difficile par la nécessaire contemporanéité des deux exigences, la responsabilité de l’organisation politico-culturelle étant toujours bien précise.
232. Principalement l’utilisation des techniques électroniques et d’amplification, non dans leur fixité mécanique, mais dans la vigueur de leur intervention (élaboration et composition) sur le phénomène acoustique en direct, voix humaine ou instruments de différents types. (Un début : l’utilisation des voix et de la clarinette, en solistes et en direct, et leur amplification continue et élaborée par des microphones à condensateur dans A floresta é jovem e cheja de vida.)
24Cela ne signifie pas que cette utilisation est la seule possible aujourd’hui. Cette autre technique, liée à des appareils particuliers, peu économiques ou peu disponibles, ne caractérise pas en soi l’actualité d’une musique – le moyen et le processus technique restent pour moi toujours limités et jamais autosuffisants, y compris esthétiquement, surtout dans les habitudes aveugles de ceux qui sont fascinés par les moyens de communication d’aujourd’hui.
25Il est toujours possible d’utiliser des instruments ou des moyens, inventés ou non, simples ou d’apparence banale, qui peuvent se substituer aux instruments traditionnels normaux, surtout si l’imagination populaire le souhaite, et non en fonction d’une simple esthétique colonialiste.
263. Tout reste à faire, à la condition de démystifier certaines équivoques intellectualistes et certaines limites humanistes, fussent-elles caractéristiques d’une époque de totale décadence européenne, autrement dit de la société européenne et nord-américaine actuelle.
274. [Aucune réponse.]
285. À Cuba, les jeunes musiciens ont entre leurs mains des organisations, des écoles et des programmes. En d’autres termes, ils en sont directement responsables.
29Ce n’est pas une simple question de confiance, mais la réalisation, en musique, de la méthode et du principe de travail, d’engagement et de conscience de la révolution cubaine. (Il en est de même dans toutes les autres catégories économiques, politiques et culturelles.) La vie musicale cubaine, en plein changement, développe de nouvelles perspectives inédites. (Peut-être est-il possible d’évoquer l’époque de Lénine et de Lounatcharski ?) Ce n’est pas un problème d’insertion ou de négociation, et il ne s’agit pas d’emboîter le pas. Et il s’agit encore moins d’autres sophismes byzantins. C’est la participation directe, ni mutualiste, ni filtrée. Bien sûr, les choses sont différentes pour nous. Et c’est précisément pour cette raison que le rapport actuel, tel qu’il existe entre nous, doit être radicalement transformé.
30Nous savons bien ce qui est mauvais et ce qui est erroné. Même si ce qui devrait être n’apparaît pas clairement à certains, il est évident que cela doit changer avec la transformation des structures sociales. L’expérience cubaine peut nous aider sur ce point. Et le musicien européen dépassera les limites passives et contractuelles de complaisance molle et raffinée.
31Date : 1968.
32Source : « 5 domande a… », sous la direction de Francesco Degrada, in Discoteca, 1968, n° IX/77, p. 34-35.
Notes de bas de page
1 [Nono se rendit en Amérique latine pendant trois mois, lors du second semestre 1967.]
2 Principalement l’utilisation des techniques électroniques et d’amplification, non dans leur fixité mécanique, mais dans la vigueur de leur intervention (élaboration et composition) sur le phénomène acoustique en direct, voix humaine ou instruments de différents types. (Un début : l’utilisation des voix et de la clarinette, en solistes et en direct, et leur amplification continue et élaborée par des microphones à condensateur dans A floresta é jovem e cheja de vida.)
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Écrits
Ce livre est cité par
- Michel, Pierre. (1996) Luigi Dallapiccola. DOI: 10.4000/books.contrechamps.1425
- Milli, Pietro. (2021) L’idéal qui donne sa lumière au silence : Antonio Gramsci et la culture musicale italienne de l’après-guerre. Transposition. DOI: 10.4000/transposition.6629
Écrits
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