Feuillets envoyés à la maison
p. 256-260
Texte intégral
1Cher Robert !
2Tu m’as prié de t’adresser quelques réflexions sur des thèmes qui concernent mes voyages dans les pays latino-américains. Ce qui t’intéresse plus encore, ce sont les conditions de mon séjour au Pérou et mon expulsion de ce pays.
3Écoute-moi donc : lorsque je suis arrivé à Buenos Aires – l’Institut Torcuato di Tella m’avait invité à un cours d’un mois sur le thème « La réalité du mot, du texte et de la musique dans l’électronique » –, j’ai rencontré de jeunes compositeurs (de la Bolivie au Pérou, de la Colombie au Guatemala, au Chili, au Brésil et à l’Argentine), j’ai pris conscience du fait que leurs besoins et leurs problèmes musicaux et sociaux exigeaient avant tout de moi d’apprendre d’eux une forme nouvelle et immédiate de relations qui n’auraient plus aucun rapport avec l’académisme abstrait au nom duquel le compositeur enrichit, sous forme « scolaire », sa réalité grâce à une autre culture et à un autre paysage historique, lesquels lui apportent quelque chose de nouveau. Mais je devais chercher un nouveau type de compréhension avec ces jeunes compositeurs et des points de vues homogènes sur une technique musicale dont la signification et la fonction culturelle s’harmoniseraient avec cette base culturelle et historique qui était la leur et à laquelle ils ne pouvaient pas renoncer. En d’autres termes : il fallait vérifier, en les confrontant, les besoins de chaque culture (donc de chaque musique) dans la globalité de leurs conséquences, de leurs perspectives, de leurs moyens d’information et de leurs connaissances, et vérifier le paysage des nouvelles techniques et ce qui se développe simplement (le moment de la connaissance et de l’analyse nécessaire à la réalité). Il fallait vérifier la musique comme expression, participation et témoignage de la réalité sociale dans laquelle le musicien vit et agit.
4Le problème, c’est que le compositeur ne connaît que les frontières de la technologie. La connaissance du risque (la possibilité d’une influence de l’esthétique technologique de type nord-américain), un risque que le compositeur place son abstraction au service de cette esthétique et renie en partie son origine historico-culturelle, ce risque pourrait mener à une méconnaissance du fait que le compositeur a la possibilité de prendre part à l’évolution culturelle et politique en tant que compositeur qui travaille dans une situation culturelle et politique donnée.
5Ces jeunes s’intéressent vivement à une union d’une part de l’apprentissage technique indispensable et des possibilités de la vie et du travail musical dans leurs pays, où les conséquences du pouvoir colonial, de l’exploitation et de la violence impérialiste d’hier entraînent aujourd’hui des problèmes et des difficultés de vie, et d’autre part du combat et des difficultés objectives d’une nouvelle organisation musicale (et pas seulement de l’organisation de la musique électronique). Liées aux difficultés historiques de l’évolution sociale du pays, ces difficultés sont précisément causées par l’exploitation impérialiste, la toute-puissance d’une culture donnée à son service, et des conditions de vie effroyables qui oppressent le peuple sous le joug de généraux meurtriers, simples outils aux mains du gouvernement actuel des États-Unis.
6J’ai trouvé dans les préoccupations de ces jeunes compositeurs quelque chose comme la pensée et l’action des intellectuels (des musiciens) en Italie et en Europe, à l’époque de la lutte des partisans contre le fascisme et le nazisme. Dans l’état actuel des faits, l’attention porte sur le conflit historique des jours qui sont les nôtres et sur la contradiction entre « le capitalisme et le socialisme, entre le pouvoir impérialiste et le combat pour la liberté des peuples ». Un type de compréhension de la pleine signification de la culture, sur la base de laquelle évoluent et mûrissent la capacité et la possibilité propres à la participation directe au combat social. Dans la mesure où il participe à un tel processus par son travail, dans la mesure où il prend directement part à un combat utile et dicté par la nécessité de s’harmoniser avec les tentatives et les particularités de tel ou tel pays, et dans la mesure où il n’exclut pas la lutte armée aux côtés des travailleurs, des paysans et des groupes révolutionnaires, le compositeur développe ses propres conditions de travail et sa propre responsabilité dans la participation élémentaire à la lutte sociale.
7Ensemble, nous avons trouvé une nouvelle relation sociale, où l’analyse de la partition, les discussions théoriques sur l’acoustique, la technique électronique et l’esthétique recoupent des conversations sur la responsabilité des compositeurs dans la situation latino-américaine actuelle.
8J’étais à Buenos Aires quand les journaux ont publié les propositions de lois anticommunistes du gouvernement putschiste d’Onganiá1. Pour semer la panique, ils ont publié des nouvelles sur les luttes de partisans dans différents pays ou régions, et ils ont diffusé les premières informations sur l’OLAS (Organisation des pays latino-américains) à La Havane.
9Voilà donc les thèmes dont nous avons discuté pendant ces cours de composition, et que nous voulions mettre en relation avec les problèmes de la technique et de l’expression musicale.
10Cher Robert, tu as certainement compris les raisons d’une telle reconnaissance pour ces jeunes compositeurs sud-américains ; parce que, par leur intermédiaire, j’ai commencé à comprendre la réalité de leurs pays, une réalité qui m’était apparue totalement autre dans un premier temps, l’information et la connaissance que j’en avais acquises en Italie étant limitées.
11L’un des thèmes que nous n’avons cessé d’aborder à Buenos Aires, c’est la question de savoir comment et par quels moyens il serait possible de contrer, sur le plan culturel, l’influence extrêmement négative de l’OEA (Organisation des États Américains). L’espoir, l’attente et le désir de tous ces jeunes, c’est que l’OLAS comprenne l’aspect culturel de la lutte des pays latino-américains. Voilà la revendication et le thème qui font vivre les jeunes du Chili, d’Uruguay et du Mexique.
12À Buenos Aires, ils m’ont interdit deux entretiens ; ils ont aussi interdit leur publication dans deux journaux, et dans ces entretiens, je parlais précisément de ces thèmes et de leurs répercussions sur la culture dans toute sa signification. Quand j’ai parlé des pays latino-américains, j’ai pris l’exemple de la patrie d’Ernesto Che Guevara (ce symbole éternellement vivant) comme point de vue de la signification fondamentale pour la culture latino-américaine, mais aussi pour l’Europe et pour le monde entier.
13Devant le public de Buenos Aires, des jeunes pour la plupart, j’ai dédié l’exécution de mes compositions à ce fils de l’Argentine qu’était Guevara, un homme dont la noblesse humaine, immortelle, et le courage rappellent Garibaldi. Après un bref instant de surprise et d’étonnement, un tonnerre d’applaudissements. Les jeunes Argentins ont ainsi exprimé leurs convictions.
14C’est précisément à Buenos Aires que j’ai commencé à prendre conscience de la dure réalité sociale dans laquelle vit le peuple : avec de jeunes compositeurs, je me suis convaincu de l’existence d’une opposition dramatique entre l’exploitation capitaliste et le peuple opprimé. À Buenos Aires, le quartier Philips illustre cette opposition.
15Les nouveaux bâtiments, techniquement parfaits, de la firme Philips s’élèvent vingt mètres au-dessus d’une terrible pauvreté, des taudis où vivent des êtres humains ; leur environnement – un quartier d’émigrés cherchant désespérément du travail – illustre avec une grande expressivité cette opposition. Cette impression se répète à Santiago, à Valparaíso, à Lima et dans les faubourgs où vivent environ 250000 êtres humains qui manquent des conditions de vie les plus élémentaires. C’est d’autant plus étonnant pour Lima, le Pérou possédant de bonnes richesses naturelles, que les sociétés d’Amérique du Nord ont confisquées au peuple péruvien.
16À Santiago du Chili, des rencontres et des discussions avec les compositeurs, mais surtout l’impression terrible née de la rencontre avec la vie réelle des mineurs : non des maisons, mais des baraques où aucune vie n’est possible et où les mineurs vivent tout de même. Quand j’ai pris connaissance du cursus d’enseignement et de l’internat de San Andrés, et quand j’ai découvert toute la signification de la révolution cubaine pour ces mineurs et leur niveau d’éducation, j’ai mieux compris la faute de ceux qui ne contribuent en rien à améliorer cette situation.
17Beaucoup m’ont parlé de la beauté de Valparaíso, je ne l’ai pas vue. Je n’ai vu que le port, avec un vieux bac, et la tragédie de ces petites maisons en bois, construites sur d’innombrables terrasses au-dessus d’un abîme. Est-il possible de vivre ainsi ? Surtout face à la débauche de luxe de Viña del Mar ? C’est une situation alarmante.
18La musique peut-elle faire quelque chose dans cette situation ? Toucher dans le mille et contribuer à l’éveil de la responsabilité, à la lutte ?… Je pense que oui, et j’en suis convaincu.
19Mon impression, c’est que la musique au Chili, à deux exceptions près, est passive, qu’elle s’adapte au régime à la dérive de Frei2 et qu’elle ne suit que les intérêts personnels des compositeurs. Un jour, un compositeur communiste m’a demandé si je voyais une quelconque contradiction au fait d’être en même temps compositeur et membre du Parti communiste italien. Il va de soi que non. Toute contradiction s’enracine dans une mauvaise compréhension du point de vue du compositeur en tant que membre du Parti. Quand on comprend mal cette unité et ce partage en commun, on court le grave risque de voir le compositeur se soumettre passivement à l’influence culturelle étrangère, et de n’avoir rien d’autre qu’une pensée strictement subjective.
20À Santiago, ils m’ont interdit des entretiens à la radio d’une université et avec des journaux, en invoquant le fait que parler de Che Guevara était en contradiction avec les lois. D’autres impressions m’ont confirmé dans ma conviction que la culture européenne et latino-américaine doit intervenir, par tous les moyens possibles, et doit contribuer à l’abolition de cette oppression. Le musicien doit s’intégrer à cette lutte par sa musique, de sorte qu’il se trouve, à travers l’évolution de ses possibilités, aux côtés des ouvriers, des paysans et des partisans.
21Au Pérou, ce qui s’est précisé en moi, c’est la signification de la discussion sur Buenos Aires que j’ai eue avec de jeunes compositeurs. J’ai compris que je portais la responsabilité de mon travail, de ma participation et de mon type d’expression, vers de nouvelles possibilités.
22Tu comprends, cher Robert, que pendant le premier des quatre cours que je devais donner à l’Université de San Marcos, j’aie considéré comme naturel de dédier ce premier cours aux partisans martyrisés et à tous ceux qui, au Pérou, combattent l’impérialisme nord-américain. Tu connais les conséquences de cette décision : arrestation, interrogatoire et expulsion. Après mon arrivée à Cuba, j’ai compris que ce pays constituait l’achèvement symbolique de mon voyage à travers les pays latino-américains. C’est un pays de nouvelles perspectives d’une grande importance. Je suis devenu de plus en plus conscient ici qu’il est inévitable d’établir entre nous, compositeurs du monde entier, un réseau d’informations directes, d’échanges de connaissances et de collaborations dans le domaine politico-culturel, sur une nouvelle base internationale. La lutte contre l’impérialisme américain est une lutte que nous devons tous mener, nous qui sommes solidaires les uns des autres, et qui devenons sans cesse de plus en plus forts.
23Jusqu’à la dernière victoire, à toi.
24Date : 1967.
25Source : La Habana, novembre 1967 ( ?), n° 45 – lettre adressée à un certain Robert, non identifié ; il s’agit ici d’une traduction de quatrième génération (allemand, traduit du tchèque, traduit de l’original espagnol perdu).
Notes de bas de page
1 [En Argentine, le 28 juin 1966, une junte militaire désigne d’autorité le nouveau président de la République, le général Juan Carlos Onganiá (1914-1995), qui érige une dictature et condamne le parlementarisme et les partis politiques, accusés de diviser la nation. Il sera destitué le 8 juin 1970.]
2 [Au Chili, en 1964, la droite soutient la candidature du démocrate chrétien Eduardo Frei Montalva (1911-1982), contre Salvador Allende. Réformiste et anticommuniste, la démocratie chrétienne, née en 1957 d’un mouvement corporatiste, la Phalange nationale, et d’un secteur social chrétien des conservateurs, s’inspire de l’encyclique pontificale Quadragesimo anno. Frei dirige le Chili de 1964 à 1970, date de la victoire de l’Unité populaire.]
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