Le musicien à l’usine
p. 237-240
Texte intégral
1Le musicien agit toujours, et dans tous les cas, à travers un choix, actif ou passif, conscient ou non, par rapport aux éléments de la société contemporaine : société conservatrice et pouvoir constitué, contraint de faire siens des éléments nouveaux, mais pas trop (et prompt à les intégrer) ; société de progrès, dans la continuité novatrice, où le moment purement technologique doit être pris en considération dans ses limites objectives ou dans celles d’une contestation globale résolue, jusqu’à la rupture révolutionnaire, historique et sociale.
2Schématiquement, il est toujours possible de reconduire à ces trois moments la position du musicien, aujourd’hui comme hier, tantôt dans sa « confusion » contradictoire, tantôt dans sa clarté.
3Cette position doit être analysée et vérifiée dans l’œuvre totale de l’homme-musicien, dans sa position et ses choix sur le plan technique, linguistique, expressif et de communication, dans sa connaissance de la contemporanéité, dans la qualité de sa participation, de son imagination et de son invention au sein de la réalité de son temps, et dans la validité de son témoignage. En rapport avec le conflit économico-idéologique qui caractérise l’époque.
4La compétition pacifique, la confrontation et le conflit direct entre le système capitaliste et le système socialiste sont aujourd’hui plus aigus que jamais.
5La culture, et donc la musique, n’y est pas tout à fait étrangère.
6Je ne vois pas pourquoi la musique ne pourrait plus aujourd’hui participer à la découverte et à l’affirmation de la nouvelle dimension humaine, technique, imaginative et réelle, que l’axe central de l’histoire actuelle (la lutte de l’internationalisme ouvrier pour la liberté socialiste) indique et ouvre, malgré des contradictions internes qui la freinent ou la mettent en difficulté.
7N’y a-t-il pas eu, à d’autres époques, de relation entre raison historique et imagination créatrice ? Entre les Lumières françaises et Mozart ? Entre les conquêtes de la pensée de la bourgeoisie à la suite de la Révolution française et Beethoven ? Entre la passion civile des mouvements du Risorgimento et Verdi ? Jusqu’à la découverte du peuple russe et Moussorgski, à Janáček, à Bartók et à Schoenberg en rapport à la tragédie du peuple juif, et jusqu’à Dallapiccola, dont les choix de textes catholiques se portent toujours sur les grands hérétiques ?
8Chaque musicien choisit, dans le monde contemporain, sa position, et chaque choix, politique, est une prise de parti et n’agit pas de manière autonome et aristocratique, mais en fonction du contexte de la société actuelle, qu’il se spiritualise en abstractions métaphysiques, qu’il exalte la beauté ou la pureté des sons, qu’il envisage son engagement en moraliste, qu’il proclame l’unité du moment ou du processus technologique, qu’il s’identifie pragmatiquement à l’acte musical, ou encore qu’il choisisse le zen, la cocaïne ou la violence démystifiante.
9Dans chacun de ces choix sont déjà implicites les réponses aux trois questions que Jean-Paul Sartre pose à la littérature.
10Qu’est-ce qu’écrire (de la musique) ?
11Pourquoi écrit-on (de la musique) ?
12Pour qui écrit-on (de la musique) ?
13Le camarade Luigi Pestalozza et moi vivons depuis peu une expérience très significative : à l’invitation de cercles culturels ouvriers, nous présentons certaines de mes compositions, surtout La fabbrica illuminata (pour bande magnétique et voix, composée au Studio de phonologie de la Radio de Milan), et nous en discutons ensemble.
14Pour nous, c’est une vérification et une nouvelle preuve de la fonction, des fondements et de la consommation de la musique aujourd’hui. Les discussions qui suivent, avec les ouvriers, sont extrêmement significatives : volonté et capacité de comprendre pourquoi et comment la musique peut faire siens des thèmes de la vie et de la lutte ouvrière, et désir de connaître techniquement le processus compositionnel, de la formulation du texte poétique (basé dans ce cas sur des phrases des ouvriers eux-mêmes, sur des fragments de contrats syndicaux, sur une invention et sur un montage poétique du jeune poète Giuliano Scabia) jusqu’à sa transformation en fait musical qui signifie, mais autrement.
15Les ouvriers : souvent sans la moindre « préparation » académique, culturelle et musicale, et soumis au bombardement consumériste et évasif de la Rai et des différents festivals de chansons.
16Mais contraints, dans la vie et le travail, techniquement, à l’avant-garde : de nouveaux moyens techniques de production et de travail.
17L’analyse technique et esthétique est le véhicule de leur compréhension : les procédés de travail et de composition dans le studio électronique et l’analyse phonétique et sémantique du texte par rapport à son devenir musical, ils les perçoivent facilement. Le rapport son-bruit et la structure sonore du phénomène acoustique ne représentent pas pour eux un problème, comme pour le public bourgeois qui fréquente le plus souvent les salles de concert – que ce problème soit véritable ou artificiel.
18Une constante dans leurs réactions : « En écoutant cette musique, composée avec nos sons-bruits et avec ce que nous disons, nous nous rendons compte de notre état d’aliénation dans l’usine. Nous travaillons comme des robots mécanisés, et nous ne percevons presque plus la violence de la situation sonore et humaine. Nous la redécouvrons et nous en reprenons conscience, à travers la musique ».
19Les ouvriers. Non mythifiés, mais dans leur réalité d’intelligence, d’ouverture cognitive et de responsabilité exemplaire dans la vie, la lutte et la culture contemporaine.
20Commanditaires et destinataires d’une culture révolutionnaire, ils ne sont souvent pas suffisamment pris en considération par la faute de la passivité dans nos initiatives culturelles.
21Mais la rencontre avec eux, à Gênes, à Reggio Emilia et à Trieste, même si elle est limitée quantitativement, représente pour moi une indication extrêmement importante, mais aussi une réponse à la question : « Pourquoi écrit-on ? Pour qui écrit-on ? », une réponse beaucoup plus significative, résolument, que la rencontre avec les différents publics des salles de concert ou des festivals, dont les ouvriers sont objectivement et subjectivement exclus.
22Ma nouvelle composition, A floresta é jovem e cheja de vida, présentée au Festival de musique de Venise, est dédiée au FLN1 vietnamien. Les dédicaces changent au cours de l’histoire, comme les provocations et les inspirations musicales. Papes, empereurs, rois, princes, bourgeois, famille, radio ou foundation : c’est toujours une acte tantôt formel envers le pouvoir constitué ou reconnu, tantôt intéressé, tantôt purement affectif. Ce qui m’importe à l’origine, c’est ce qui m’incite à faire de la musique, l’inspiration ou le mobile conceptuel, la mandat social, comme disait Maïakovski. Je reconnais aussi le pouvoir historique objectif de notre temps dans la grande impulsion en acte, cette force de contestation et de transformation, selon une perspective communiste, cœur authentique de notre époque – ce qui est devenu de plus en plus clair dans mon travail.
23Pour cette œuvre, le FLN vietnamien est mon commanditaire idéal : il participe à la phase sans doute la plus aiguë du conflit entre capitalisme et communisme.
24Nous connaissons bien les buts politiques et stratégiques de l’agression américaine : ils tendent à ruiner des raisons politiques, économiques et culturelles. Le FLN vietnamien concentre les différentes luttes, à différents niveaux, aujourd’hui dans le monde, toutes ces luttes soutenues par le mouvement ouvrier, un moment peut-être exemplaire, par son âpreté.
25Et un moment décisif pour notre existence, à nous tous, comme Stalingrad.
26À une époque où les dédicaces sont intéressées, intimes ou locales, les ouvertures internationalistes de la révolution bolchevique, de la révolution chinoise, de la lutte dans la Sierra Maestra et des luttes dans le monde entier, à différents niveaux, que ces luttes soient pacifiques ou non, et légales ou illégales, développent une conscience bien plus large et responsable de notre action, dans notre participation en tant que musiciens ouvertement partisans.
27L’engagement ne s’épuise ni ne s’autovalide dans ce choix, naturellement : c’est le mobile qui provoque mon travail.
28Seul le résultat (la musique, la capacité et l’invention technique, formelle, de communication et d’expression) la valide, par une analyse et une discussion sans a priori.
29Date : 1966.
30Source : « Il musicista nella fabbrica », in La sinistra, 1966, n° I/1, p. 24 – voir « Réponse à sept questions de Martine Cadieu », que cet article reprend dans une large mesure.
Notes de bas de page
1 [Front de libération nationale.]
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