Un discours sonore
p. 232-236
Texte intégral
1À Venise, on ne fait pas que récompenser La Bataille d’Alger1. Tout dernièrement, un grand industriel a invité 2 000 personnes pour la remise du Prix Campiello de littérature destiné à montrer qu’on peut très bien, aujourd’hui, se libérer de l’influence marxiste. En vérité, nous assistons depuis quelque temps à une farouche offensive des capitalistes et des bien-pensants pour s’emparer des postes-clefs de la culture ou, au moins, détourner à leur profit les forces vives de la pensée.
2Pour moi, il n’y a pas de différence entre la lutte des classes et celle des peuples pour leur libération. Il y a une profonde relation entre tout ce qui se passe aujourd’hui dans le monde. Et dans cette nécessité de plus en plus impérieuse d’une liaison internationale efficace des forces de paix ou d’action révolutionnaire, il me semble que l’artiste a un rôle important à jouer. Parce qu’il voit de plus loin, de plus haut. Parce qu’il aborde les problèmes dans leur généralité et qu’il lui appartient d’aller au cœur des choses et de tirer l’événement hors de l’espace et hors du temps pour le rapprocher des préoccupations éternelles de l’homme2.
3Lorsqu’on parle d’« engagement », en musique, aujourd’hui, c’est souvent sur le plan théorique ou technique, mais rarement sur le plan idéologique. Or, contrairement à ce que croient beaucoup, ces deux formes d’engagement ne sont pas inconciliables. En partant de la réalité la plus quotidienne, la plus actuelle, en s’appuyant sur les grands élans de révolte et d’espoir qui secouent notre monde, on peut, hors de tout réalisme infantile, faire œuvre d’imagination qui satisfasse autant l’aide marchante de la pensée contemporaine que les grandes masses. Mais les relations du créateur et des foules (de la classe ouvrière en particulier) ne doivent plus être celles de professeur à élèves, d’initiateur à néophytes. Il faut qu’ils se retrouvent d’abord à l’origine de l’œuvre, qu’ils travaillent ensemble, les uns apportant les idées, les données, le matériau, l’autre, compositeur-technicien, mettant en forme avec toutes les ressources que mettent à sa disposition les nouveaux langages sonores et visuels.
4C’est ainsi que dans La fabbrica illuminata, j’avais utilisé les bruits des machines, les conversations, les déclarations syndicales. Ma prochaine œuvre3 reprendra ce sujet et ce matériau, car la cité et l’usine sont sans aucun doute le centre de la vie du XXe siècle. Mais avec A floresta é jovem e cheja de vida, ce n’est pas seulement l’absurdité et les horreurs de l’agression américaine que j’ai voulu dénoncer, c’est aussi la cruauté aveugle de toutes les dominations, de toutes les répressions, les violences barbares auxquelles conduit la civilisation de l’argent, le danger que font peser sur nous toutes les escalades de quelque nature qu’elles soient, la grande peur atomique qui plane sur ce siècle… Pour cela, Giovanni Pirelli a réuni d’innombrables textes où j’ai choisi, en fonction de la force des idées, de l’ouverture poétique en même temps que d’une certaine musicalité du verbe.
5D’abord, une déclaration liminaire sur l’état présent : « Comme disait Marx, nous sommes encore dans la préhistoire » (phrase d’un ajusteur mécanicien de Bergame). Puis, pour continuer le constat : « Nous savons que ce n’est que la lutte entre le passé et le futur » (discours de Fidel Castro), et : « Notre tort est d’avoir cru que l’ennemi avait perdu la force de nuire et sa combativité » (Frantz Fanon), enfin le bouleversant : « Ne me pleure pas, ma compagne » (dernière lettre de Lumumba à sa femme).
6La seconde étape, celle de la justification de l’action, fait intervenir une phrase sur le développement de la lutte (d’un officier partisan du FALN4 vénézuélien) et le récit de la jeune veuve de Nguyen Van Troy, fusillé à Saigon.
7L’horreur et le chaos, je les organise sur la Déclaration de La Havane et la description scientifique de l’« escalade » par Herman Kahn, spécialiste US du département de la Défense. Et le point culminant, le moment où la superposition des matériaux est la plus complexe, la plus riche, débouche sur cette phrase du partisan angolais : « Ils ne peuvent incendier la forêt parce qu’elle est jeune et pleine de vie », qui m’a donné le titre de l’ouvrage. La conclusion, interrogative, je l’ai trouvée dans la déclaration du comité américain pour la paix, dans celle d’un ouvrier de Detroit (« Si la lutte ne commence dans les mines de charbon, dans les aciéries, dans les usines d’autos, dans les centrales électriques, ce ne sera jamais la liberté ») et dans celle d’un étudiant de Berkeley (« Est-ce tout ce que nous pouvons faire ? »).
8Pendant des jours et des jours, au Studio de phonologie de Milan, j’ai écouté trente à quarante acteurs et j’ai noté toutes leurs réactions devant ces textes. Les merveilleux artistes du Living Theatre ont enregistré huit versions de l’« escalade ». J’avais imaginé d’abandonner pour une fois le micro, mais, au cours de l’expérience, je me suis rendu compte de la dimension nouvelle qu’il pouvait donner à certains effets de la voix humaine. Car, plus encore que dans mes compositions précédentes, je me suis efforcé de rassembler et d’utiliser ici tous les sons humains possibles, mais en évitant toute manipulation de laboratoire a posteriori, qui aurait pu en détruire la fraîcheur et la vérité. J’ai voulu, au-delà du chant et du parlé, tirer le maximum d’expression de la voix humaine. En travaillant directement avec la voix et une clarinette, je suis parvenu à moduler des sons sur des intervalles très étroits (moins du quart de ton). En utilisant des oscillateurs à ondes carrées, un modulateur dynamique, un filtre variable à un tiers d’octave et des variateurs de vitesse, j’ai réalisé des alternances de sonorités, des oppositions de soli et de tutti qui m’ont permis de jouer à l’infini de ce matériau déjà si fertile en lui-même.
9À la bande préalablement enregistrée s’ajoutent, pour l’exécution de l’ouvrage, neuf grandes plaques de cuivre que des percussionnistes mettent en vibration de diverses manières et dont les sons sont parfois captés par des micros et modifiés et amplifiés. Cela se passe sur la scène. Dans la fosse d’orchestre, à l’emplacement habituel du chef d’orchestre, se tiennent, surélevés, un clarinettiste (William O. Smith, dont j’avais déjà pu apprécier l’extraordinaire technique qui lui permet d’obtenir des sons étrangers à l’échelle physique), une soprano (Liliana Poli) et trois acteurs (Elena Vicini, Kadigia Bove et Berto Troni). Un jeu de projecteurs éclaire chaque centre d’intérêt d’une lumière violente et crue : A floresta, c’est aussi un spectacle, car il appartient à l’artiste de mettre en lumière, en scène, en spectacle, le drame quotidien pour le rendre plus préhensible, pour le concentrer, pour en tirer la quintessence.
10De ce discours sonore et visuel dont la violence doit briser la force d’inertie de l’habitude d’écoute et de vision émergent quelques mots-clefs, quelques images, quelques idées. Mais la vérité de l’œuvre doit être saisie globalement car les éléments ne sont pas dissociables dans leur apparence pas plus que dans leur signification. Je le répète : le vrai réalisme, c’est de traduire à la fois le pour et le contre, le blanc et le noir, le particulier et le général, c’est de trouver l’unité de notre diversité.
11Date : 1966 Source : Le Nouvel Observateur, 5 octobre 1966, p. 44-45.
Notes de bas de page
1 [Allusion au film de Gillo Pontecorvo (1919-2006), réalisé en 1966, qui montrait les violences commises par les parachutistes français sous les ordres du général Massu, pour le contrôle de la Casbah en 1957, et qui prenait position en faveur de la rébellion algérienne contre l’occupation coloniale française. Ce film, interdit en France en 1966, censuré en 1971, fut Lion d’Or à Venise en 1966, primé à Cannes et nominé aux Oscars.]
2 [Les trois dernières phrases de ce paragraphe furent publiées cinq ans plus tard dans l’article de Jacques Longchampt « Intolleranza 1971 de Luigi Nono à Nancy » (Le Monde, 28-29 mars 1971), entraînant la vive réaction de Nono : « Je suis un musicien militant » (voir ci-dessous).]
3 [Nono se réfère à un projet théâtral jamais réalisé.]
4 [Front armé de libération nationale.]
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