Réponse à sept questions de Martine Cadieu
p. 224-232
Texte intégral
11. Quelle est la place du musicien dans la société contemporaine ? Dans quelle mesure la musique peut-elle faire évoluer cette société ? Quelle est la part d’action du compositeur moderne ?
22. Quelle est la prise de conscience ou le cheminement intérieur qui vous a poussé à vous différencier de certains de vos contemporains et à adopter une position critique aussi nette envers fond et forme ?
33. Dans quelle mesure l’évolution du langage et des moyens d’expression peut-elle être comprise de tous et mise au service de tout témoignage social ou politique ?
44. Y a-t-il un art révolutionnaire ? Quel est-il ?
55. Dans votre formation de musicien la tradition a-t-elle pesé ? En quelle mesure ?
66. Vos liens avec la jeune musique polonaise. Vos rapports avec les musiciens de l’Est.
77. La voix. Le chant.
81. Non un total isolement, selon l’argument banal de ceux qui, en raison de leur incapacité analytique ou de leur présomption, évoquent et développent l’idée de la « tour d’ivoire ». Ni un « au-dessus de la mêlée », comme une partie du pouvoir constitué dans le monde capitaliste l’exige au nom de catégories et de rapports « immuables », et en hommage à la spiritualité de l’art, avec un S et un A majuscules. Plus on parle de Spiritualité, de Beauté et de Poésie (toutes ces catégories avec une majuscule), plus est latent un intérêt idéologique et pratique précis de ce pouvoir social qui entend se présenter comme le gardien et le seul garant des valeurs et des principes « immuables » de l’homme et de l’univers, avec l’aide d’idées abstraites et d’un pouvoir économique de classe, basé sur la violence de l’homme.
9Pour le musicien, c’est toujours, et dans tous les cas, une position de choix, actif ou passif, conscient ou non, par rapport aux éléments de la société contemporaine : société conservatrice et pouvoir constitué, contraint de faire siens des éléments nouveaux, mais pas trop, et prompt à les intégrer ; société de progrès, dans la continuité novatrice, où le moment purement technologique doit être pris en considération dans ses limites objectives ou dans celles d’une contestation globale résolue, jusqu’à la rupture révolutionnaire, historique et sociale. Schématiquement, il est toujours possible de reconduire à ces trois moments la position du musicien, aujourd’hui comme hier, tantôt dans sa « confusion » contradictoire, tantôt dans sa clarté distincte.
10Cette position doit être analysée et vérifiée dans l’œuvre totale de l’homme-musicien, dans sa position et ses choix sur le plan technique, linguistique, expressif et de communication, dans sa connaissance de la contemporanéité, dans la qualité de sa participation, de son imagination et de son invention au sein de la réalité de son temps, et dans la validité de son témoignage.
11En rapport avec le conflit économique et idéologique qui caractérise l’époque.
12La compétition pacifique, la confrontation et le conflit direct entre le système capitaliste et le système socialiste sont aujourd’hui plus aigus que jamais.
13La culture, et donc la musique, n’y est pas tout à fait étrangère.
14Je ne vois pas pourquoi la musique ne pourrait plus aujourd’hui participer à la découverte et à l’affirmation de la nouvelle dimension humaine, technique, imaginative et réelle, que l’axe central de l’histoire actuelle (la lutte de l’internationalisme ouvrier pour la liberté socialiste) indique et ouvre, malgré des contradictions internes qui la freinent ou la mettent en difficulté.
15N’y a-t-il pas eu, à d’autres époques, des relations entre raison historique et imagination créatrice ? Entre les Lumières françaises et Mozart1 ? (Une étude, pointue et nouvelle, sur cette relation a récemment paru en France.) Entre les conquêtes de la pensée de la bourgeoisie à la suite de la Révolution française et Beethoven ? Entre la passion civile des mouvements du Risorgimento et Verdi ? Jusqu’à la découverte du peuple russe et Moussorgski, à Janáček, à Bartók et à Schoenberg – même si Schoenberg se limite à la tragédie du peuple juif –, et jusqu’à Dallapiccola, dont les choix de textes catholiques se portent toujours sur les grands hérétiques ou du moins sur des auteurs qui n’appartiennent pas à l’orthodoxie : ces choix de Dallapiccola ne sont-ils pas conscients et n’ont-ils pas une grande signification, par rapport aux différents musiciens qui ne se déterminent qu’en fonction du respect de l’orthodoxie la plus rigide ?
16Chaque musicien choisit, dans le monde contemporain, sa position, et chaque choix, politique, est une prise de parti et n’agit pas de manière autonome et aristocratique, mais en fonction du contexte de la société actuelle, qu’il se spiritualise en abstractions métaphysiques, qu’il exalte la beauté ou la pureté des sons, qu’il envisage son engagement en moraliste, qu’il proclame l’unité du moment ou du processus technologique, qu’il s’identifie pragmatiquement à l’acte musical, ou encore qu’il choisisse le zen, la cocaïne ou la violence démystifiante.
17Dans chacun de ces choix sont déjà implicites les réponses aux trois questions que Jean-Paul Sartre pose à la littérature.
18Qu’est-ce qu’écrire (de la musique) ?
19Pourquoi écrit-on (de la musique) ?
20Pour qui écrit-on (de la musique)2 ?
212. Ma nouvelle composition, A floresta é jovem e cheja de vida, créée au récent Festival de la Biennale de Venise, en septembre, est dédiée au FLN3 vietnamien.
22Les dédicaces changent au cours de l’histoire, comme les provocations et les inspirations. Papes, empereurs, rois, princes, bourgeois, famille, radio ou foundation, c’est toujours un acte tantôt formel envers le pouvoir constitué ou reconnu, tantôt intéressé du commanditaire (princes, bourgeois, radio ou foundation), tantôt purement affectif.
23Ce qui m’importe à l’origine, c’est ce qui m’incite à faire de la musique, l’inspiration ou le mobile réel, conceptuel, du « pourquoi et pour qui écrire » (de la musique).
24Pouvoir objectif, historique, aujourd’hui : je reconnais aussi dans la grande impulsion en acte (une force de contestation et de transformation, selon une perspective communiste du monde), le cœur authentique et déterminant de notre époque. (Ce qui est devenu de plus en plus clair dans mon travail.) Pour cette œuvre, le FLN vietnamien est mon commanditaire idéal : il participe à la phase sans doute la plus aiguë du conflit entre capitalisme et communisme.
25Nous connaissons bien les buts politiques et stratégiques de l’agression américaine : ils tendent à ruiner des raisons politiques, économiques et culturelles. Le FLN vietnamien concentre les différentes luttes, à différents niveaux, aujourd’hui dans le monde, toutes ces luttes soutenues par le mouvement ouvrier, un moment peut-être exemplaire, par son âpreté.
26Et un moment décisif pour notre existence, à nous tous, comme Stalingrad.
27À une époque où les dédicaces sont intéressées, intimistes ou locales, les ouvertures internationalistes de la révolution bolchevique, de la révolution chinoise, de la lutte dans la Sierra Maestra et des luttes dans le monde entier, à différentes niveaux, que ces luttes soient pacifiques ou non, et légales ou illégales, développent une conscience bien plus large et responsable de notre action, dans notre participation en tant qu’hommes et musiciens ouvertement partisans.
28L’engagement ne s’épuise ni ne s’autovalide dans ce choix, naturellement : c’est le mobile qui provoque mon travail.
29Seul le résultat (la musique, la capacité et l’invention technique, formelle, de communication et d’expression) la valide, par une analyse et une discussion sans a priori.
303. Le camarade et ami Luigi Pestalozza, critique musical de Rinascita, et moi vivons depuis peu une expérience très significative : à l’invitation de cercles culturels ouvriers, nous présentons certaines de mes compositions, surtout La fabbrica illuminata – pour bande magnétique et voix, une œuvre composée au Studio de phonologie (électronique) de la Radio de Milan – et nous en discutons ensemble. Pour nous, c’est une vérification et une nouvelle preuve de la fonction, des fondements et de la consommation de la musique aujourd’hui. Les discussions qui suivent, avec les ouvriers, sont extrêmement significatives : volonté et capacité de comprendre pourquoi et comment la musique peut faire siens des thèmes de la vie et de la lutte ouvrière, et désir de connaître techniquement le processus compositionnel et la formulation du texte poétique (basé dans ce cas sur des phrases des ouvriers eux-mêmes, sur des fragments de contrats syndicaux, sur une invention et sur un montage poétique du jeune poète vénitien Giuliano Scabia).
31Les ouvriers : souvent sans la moindre « préparation » académique, culturelle et musicale, et soumis au bombardement consumériste et évasif de la radio et des chansons. Mais contraints, dans la vie et le travail, techniquement, à l’avant-garde : de nouveaux moyens techniques de production et de travail. L’analyse technique et esthétique est le véhicule de leur compréhension : les procédés de travail et de composition dans le studio électronique et l’analyse phonétique et sémantique du texte par rapport à son devenir musical, ils les perçoivent facilement. Le rapport son-bruit et la structure sonore du phénomène acoustique ne représentent pas pour eux un problème, comme pour le public bourgeois qui fréquente le plus souvent les salles de concert – que ce problème soit véritable ou artificiel.
32Une constante dans leurs réactions : « En écoutant cette musique, composée avec nos sons-bruits et avec ce que nous disons, nous nous rendons compte de notre état d’aliénation dans l’usine. Nous travaillons comme des robots mécanisés, et nous ne percevons presque plus la violence de la situation sonore et humaine. Nous la redécouvrons et nous en reprenons conscience, à travers la musique ».
33Les ouvriers. Non mythifiés, mais dans leur réalité réelle d’intelligence, d’ouverture cognitive et de responsabilité exemplaire dans la vie, la lutte et la culture contemporaine.
34Commanditaires et destinataires d’une culture révolutionnaire, ils ne sont souvent pas suffisamment pris en considération par la faute de la passivité dans nos initiatives culturelles.
35Mais la rencontre avec eux, à Gênes, à Reggio Emilia et à Trieste, même si elle est limitée quantitativement, représente pour moi une indication extrêmement importante, mais aussi une réponse à la question : « Pourquoi écrit-on ? Pour qui écrit-on ? », une réponse beaucoup plus significative, résolument, que la rencontre avec les différents publics des salles de concert ou des festivals, dont les ouvriers sont objectivement et subjectivement exclus.
364. On a distingué l’art pour la révolution, l’art de la révolution et l’art révolutionnaire.
37Je pense au grand moment d’avant la révolution russe et à l’explosion culturelle soviétique de la période de Lénine et de Lounatcharski4, point de départ de presque toutes les expériences artistiques ultérieures en Europe, qui ne sont pas encore assez connues, étudiées et vulgarisées.
38Un parti révolutionnaire, dans une situation objective et subjective révolutionnaire, est aujourd’hui nécessaire à un art révolutionnaire. Le choix, la décision et la rigueur culturelle, technique et expressive du musicien, du peintre, du poète, comme du politique, sont nécessaires.
395. La tradition n’est qu’un instrument de chantage quand les académiques et les bureaucrates l’utilisent contre les innovations, qui ne sont parfois pas populaires d’emblée, du fait de la défaillance des capacités et de l’intelligence de l’organisation et de la politique.
40Maïakovski enseigne : « L’art ne naît pas art de masse, il le devient à la suite d’une somme d’efforts5 »: analyse critique, pour déterminer si son utilité est permanente et effective ; diffusion organisée de l’appareil du Parti et du gouvernement, dans le cas où cette utilité est démontrée ; rapidité dans la diffusion du livre auprès des masses ; correspondance entre la question soulevée dans le livre et son degré de maturation dans les masses ; plus un livre est bon, plus il prévient les événements.
41Chacun de nous découvre la tradition, autrement dit des points de référence, d’enseignement et de prise en considération, en partant d’aujourd’hui et de nos problèmes dans les confrontations avec ce qui a été, dialectiquement : d’aujourd’hui à hier, et d’hier à aujourd’hui, pour le dépassement de la condition de notre temps.
42L’école vénitienne, Andrea et Giovanni Gabrieli surtout, non seulement la civilisation musicale flamande, Dufay, Josquin et Ockeghem, le codex Squarcialupi et la grande histoire musicale européenne, mais aussi l’étude, l’analyse comparée entre les cultures européennes, asiatiques, américaines et africaines. Le nô, le kabuki, le gagaku japonais, les chants de la synagogue, Armstrong, Mingus et Coltrane, le chant bantou, les gitans d’Andalousie, le chant grégorien, Mina et Rita Pavone, Landini et les chants indonésiens ou de Java.
43Le théâtre asiatique, pour le moins varié, jusqu’aux happenings de Kaprow, d’Oldenburg et de Dine (avec bien d’autres fonctions et des happenings animés d’un état d’esprit totalement différent de celui de ses épigones européens), Meyerhold, Maïakovski, Tatline, Piscator et Toller, Brecht, Schoenberg et Dallapiccola : la découverte continue de la tradition, autrement dit des lieux et de ceux dont nous pouvons apprendre, est sans fin, non de manière scolastique, pour en déduire des formules et des solutions épigonales, mais pour analyser et comprendre la mentalité et les procédés de l’invention créatrice dans différents moments historiques exemplaires.
446. Dans son mémorial de Yalta, le camarade Togliatti écrit des problèmes du monde socialiste : « L’impression générale est une lenteur et une résistance à retourner aux normes léninistes qui assuraient au Parti et hors du Parti une grande liberté d’expression et de débat dans le domaine de la culture et de l’art, et aussi dans le domaine politique. Cette lenteur et cette résistance sont pour nous difficilement explicables, surtout si nous considérons les conditions actuelles, alors que l’encerclement capitaliste n’existe plus et que la construction économique a obtenu de grands succès6 ».
45Et il ajoutait : « Un fait qui nous préoccupe et que nous ne réussissons pas à nous expliquer clairement, c’est la manifestation dans les pays socialistes d’une tendance centrifuge. Cette tendance représente un évident et grave danger, dont nous croyons que les camarades soviétiques doivent se préoccuper. C’est sans doute une renaissance du nationalisme7 ».
46Depuis 1958, je rencontre fréquemment de jeunes musiciens des Républiques populaires tchécoslovaque, polonaise, hongroise, soviétique, roumaine, cubaine et chinoise. Chez eux, j’ai pu constater la justesse des préoccupations de Togliatti. Difficulté du développement culturel, obstacles bureaucratiques ; retards dans la connaissance et l’information, à la faveur de mises à jour (voire d’accommodements) impromptues et superficielles, la connaissance et l’information nécessitant un temps de maturation pour une invention ni épigonale, ni « provocatrice ».
47Et dans le monde de l’art, j’ai aussi noté des symptômes de ces contradictions au sein des pays socialistes, que Lénine, Staline et Mao Zedong théorisent justement à propos de la continuité de la lutte des classes après la conquête du pouvoir par la classe ouvrière.
48En Union soviétique, il me semble que les jeunes musiciens sont plus enracinés dans la réalité sociale, autrement dit que la transformation économique et politique est plus sensible et déterminante dans la musique par rapport aux autres pays socialistes.
49Malgré la persistance de difficultés bureaucratiques, en diminution cependant, mais qui tendent à limiter le contact des jeunes compositeurs avec le public – donc à faire l’erreur de provoquer encore des ressentiments et des confusions qui ne sont pas nécessaires et qui se répercutent naturellement sur leur travail – d’après ce que j’en sais, il est possible de parler de quatre villes, de quatre écoles ou de quatre tendances musicales, dans le dépassement actuel des caractéristiques locales jusqu’au positivisme : Moscou (Denisov, Chtchedrine, Volkonski, Karetnikov et Schnittke), avec la présence déterminante de Guennadi Rojdestvenski, splendide et nouveau chef d’orchestre, auquel de jeunes compositeurs doivent beaucoup ; Kiev (Silvestrov et Blajkov) ; Leningrad (Tichtchenko, Slonimski et Salmanov) ; et enfin Tallinn (Pärt et Rääts).
50Ce ne sont que des indications, qui se limitent à ce dont j’ai connaissance aujourd’hui. Il ne fait aucun doute que lors d’un prochain voyage en Urss, je pourrai rencontrer d’autres jeunes compositeurs et ainsi me rendre compte, de manière plus précise, de la situation musicale qui se développe dans la créativité comme dans l’analyse technique, esthétique et formelle. Ce que les interventions et les discussions à l’Union des compositeurs de Moscou au cours de la réunion annuelle des musiciens – en février, si je ne me trompe – contribuent à faire comprendre.
51Dans les différentes rencontres, j’ai toujours été frappé par le manque d’information et de rapports entre les jeunes compositeurs des pays socialistes : isolement objectif ou subjectif ? Ou bureaucratique, malgré les différentes unions de compositeurs et leurs rencontres officielles ?
52Surtout si l’on considère que des initiatives de groupes instrumentaux spécialisés dans l’exécution de la nouvelle musique, en Tchécoslovaquie surtout, doivent faciliter, voire solliciter la connaissance incessante, importante et directe, des situations musicales en développement.
53Une possibilité rapide de rencontre est offerte par le festival annuel de Varsovie, qui pourrait être un exemple à réinventer, autrement, dans d’autres pays. Personnellement, j’ai pu y rencontrer et nouer un rapport d’amitié avec Manuel Duchesne Cuzan, chef de l’Orchestre symphonique national de La Havane, qui me donna des informations d’un vif intérêt sur le développement musical à Cuba, dont on sait trop peu de choses ; avec Huan Ho-Tang, vice-directeur du Conservatoire de Pékin : d’autres informations sur une vie musicale (enseignement, cours et expériences) dont on ignore presque tout ; et avec les jeunes compositeurs roumains Stroe, Olah et Niculescu : une autre situation musicale en plein essor, et presque inconnue.
54Il est à souhaiter – et nous devons y contribuer – que les difficultés persistantes soient dépassées en vertu de la validité et de la qualité des nouvelles musiques, et de leur diffusion, de sorte que, à travers les jeunes compositeurs, il soit possible de connaître le développement humain, technique et imaginatif des pays socialistes. Un autre fait qui m’a frappé, c’est une prise de position catholique en Pologne, et plus limitée en Tchécoslovaquie, de stricte observance orthodoxe et conformiste, et de restauration sur le plan technique et musical, étrangement éloignée des positions qui se développent historiquement dans la gauche culturelle catholique (Dallapiccola et Pierre Teilhard de Chardin8) et qu’on pourrait attendre dans les pays socialistes. La question est incontestablement plus complexe et implique d’autres éléments. À mon avis, les studios électroniques, qui représentent un stade nécessaire et fondamental de notre étude musicale, préparatoire, expérimentale et créatrice, devraient connaître un plus grand développement dans les pays socialistes. À Berlin-Est, à Pilsen, à Varsovie, à Bratislava et à Moscou, ils devraient connaître un plus grand essor, en dépassant les simplistes rumeurs de ceux qui n’y voient qu’un moyen fonctionnel pour exprimer catastrophes et désastres. Le studio électronique élargit considérablement la connaissance, la perception et l’intelligence du phénomène acoustique dans une nouvelle dimension créatrice, compositionnelle et humaine, limitée à des matériaux d’origine électronique, ou incluant des matériaux instrumentaux, vocaux et concrets.
557. Pour moi, l’instrument musical le plus extraordinaire et le plus libre, c’est la voix humaine, libre et libérée de toute échelle a priori et artificielle, extraordinaire par sa richesse technique, phonétique et sémantique, infiniment plus large que l’opposition chant-parlé.
56Même le bel canto n’utilise qu’en partie les possibilités techniques et acoustiques de la voix, comme le parlé rythmique et le Sprechgesang.
57Ce qui est fondamental, c’est une étude analytique et comparée entre différentes conformations de l’appareil vocal (par exemple le japonais et l’italien) en soi, par rapport à la phonétique des différentes langues parlées, et dans les différentes techniques physico-acoustiques d’émission de la voix. Ce qui est aussi fondamental, c’est l’étude comparée de l’utilisation de la voix dans différentes sociétés, dans différentes cultures et selon différentes coutumes. Depuis des années, je m’y exerce, sur des textes de physique acoustique et sur des textes musicaux, écrits et parlés – japonais, indiens, des gitans d’Andalousie, des différentes synagogues surtout en Urss et en Pologne, de certains peuples africains, de l’ ars antiqua et nova français, et pour la musique vocale européenne jusqu’aux différents parlés d’aujourd’hui (Verdi, Moussorgski, Bartók, Janáček et Schoenberg nous l’enseignent naturellement) : par exemple, comment le milieu sonore dans le travail influence le parlé des ouvriers dans leur vie quotidienne et familiale.
58Un groupe d’ouvriers des chantiers San Giorgio de Gênes m’en apporta la démonstration, très utile pour moi, lors de la préparation actuelle de ma nouvelle œuvre de théâtre musical9.
59Au cours de la longue période d’expérimentation et de recherches qui précéda la composition d’A floresta é jovem e cheja de vida, au Studio de phonologie de la Radio de Milan, j’ai pu étudier certains procédés techniques d’élaboration et de composition relatifs à l’émission de phonèmes et de mots par certains acteurs et par certaines actrices : des utilisations particulières du microphone au cours de l’enregistrement, une intervention simultanée sur la voix du filtre variable d’un tiers d’octave, une élaboration ultérieure avec un modulateur dynamique, un variateur de vitesse, des oscillateurs à ondes carrées et d’autres types d’instruments encore.
60Mon intention était d’étudier la possibilité (en partant des phonèmes, des mots ou du chant pur) de transformer et d’élargir, par des interventions immédiates et indirectes, le matériau initial de la voix, afin d’obtenir des structures sonores de plus en plus complexes jusqu’au « bruit ». D’étudier donc la possibilité d’un large ambitus technique et expressif du matériau sonore, basé sur un matériau unique et identique, précisément pour me rendre compte des nombreuses graduations à l’intérieur du chant comme du parlé, avec des passages progressifs et autonomes entre le chant et le parlé, dans le dépassement et l’élargissement de leur opposition schématique.
61Pour moi, c’est un champ encore à découvrir et à inventer, mais déjà en partie réalisé dans A floresta é jovem e cheja de vida. Et c’est surtout un champ décisif pour mon nouveau travail, tenté comme je le suis de le baser entièrement sur la voix humaine.
62Date : 1966.
63Sources : tapuscrit (ALN) ; « Entretien avec Luigi Nono » (incomplet), in Les Lettres françaises, 29 septembre 1966, p. 18-19 ; SeC, p. 196-205 – Cadieu envoya le questionnaire le 12 janvier 1965, Nono n’y répondit que le 23 septembre 1966, en réduisant le nombre initial (19) des questions ; l’édition française, incomplète, entraîna une vive protestation de Nono ; certaines réponses seront réutilisées dans « Le musicien à l’usine ».
Notes de bas de page
1 [Voir Duron (Jacques), « Mozart et le mythe de Don Juan », in La Revue musicale, 1965, n° 256.]
2 [Sartre (Jean-Paul), Che cos’è la letteratura ? (1948), Milan, Il saggiatore, 1960 (exemplaire annoté à l’ALN) ; texte original, Qu’est-ce que la littérature ?, Paris, Gallimard, coll. « Folio/Essais », 1985.]
3 [Front de libération nationale.]
4 [Voir Lounatcharski (Anatoli Vassilievich), Théâtre et Révolution (1908-1933), Paris, Maspero, 1971.]
5 [Maïakovski (Vladimir), « Gli operai e i contadini non vi comprendono », in Opere, vol. IV, Cassino, Editori Riuniti, 1943, p. 869-874 : 870.]
6 [Togliatti (Palmiro), « Promemoria sulle questioni del movimento operaio internazionale » [« Il memoriale di Yalta »], in Opere, vol. VI : 1956-1964, Rome, Editori Riuniti, 1984, p. 823-833 : 832. Sous le titre Il memoriale di Yalta (1964), un éditeur sicilien (Palerme, Sellerio, 1988) a reproduit le manuscrit de ce texte.]
7 [Id.]
8 [Voir, dans la bibliothèque de Nono, Teilhard de Chardin (Pierre), Genesi di un pensiero, Milan, Feltrinelli, 1966.]
9 [Il s’agit vraisemblablement de Fino a quando i boschi bruciano, en collaboration avec Giovanni Pirelli.]
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