[Intervention à un congrès sur politique et culture]
p. 217-221
Texte intégral
1Camarades,
2Il y en a encore qui distinguent culture et politique, culture et engagement politique.
3Il y en a encore qui alimentent donc une distinction entre le politique et l’intellectuel, surtout s’il s’agit d’un poète, d’un peintre ou d’un musicien.
4Surtout s’il s’agit d’un musicien : la musique n’est-elle pas l’art abstrait par excellence ?
5Et qu’est-ce que la musique a à voir avec la politique ?
6Certains l’appellent encore art « sublime », art d’élite, et trop nombreux sont encore ceux qui en sont éloignés, et donc incapables de le comprendre.
7Nombre d’entre vous ne disent-ils pas : « La musique, je ne la comprends pas » ? Ou encore : « Beethoven ou Verdi, d’accord, mais la musique électronique, non » ?
8Ces différentes positions me semblent passives, subies ou imposées, face à une autre possibilité de prendre connaissance de notre époque et du conflit historique (communisme-capitalisme) à travers la communication et la participation de tous à la musique.
9S’il faut savoir et pouvoir distinguer les différentes positions musicales d’aujourd’hui, en musique comme en peinture et en poésie, le moment de la recherche, de la détermination et de la communication est un acte sans équivoque d’étude, de connaissance et d’intervention consciente au sein de la société dans laquelle on travaille : créativité artistique donc, comme participation active et directe (et non réflexe ou hasard) à la connaissance de la réalité, au choix au sein de cette réalité et au conflit historique de son temps pour sa transformation ou pour sa conservation.
10Dans la musique d’aujourd’hui, il est donc possible de comprendre les différentes positions ou les différentes dispositions actuelles.
11Certes, le musicien réalise par ses propres moyens linguistiques ce que lui seul, en tant que musicien, peut réaliser : exactement comme le syndicaliste ouvrier, et non le syndicaliste d’entreprise, qui travaille dans sa propre organisation, et pas dans une autre.
12Le musicien comme le syndicaliste peuvent incarner deux moments, réalisés autrement, d’une même situation, d’un même choix ou d’une même lutte, deux moments réciproques, jusqu’à leur compensation dans la lutte commune.
13Cela ne doit pas autoriser une conception purement propagandiste ou instrumentalisée de la musique, de la poésie ou de la peinture, comme le suscite parfois un travers jdanovien.
14Dans ce cas, on limiterait bureaucratiquement une autre grande possibilité de l’homme et, pire encore, du camarade, qui est celle d’exprimer, de documenter et d’apporter sa contribution originale à l’invention (le tableau comme la poésie ou la musique), une contribution témoignant souvent d’une intuition géniale, dans l’autonomie et la pleine responsabilité (y compris avec des erreurs) de la recherche, de l’expérimentation et du choix des moyens de communication.
15La distinction entre culture et politique résulte peut-être d’une politique difficile et souvent douteuse d’alliances culturelles, à laquelle participent ces artistes qui, en suspension (présumée ou réelle) par rapport aux drames, aux joies, aux tragédies et aux luttes humaines d’aujourd’hui, pensent se tenir loin d’une politique considérée de manière apolitique comme sale et mauvaise.
16(Ils doivent savoir que, au moment où ils refusent la politique, ils sont les esclaves et les véhicules de la politique qui leur est imposée par la frange réactionnaire de la société actuelle.) Mais il est nécessaire d’avoir les idées claires et d’éclairer les perspectives, non en fonction de la tactique du moment, mais dans le temps et par rapport aux résultats.
17Une victoire ou une défaite de la lutte ouvrière est dans le même temps une victoire ou une défaite pour la culture révolutionnaire – c’est implicitement un fait de culture révolutionnaire –, de même l’affirmation ou la difficulté d’une position artistique, si elle est révolutionnaire, est dans le même temps une affirmation ou une difficulté pour l’ouvrier, le paysan ou le technicien, pour lesquels la musique, la peinture et la poésie restent aujourd’hui encore d’accès difficile1.
18Camarades ! Nous pensons à la racine du mal, nous parlons des rapports de propriété !
19Sur cette base, le dramaturge allemand Bertolt Brecht est intervenu au Premier Congrès international des écrivains pour la défense de la culture, qui s’est tenu à Paris en 1935, au moment où le nazisme se préparait à sa criminelle aventure. Considérer les « racines du mal » et « instaurer les rapports sociaux qui devraient rendre la barbarie superflue2 », voilà comment se posait alors l’engagement de l’artiste révolutionnaire. Et comme Brecht l’a montré dans sa vie et dans sa création, c’est désormais notre tradition, notre lumière à nous, communistes.
20Trente ans après, l’indication de Brecht est encore valable, y compris contre ceux qui parlent de décadence du mandat social pour l’artiste, ou contre ceux qui parlent du dépassement des positions idéologiques, naturellement si elles sont d’obédience marxiste, au nom de sa majesté la technologie (tendance caractéristique des États-Unis d’aujourd’hui).
21Ces indications peuvent être précisées ultérieurement.
22Camarades : contre tout réformisme et dans le dépassement des tendances social-démocratiques, parlons-en et considérons-les comme déterminantes pour promouvoir les conditions sociales qui rendent la barbarie superflue, pour rompre la longue conquête du pouvoir, et pour accompagner la transformation radicale de notre société. Et considérons la révolution à l’œuvre de la classe ouvrière et du Parti communiste qui doit en être l’avant-garde !
23Nous pourrons ainsi pleinement répondre (réciproquement) à la grande aide et à l’enseignement enthousiasmant qui nous parviennent du Viêt-nam, du Venezuela, du Congo et de tous les pays sud-américains, africains et asiatiques où, de différentes manières, et dans différentes situations, la lutte contre l’impérialisme est engagée et décisive : tous luttent aussi pour nous – leur vie est la nôtre –, un torturé, un assassiné là-bas est l’un des nôtres ici.
24Sur un autre plan, la lutte pour la Sirma, la lutte dans les filatures vicentines – où des conseillers américains (encore eux, non comme au Viêt-nam, mais avec les mêmes buts) apprennent à augmenter la production, donc le profit, en réduisant la main d’œuvre, d’où une exploitation intensifiée, utilisant même la musique comme stimulus ou narcotique –, les difficultés de la troisième zone industrielle de Vénétie et plus généralement la lutte contre ce gouvernement italien qui baisse la tête et s’agenouille de plus en plus devant les voleurs de la Maison blanche et du grand capital américain, ce sont aussi les luttes et les difficultés de tous ces pays.
25Camarades : à chaque moment de notre action, de notre travail et de notre imagination, nous devons l’avoir présent à l’esprit !
26Quand, en mai 1964, je suis allé avec le poète Giuliano Scabia et avec le technicien du studio électronique de Milan, Marino Zuccheri, à l’Italsider de Gênes-Cornigliano, pour y enregistrer des bruits et des paroles d’ouvriers, j’avais déjà une idée formelle de la composition qui devait en résulter, La fabbrica illuminata, précisément.
27Mais une fois dans la réalité tumultueuse et incandescente de Cornigliano, j’ai été moins bouleversé par le spectacle acoustique et visuel, apparemment plein de fantaisie, du laminoir à chaud et du laminoir à froid, ou par l’implacable ritualité des hauts fourneaux, que fasciné, abstraitement, par la violence avec laquelle se manifestait à moi, en ces lieux, la présence ouvrière réelle dans toute sa condition.
28Et l’idée de la composition – que vous entendrez à la fin de cette intervention – et le texte se précisèrent en conséquence3.
29Ce qui me frappa surtout, violemment, c’est la division entre les ouvriers, due à l’oppression inhumaine, mais rationalisée et aux finalités précises, à laquelle ils sont soumis.
30Et Vittorio Foa, ayant écouté La fabbrica illuminata à Rome, l’a compris.
31Il n’y a pas dénonciation ou protestation, mais choix et connaissance, qui les englobe, et attention à une situation ouvrière particulière, rendue musicalement avec les moyens d’aujourd’hui.
32Le congrès de Gênes a ouvertement indiqué les limites et les déficiences de la présence du Parti dans les usines et a donné de nouvelles directives.
33Ce problème, brûlant, est le plus urgent pour une nouvelle stratégie de la classe ouvrière.
34Les analyses-études de Marcuse, Mallet et Lelio Basso, dans le récent fascicule des Problemi del socialismo4, me semblent dignes d’attention : « Les perspectives du socialisme dans la société à haut développement industriel (les États-Unis) », « La nouvelle classe ouvrière et le socialisme » et « L’intégration et son renversement ».
35La tentative d’« absorber le potentiel révolutionnaire, de liquider la négation absolue et d’étouffer le besoin d’un changement qualitatif du système » (intégration de la classe ouvrière par la consommation de masse), « l’exigence d’une production de plus en plus sociale et l’absurdité de l’appropriation privée du profit et du pouvoir5 »: ces points essentiels s’imposent à l’analyse et doivent être dépassés si l’on veut abréger la longue conquête du pouvoir.
36Ces analyses-études éclairent aussi le domaine spécifique de la culture, non par le simple et simpliste rapport entre structure et superstructure, mais par la réciprocité et l’unité dialectique entre intervention révolutionnaire de la classe ouvrière et participation de la créativité artistique.
37Des tentatives de chantage, de corruption, d’intégration et de pression sont à l’ordre du jour pour le poète, le peintre et le musicien qui ont choisi la classe ouvrière et le communisme.
38Dans de pareilles circonstances, on vérifie aussi la solidarité entre nous camarades, et on intensifie la détermination commune de notre lutte.
39Dans le programme électoral pour les dernières élections, la fédération communiste de Venise propose la création, dans la zone de Mestre, d’un nouveau centre culturel, et non d’une énième maison de la culture.
40Il me semble nécessaire de relancer cette proposition à l’occasion de ce congrès vénitien.
41À Mestre-Marghera, l’industrie se développe et change le visage de toute la Vénétie.
42Se pose alors la nécessité de recueillir et de donner vie aux nouvelles exigences de la classe ouvrières : et notamment, celle d’affronter concrètement la possibilité de faire valoir une hégémonie, ou au moins une tendance à l’hégémonie, sur le plan culturel et politique, là où, par la concentration de l’industrie, la nouvelle classe ouvrière se concentre.
43Ce qui aurait une grande importance, comme affirmation autonome d’une activité multiple et variée – et qui pourrait devenir la nouvelle Biennale ouvrière –, mais aussi pour la capacité de médiation entre création artistique et nouveau public, la classe ouvrière précisément.
44Une nouvelle institution dans nos mains, pour notre présence.
45D’accord : la situation n’est pas aussi favorable qu’en Émilie rouge.
46Mais quand le parti de la classe ouvrière a tous les pouvoirs de la Commune et de la Province, n’est-ce pas le moment ou jamais pour une initiative de ce genre et pour une tentative de concrétiser ou de provoquer notre nouvelle hégémonie culturelle et politique ?
47Cela dépend-il de situations objectives ou de notre paresse ?
48L’activité de ce centre pourrait sans aucun doute avoir une influence sur la vie de la nouvelle zone industrielle, surtout dans la perspective plus vaste et plus générale d’abréger la longue étape social-démocratique pour la conquête du pouvoir avec la révolution de la classe ouvrière et du Parti communiste italien qui en est et doit en être l’avant-garde.
49Date : 1965.
50Sources : tapuscrit (ALN) ; SeC, p. 189-193.
Notes de bas de page
1 [Voir « La fabbrica illuminata », ci-dessous.]
2 [Cf. Brecht (Bertolt), « Discours au Premier Congrès international des écrivains pour la défense de la culture » (juin 1935), in Sur le réalisme, Écrits sur la littérature et l’art, vol. II, Paris, L’Arche, 1970, p. 36.]
3 [Voir « La fabbrica illuminata », ci-dessous. La bibliothèque de Nono conserve des documents d’Italsider, relatifs à l’évaluation du travail ouvrier dans l’usine.]
4 [Problemi del socialismo, 1965, n° VII/2, p. 6-20 (Herbert Marcuse), p. 21-46 (Serge Mallet) et p. 47-72 (Lelio Basso).]
5 [Paraphrases de thèses exposées par Herbert Marcuse. Ibid., p. 16-18 et p. 8.]
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