Face au conflit historique de l’époque, le compositeur doit adopter un comportement responsable
Entretien avec José Antonio Alcaraz1
p. 181-183
Texte intégral
1Quels sont les problèmes les plus importants qui se posent aujourd’hui au compositeur ?
2Celui-ci les trouve, de manière exemplaire, dans la réciprocité, déterminée et déterminante, des deux éléments qui constituent l’engagement total du musicien : l’engagement technique et linguistique d’une part, et l’engagement expressif et idéologique, de l’autre.
3Il y a la connaissance et la conscience critique, analytique et inventive des moyens linguistiques, ou des éléments compositionnels, et leurs nouvelles possibilités, jusqu’à l’électronique : le son y est particulièrement important, dans sa constitution et sa transformation instrumentale et électronique, en relation avec une nouvelle organisation compositionnelle – le son n’est donc pas compris de manière métaphysique ou néo-positiviste, comme un phénomène acoustique en soi et pour soi – avec les positions esthétiques limitées qui en découlent –, mais se réalise pleinement dans l’interaction d’une structure sonore particulière, toujours en devenir.
4Mais il y a aussi la nécessité et la possibilité, à travers ces éléments linguistiques, de témoigner de la présence humaine dans la réalité d’aujourd’hui.
5Il ne s’agit ni de se limiter à une présence technologique actuelle, laquelle résulte souvent d’un choix idéologique (conscient ou non), conditionné dans tous les cas par la vie du néo-capitalisme, ni de se limiter à un schématisme dogmatique lié au thème du contenu. Il ne s’agit pas davantage d’un contenu vulgaire ou d’un formalisme, mais d’une prise de position responsable du musicien face au conflit historique de son temps, exprimant, développant et stimulant le processus de développement, objectivement déterminé, des moyens linguistiques.
6Il est évident que le conflit historique fondamental de notre époque est caractérisé par la révolution socialiste qui se répand à travers le monde.
7Le choix historique du musicien totalement engagé se manifeste seulement dans la lutte riche, variée, multiforme et souvent contradictoire pour le socialisme.
8Pourquoi, dans votre œuvre, la référence à Lorca est-elle si manifeste ? Que signifient pour vous la personne et l’œuvre du poète ?
9L’imagination humaine de García Lorca2, merveilleuse et authentique expression de la nature, des sentiments, de la vie et des tragédies d’un peuple, m’a libéré de la rhétorique culturelle et de la mystification politique fasciste, dont j’ai subi l’oppression dans ma jeunesse.
10Si l’on pense que l’opéra est né en Italie et que l’histoire de la musique italienne a produit de nombreux compositeurs d’opéras, peut-on considérer qu’Intolleranza 1960 est un exemple de ce critère, que vous avez précisément mis en avant ?
11Naturellement, en tenant compte du développement des conceptions théâtrales et de l’élargissement sonore, visuel et social du théâtre musical. Sur ces questions, je me suis déjà exprimé dans deux articles3 « Possibilité et nécessité d’un nouveau théâtre musical » et « Quelques précisions sur Intolleranza 1960 ». Et il faut garder à l’esprit qu’Intolleranza 1960 représente le point de départ d’une conception du théâtre que je dois absolument approfondir.
12Que pensez-vous des compositeurs d’opéra italiens ?
13Chacun d’eux découvre sa propre tradition, sur laquelle il intervient activement. Bellini, Verdi, Busoni et Dallapiccola sont pour moi fondamentaux. Même si l’origine de chacun de nous est localisée, aucune frontière ne résiste à l’approfondissement et au développement : l’enseignement génial de ces musiciens s’intensifie s’il s’intègre à d’autres conceptions théâtrales européennes, mais aussi plus lointaines en apparence, comme celles des théâtres japonais (kabuki et nô4 ) et chinois. En ce qui concerne les techniques vocales, je pense qu’il est nécessaire de connaître la tradition du madrigal et de l’opéra européen, comme le chant de la synagogue, celui des gitans d’Andalousie, des gospel songs et des différents peuples africains, indonésiens et asiatiques. Nationalisme ou cosmopolitisme ? Une telle dichotomie tient d’un schématisme superficiel, semblable à celui de la forme et du contenu. L’intelligence et la capacité humaine de penser et d’inventer annulent ces manifestations trop étroites et catégorielles5.
14Vous refusez la musique aléatoire, pourquoi ?
15Parce que je crois au contrôle conscient du compositeur sur le matériau musical, ce qui signifie que je refuse l’exact contraire : l’aléatoire ; et parce que je crois en conséquence aux tentatives pour organiser ce matériau sur la base de lois formelles scientifiquement déduites.
16Selon moi, la forme est le moment où se manifestent le plus haut degré de liberté inventive et la prise de conscience créatrice, par le compositeur, du matériau comme moyen expressif du contenu. En ce sens, l’enseignement de Schoenberg est pour moi fondamental6.
17Date : 1964.
18Sources : « Prima del conflitto storico dell’epoca, il compositore deve adottare un comportamento responsabile », tapuscrit (ALN) ; « Ante el conflicto historico de la epoca, el compositor debe adoptar una actitud responsable », in Audiomúsica, mars 1964, p. 10-12 ; LN-Stenzl, p. 184-186.
Notes de bas de page
1 [L’entretien était précédé d’une longue introduction et suivi d’une conclusion, que nous ne traduisons pas ici.]
2 [Nono fut un grand lecteur de Federico García Lorca, en italien, en espagnol, et même en allemand. Parmi les nombreux volumes figurant dans sa bibliothèque, voir notamment le Teatro (Turin, Einaudi, 1952), les Canti gitani et les Poesie (Parme, Guanda, 1951 et 1952), les Obras completas (Madrid, Aguilar, 1954) et, plus tardivement, Theorie und Spiel des Dämons (Berlin, Friedenauer Presse, 1984).]
3 [Voir ci-dessus.]
4 [Voir, dans la bibliothèque de Nono, de ZEAMI, Il segreto del teatro nô, Milan, Adelphi, 1966.]
5 [La version LN-Stenzl (p. 186) donne ici l’échange suivant : « Comment êtes-vous venu à la musique sérielle et quelle a été votre première expérience en tant que compositeur ? – En 1946, j’ai interrompu mes études académiques, superficielles et absurdes, et j’ai tout recommencé depuis le début avec Bruno Maderna. Maderna était un merveilleux professeur : il m’apprenait non des préceptes de composition, mais une mentalité compositionnelle, que l’académisme trop limité ignore, et qui transparaît dans la musique de Schoenberg ou dans celle de Webern. Il n’y a que l’arrogance de certains critiques pour juger d’un système, autrement dit des mécanismes rigides de détermination du matériau ; pour la musique et pour la composition, il en va tout autrement. Ma première œuvre, les Variazioni canoniche sulla serie dell’op. 41 di Arnold Schoenberg, pour ensemble, fut créée pendant les Cours d’été de Darmstadt en 1950, sous la direction de Hermann Scherchen ».]
6 [LN-Stenzl (p. 186) donne ici les réponses à la première question, ce que laisse entendre le tapuscrit, qui renvoie précisément à cette septième question : « Quelle est selon vous la fonction sociale du compositeur ? L’esthétique musicale contemporaine et la musique sérielle sont-elles compatibles avec l’“idéologie progressiste” ? – Il est évident que le conflit historique fondamental de notre époque est caractérisé par la révolution socialiste qui se répand à travers le monde. Le choix historique du musicien totalement engagé se manifeste seulement dans la lutte riche, variée, multiforme et souvent contradictoire pour le socialisme ». Enfin, le tapuscrit (ALN) conclut : « Parmi mes différents projets, un nouvel opéra auquel je travaille déjà ».]
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