Musique et Resistenza
p. 166-170
Texte intégral
1La Resistenza occupe une place importante dans l’œuvre musicale de Luigi Nono, et pas seulement parce que Nono est l’auteur du Canto sospeso, sur des lettres de condamnés à mort de la Résistance européenne, ou de La terra e la compagna, sur des vers de Pavese. Le thème de Nono s’est considérablement élargi aux motifs sociaux et aux idées qui appréhendent dans leurs racines l’antifascisme, comme expérience historique déterminante de notre époque et comme point de repère incontournable pour l’artiste engagé. Les œuvres espagnoles de Nono (Epitaffio a Federico García Lorca, sur des textes de Lorca et de Neruda, ainsi que La Victoire de Guernica, sur le poème d’Éluard du même nom) tout comme le Diario polacco’58, né de la rencontre avec la réalité quotidienne de la Pologne socialiste, ou encore Intolleranza 1960 renvoient à une formation idéologique puisant ses origines authentiques dans la Resistenza. Vingt ans après le 8 septembre [1943], début de la guerre des partisans, nous avons voulu poser quatre questions à Nono sur sa position et sur son travail de compositeur. Les voici :
- Que signifie pour vous, en tant qu’homme et en tant que musicien, la Resistenza ?
- Comment avez-vous vécu et comment comprenez-vous un rapport constructif entre l’expérience musicale et la Resistenza ?
- Quel lien existe-t-il entre Intolleranza 1960 et vos compositions antérieures ?
- Vous rejetez les principes de l’« œuvre ouverte » et de l’aléatoire au théâtre comme pour la musique instrumentale. Pourquoi ?
21. La Resistenza, acte concrètement révolutionnaire et fondamental de notre vie, nécessite, provoque et engendre des choix précis et une conscience novatrice : ni exclusivement, ni une fois pour toutes, lors de la lutte armée, mais dans sa continuité complexe, si nécessaire, constructive et déterminante, au vu des tentatives et des résultats de la censure, du bridage, de la rhétorique exaltée et des mystifications des partis de gouvernement, et surtout de la Démocratie chrétienne.
3Cette Resistenza ne se limite pas à un drapeau glorieux du passé, mais c’est une lutte incessante et une conscience nouvelle en développement continu pour l’action subjective et, dans ses intentions, sur le processus objectif qui résulte des principes et des idéaux pour lesquels beaucoup ont déjà donné leur vie ou sont encore assassinés aujourd’hui.
4Le musicien participe aussi à cette lutte.
5C’est parce qu’il y contribue, non comme miroir concave ou convexe, mais de manière originale et autonome, par ses études, ses recherches et ses expériences, ainsi que par son imagination inventive, et parce qu’il dialectise les idées et les moyens technico-linguistiques, tous deux dans leurs exigences et leurs propriétés particulières, que le musicien peut se réaliser pleinement.
6Il convient donc de ne pas limiter le thème de la Resistenza en musique à l’utilisation de textes et de situations de la lutte des partisans, en lui assignant donc une époque déterminée dans l’histoire, mais de le rechercher potentiellement présent dans ces expressions où la vérité et la nouveauté de la recherche, de l’invention et de la réalisation élargissent et développent la capacité de l’imagination, l’intelligence de la réception et la conscience de l’homme tendu vers l’élimination des différents garrots de la société néocapitaliste, pour la libération socialiste.
7Hier et aujourd’hui, le thème de la Resistenza se répand dans la musique comme cette exigence fondamentale que Lénine reconnaissait à la culture, pour laisser « une large place à l’initiative personnelle […], à la pensée et à l’imagination1 » (à ce sujet, Vittorio Strada en a précisé, de manière lucide, la signification dans le numéro de juillet de Il contemporaneo).
82. Une recherche et une créativité musicales bien différentes des autres se développent dans l’Italie de l’après-guerre.
9Une recherche de moyens techniques adaptés et de nouvelles possibilités, y compris l’électronique, s’unit à l’urgence d’un thème nouveau et d’idées provoquées par la Resistenza.
10L’engagement idéologique s’accompagne de l’engagement vis-à-vis du langage.
11Bruno Maderna, axe fondamental de la nouvelle situation musicale italienne, nous ouvre la voie. En 1951, il compose une cantate de chambre, Quattro lettere2, dont les textes sont extraits d’une lettre de prison d’Antonio Gramsci, d’une lettre à Milena de Franz Kafka, d’une lettre d’un condamné à mort de la Resistenza et d’une lettre d’un industriel. Dans cette composition, jamais donnée en Italie, il y a une interaction réciproque entre une thématique nouvelle et complexe, et une conception et une invention musicales dans une nouvelle projection.
12Nous étions alors peu nombreux, autour de Maderna, à parler d’engagement total, idéologique et technique.
13Pendant des années, beaucoup haussaient les épaules, surtout à l’étranger. Aujourd’hui, presque tout le monde parle d’engagement : moral, technique, métaphysique, existentiel ou pragmatique, en insinuant que c’est le seul engagement possible d’un possible mouvement culturel de gauche. Et l’on se satisfait de marches de protestation velléitaires, de coups de griffe n’égratignant que la surface des conventions salonardes, et de copies mécaniques de formules statistiques, en proclamant que l’indétermination et le hasard sont des formes de la liberté. On sépare naturellement la politique de l’art et l’on refuse à la culture le droit à l’idéologie : comme par hasard, on refuse toujours l’idéologie communiste, et elle seule.
14C’est un conformisme des plus jésuitiques, que véhiculent les malentendus de l’époque, du « centre gauche » chez nous ou des « nouvelles frontières3 » chez d’autres, dans le sens où chacun d’entre nous est soumis, consciemment ou non, au « transformisme » de l’idéologie néo-capitaliste. Ce n’est pas d’aujourd’hui que date cette tendance musicale italienne, du point de vue pratique, théorique ou critique, à dénoncer d’une part les limites d’une présence technologique résultant pourtant toujours d’un choix idéologique, et d’autre part les limites d’un schématisme dogmatique du thème du contenu. Il ne s’agit donc ni d’une exaspération vulgaire du contenu, ni d’un certain formalisme, mais d’une position responsable du musicien face au conflit historique de son temps, que celui-ci exprime en accompagnant et en stimulant le processus de développement des moyens linguistiques, un processus objectivement déterminé.
15Le conflit historique fondamental de notre époque est caractérisé par la révolution socialiste qui se répand dans le monde. Le choix historique du musicien totalement engagé ne se manifeste que dans la lutte riche, variée, multiforme et souvent contradictoire pour le socialisme.
16Dans cette tendance musicale italienne, la Resistenza vit et continue de vivre.
17Non seulement des protestations, des révoltes et des destructions linguistiques et idéologiques, naturellement importantes, à différents degrés, mais leur dépassement, à travers la participation des musiciens, par la musique, à la conscience et aux conflits de notre temps.
183. Peut-être entend-on que toutes mes expériences convergent dans Intolleranza 1960, des expériences projetées dans la dimension sonore et visuelle du théâtre. Les thèmes, idéologiques et techniques, de ma musique pour Federico García Lorca, du Canto sospeso, de La terra e la compagna (Pavese), des Cori di Didone – Ungaretti, et je les ai composés en pensant à Maïakovski, Essenine, Toller, Pavese, de Staël et Arshile Gorky, non « suicidés », mais « tués par la société » –, du Diario polacco’ 58 (au contact de la tragique réalité du passé le plus récent et du nouvel essor de la vie polonaise), ces thèmes se développent dans Intolleranza 1960 et se conjuguent, d’une manière tout à fait nouvelle, avec l’imagination et l’invention, en particulier dans Canti di vita e d’amore. Sul ponte di Hiroshima (textes d’Anders, Pacheco et Pavese) et dans Canciones a Guiomar (Machado). Leur continuité réside dans la vie que nous menons aujourd’hui – ce que nous verrons dans le nouvel « opéra » actuellement en chantier4.
194. Parce que je crois au contrôle conscient du matériau sonore par le compositeur. Interrogé sur le rapport possible entre le principe d’indétermination et un concept élargi de la liberté, Heisenberg nia l’existence de ce rapport : l’absence de contrôle est encore un motif négatif de non-connaissance des lois structurelles qui n’ont pas encore été découvertes5.
20Dans l’interaction des éléments, une nouvelle organisation compositionnelle doit correspondre à la constitution et à la transformation instrumentale et électronique du son.
21Je rejette tout autant l’aléatoire que son contraire : les tentatives d’organiser les matériaux sur la base de leurs soi-disant lois formelles scientifiquement déduites d’elles-mêmes.
22La forme est le moment où se manifeste, au plus haut point de liberté inventive, la prise de conscience créatrice, chez le compositeur, du matériau comme moyen expressif du contenu.
23Dans ce sens aussi, l’enseignement d’Arnold Schoenberg est fondamental.
24Date : 1963.
25Sources : « Musica e Resistenza », tapuscrit (ALN) ; Rinascità, 7 septembre 1963, n° XX/34, p. 27 – avec de nombreuses différences qui en altèrent le contenu ; SeC, p. 144-147.
Notes de bas de page
1 [La citation de Lénine est extraite de « L’organisation du parti et la littérature du parti » (1905), mentionné dans l’étude de Vittorio Strada, « Problemi del rapporto direzione-libertà nella cultura dell’Urss », in Il contemporaneo, 1963, n° VI/62, p. 4-29 : 7-10. Dans la bibliothèque de Nono figurent une quarantaine de volumes de Lénine, principalement en italien, et notamment, La Commune de Paris, Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique, L’État et la Révolution, La Maladie infantile du communisme, le gauchisme, Matérialisme et Empiriocriticisme, Que faire ?, Le Socialisme et la Guerre, Un pas en avant, deux pas en arrière…). Il conviendrait de mentionner ici les nombreux ouvrages fondamentaux du marxisme à l’ALN : Marx et Engels (Anti-Dühring, Contre l’anarchisme, Dialectique de la nature, Écrits de jeunesse, La Guerre civile en France, La Guerre des paysans en Allemagne, L’Idéologie allemande, La Lutte des classes en France, Le Manifeste du Parti communiste, L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, La Situation de la classe laborieuse en Angleterre, Sur le matérialisme historique…), Plekhanov (Les Questions fondamentales du marxisme) ou Staline (Le Marxisme et la Linguistique et de nombreux volumes des Œuvres complètes)…]
2 [Maderna (Bruno), Quattro lettere (Vier Briefe ou Kranichsteiner Kammerkantate), pour soprano, basse et orchestre de chambre, composé en 1953, et non en 1951. Il est significatif que Nono date l’œuvre de Maderna d’avant ses compositions d’inspiration politique, comme l’Epitaffio a Federico García Lorca (1952-1953). Voir, dans la bibliothèque de Nono, Kafka (Franz), Lettere a Milena, Milan, Mondadori, 1954.]
3 [Allusion au célèbre slogan de John F. Kennedy.]
4 [Il s’agit probablement du projet théâtral inachevé Technically Sweet, sur des textes d’Emilio Jona.]
5 [Heisenberg (Werner) et Schrödinger (Erwin), Discussione sulla fisica moderna, Turin, Einaudi, 1959, p. 22-24 (exemplaire annoté à l’ALN) – il s’agit de l’article de Werner Heisenberg « La découverte de Planck et les problèmes philosophiques fondamentaux de la leçon atomique », 1958.]
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Écrits
Ce livre est cité par
- Michel, Pierre. (1996) Luigi Dallapiccola. DOI: 10.4000/books.contrechamps.1425
- Milli, Pietro. (2021) L’idéal qui donne sa lumière au silence : Antonio Gramsci et la culture musicale italienne de l’après-guerre. Transposition. DOI: 10.4000/transposition.6629
Écrits
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