Jeu et vérité dans le nouveau théâtre musical
p. 158-162
Texte intégral
1Pendant les Cours d’été internationaux pour la Nouvelle Musique de Darmstadt, avant 1961, un ipse dixit prétendait bannir à tout jamais de l’histoire et du développement de la musique ceux qui avaient pensé ou qui pensaient encore au théâtre musical.
2Ponctuellement, histoire et développement de la musique, dans leur vie concrète, ont renversé ce professoral Achtung : Banditen ! jusque dans la production de ceux qui l’avaient émis.
3En effet, ces dernières années, différentes conceptions, parfois opposées, du rapport musique-théâtre se sont manifestées, parmi lesquelles La sentenza de Manzoni (1960), Il muro [Anno domini] de Macchi (1961), mon Intolleranza 1960 (1961), Collage de Clementi (1961), Elegie für junge Liebende de Henze (1961), à Cologne Ich : musikalisches Theater. Karlheinz Stockhausen (1962) et Instrumentales Theater de Kagel (1962)1.
4De nouvelles compositions encore en cours développent cette expérience qui, d’une part, a élargi le thème de l’étude et de l’élaboration d’un groupe hétérogène de musiciens de moins de quarante ans, et qui, d’autre part, révèle de manière encore plus évidente la différenciation et les contradictions des positions musicales et humaines actuelles, déjà contradictoires et différenciées dès les années cinquante, si l’on considère les contributions respectives au développement linguistico-expressif musical concrètement, en soi, et non dans l’inflation verbale des théories ou dans le conditionnement des a priori dogmatiques ou en fonction des intérêts d’une « écurie ».
5Les deux éléments constitutifs et fondamentaux du théâtre, l’élément visuel et l’élément auditif, offrent au musicien différentes possibilités de conception et de réalisation suivant la manière dont il considère les différents rapports qui s’établissent entre eux : musique-texte (sémantique-phonétique), composition scénique et public.
6Chaque élément doit être considéré aussi en soi, dans sa réalité stylistique et réceptive, selon les possibilités technico-humaines qui se développent aujourd’hui, y compris en ce qui concerne la musique électronique et concrète. Les résultats obtenus, qui se différencient ou se contredisent dans l’utilisation, les limites ou la négation de ces rapports, témoignent d’un choix et d’une correspondance culturelle et humaine, directe ou frauduleuse, face à la société actuelle.
7S’il est indéniable qu’un phénomène culturel peut influencer la réalité sociale, la soi-disant abstraction du phénomène musical, rapporté ou non au théâtre, considéré comme fin en soi, dans l’instant du geste ou du procédé technique, cache en réalité d’une part la subordination à cette dichotomie catégorielle de l’esthétique idéaliste (musique absolue ou non, pure ou non), et de l’autre un mépris hautain de toute « contamination » idéologique et politique, qui s’adapte parfaitement, en vertu de correspondances culturelles et politiques, à ce gaudio miracolato de la technologie aujourd’hui élevée au rang de système, plein de réaction plus ou moins tragique, et qui établit une échelle de prérogatives dans chaque domaine, y compris le domaine culturel.
8En transposant, de manière douteuse et retardataire, les arts plastiques, on veut aujourd’hui codifier une musique du geste, un théâtre instrumental et mobile. Tout se réduit à un procédé d’exécution, en grande partie abandonné au hasard et à des interprètes qui s’arrogent les fonctions de l’auteur – en peinture, le geste se charge et se fixe dans l’empreinte caractéristique du peintre –, à des interpolations aléatoires de moments détachés, à la merci des interprètes, voire du public – en littérature, voir l’amusante Composition n° 1 de Marc Saporta2 –, sous prétexte de tout visualiser, en tentant d’établir une communication en ce sens avec le public – jusqu’aux silences, car l’interprète qui n’a momentanément rien à jouer se lève et quitte la « scène ». Ces cas participent de cette conception selon laquelle le processus de travail, sinon d’exécution de scène, épuise en soi les différents rapports liés à la genèse et à la signification d’un fait musical.
9Conception qui se révèle immédiatement idéologique dès qu’elle prétend vérifier un fait artistique à la seule lumière de la nouveauté ou des procédés, pour ensuite délivrer à l’œuvre, tendancieusement, un diplôme d’actualité, et peut-être le cachet convoité de la gauche culturelle.
10C’est comme si Fiat se révélait une authentique organisation de gauche par la seule nouveauté de ses conditions de travail mises à jour : mais le rapport entre producteurs, ouvriers, entre produit, utilisation et consommation de ce produit, pourquoi et par qui est-il passé sous silence ? Une telle contrebande idéologique se produit parce que chaque fois, le dédain politique, en raison d’une soi-disant supériorité, est subordonné à une structure économique et politique précise (dans ce cas, le néo-capitalisme), et s’abaisse à être son instrument et son véhicule.
11Aujourd’hui, en Italie, c’est une invitation incessante à un certain type d’intégration culturelle, dont la disponibilité pour le moins douteuse se transforme en affaissement : l’illusion des nouvelles frontières du kennédysme, pour reprendre Lelio Basso, provoque de nouveaux renoncements, et s’achève peut-être par son intégration dans le Corriere della serra.
12Le rapport avec le public, la communication avec le public, son intégration et sa participation à l’action scénique, non plus comme spectateur, mais aussi la nostalgie et l’appel à notre vie de tous les jours – un théâtre « qui ne serait pas l’imitation de la vie, mais la vie en soi », comme nous le lisons dans les déclarations de Judith Malina et de Julian Beck sur Living Theatre de New York3 – contiennent en soi différentes possibilités de conceptions et les posent comme une conditio sine qua non pour ceux qui affrontent aujourd’hui le théâtre musical.
13Cette caractéristique constitutive et fondamentale de la culture marxiste est aussi une conséquence de la prise en considération du rapport avec le public, de l’engagement humain et social, précisément dans ces cercles musicaux qui s’étaient autrefois montrés hostiles. Avec différents accents, naturellement : des accents moralistes, existentiels, instinctifs ou pragmatiques. Mais une cristallisation conceptuelle et formelle s’en trouve rompue.
14(Et une digression serait ici nécessaire pour préciser ce que signifie pour nous un engagement humain et social dans la culture, surtout dans les différents hauts et les différents bas actuels, mais aussi pour filtrer le trouble provoqué par des néophytes qui tendent à s’arroger l’exclusivité en l’énonçant captieusement. Je me réserve ce thème pour un prochain numéro4.) Sur le rapport avec le public, il me semble intéressant de prendre en compte différentes réalisations théâtrales.
15Dans le rituel des peuples « primitifs », il y a une participation active et homogène de la collectivité présente, et non une partie qui agit et l’autre qui assiste, ou qui serait admise.
16Sur des bases laïques et actuelles, et non mystiques ou religieuses, le théâtre psychodynamique de Jerzy Grotowski (Teatr-laboratorium, Teatr 13 Rzedów5 d’Opole, en Pologne), élabore une participation de la collectivité, selon laquelle toute la salle se transforme en une scène unique sur laquelle deux groupes, les acteurs et le public, agissent réciproquement.
17Au cours des premières décennies du XIXe siècle6, Ludwig Tieck, dans son conte pour enfants en trois actes Le Chat botté, développe l’action sur la scène et au parterre, où quelques acteurs jouent réellement le public, en commentant l’action scénique, en intervenant dans l’action, et en discutant entre eux de la signification à attribuer à ce qu’ils voient et écoutent.
18Cette participation apparente et physique – ce sont des acteurs qui jouent parmi le public, élargissant ainsi l’espace scénique et éliminant le dualisme schématique salle-scène –, se développe de nos jours, de Pirandello à Jack Gelber notamment, dans The Apple de 19617.
19À Moscou, après la révolution soviétique, est né un théâtre de masses en mouvement, où le public, se déplaçant sur les grandes places de Leningrad où se développait l’action L’Assaut du Palais d’Hiver, se transformait en ce déluge humain des grandes journées de la révolution.
20Meyerhold, en donnant vie à l’Octobre théâtral8, propose de nouvelles solutions au problème du rapport et de la participation du public : non un simple contact physique, mais un théâtre dans l’enthousiasme inventif et génial pour une nouvelle structure sociale.
21Sur cette voie, s’engagèrent Piscator d’une part, et fondamentalement le théâtre épique et la conception non aristotélicienne de Brecht de l’autre.
22Expériences animées d’un engagement humain et social, dans le rapport avec le public.
23À un moment, dans Ich : musikalisches Theater. Karlheinz Stockhausen, le public reçoit des légumes de la scène. Communication ou agression végétarienne ou symbolique du public ?
24Dans les manifestations des gutai japonais, à partir de 1955, et dans les happenings américains, qui ont débuté à New York en 1956, avec le groupe de Kaprow, le public est souvent averti d’un danger, symboliquement ou acoustiquement, comme dans Car Crash de Dine, ou physiquement, par des jets de matériaux fumigènes qui vont jusqu’à le contraindre à partir, comme dans certains théâtres de Tokyo.
25Violence expressive ou velléitaire ?
26Vitaliste ou nihiliste ?
27Violence générée par une exaspération humaine, qui pouvait être justifiée dans le Japon de l’après-guerre – et le rapport avec les dadaïstes de 1916 et du premier après-guerre n’est pas un hasard –, ou par une sorte d’« anarchisme individuel plutôt qu’une protestation organisée […] dans l’impossibilité d’obtenir une clarté idéologique et une force suffisante pour exercer une pression sur les structures » ? (Comme l’écrit Furio Colombo à propos de la caractérisation du Living Theater dans Nuovo teatro americano, publié par Bompiani9.) Le rapport avec le public et sa nouvelle fonction-participation ont sans aucun doute besoin, pour le théâtre musical, de salles construites selon de nouveaux critères, pour ne pas être conditionnés par une structure théâtrale, à son tour historiquement et socialement conditionnée.
28Et l’on parle déjà d’un théâtre, d’une salle ou d’un espace variable non seulement selon le type de spectacle, mais variable aussi pendant le spectacle.
29L’architecte finlandais Reima Pietilä en a ressenti la nécessité.
30Le conditionnement de la structure théâtrale actuelle nécessite des solutions particulières.
31À ce propos, en ce qui concerne Intolleranza 1960, je renvoie à mon article « Quelques précisions sur Intolleranza 1960 », à paraître bientôt dans La rassegna musicale10.
32Après ma première expérience de théâtre musical, je suis de plus en plus convaincu de la nécessité d’un théâtre de lutte et d’idées, pour une nouvelle condition de vie humaine et sociale de vie, un théâtre totalement engagé sur le plan social comme sur le plan structurel et linguistique, un théâtre enfin qui ne se reconduit donc pas à des catégories esthétiques posées et résolues de manière abstraite, mais qui établit un rapport direct avec notre vie.
33Date : 1962.
34Sources : « Gioco e verità nel nuovo teatro musicale », tapuscrit (ALN) ; Il filo rosso, 1963, n° 1 p. 86-89, dont la rédaction subit une importante révision, renversant parfois l’ordre des arguments ; SeC, p. 136-140.
Notes de bas de page
1 [Les deux dernières œuvres mentionnées par Nono présentent un certaine ambiguïté dans leur titre : Ich : musikalisches Theater. Karlheinz Stockhausen se réfère sans doute à Original (1961) ; Instrumentales Theater de Kagel ne renvoie pas à une œuvre précise, mais à un concept, celui de théâtre instrumental, essentiellement développé à partir de Sur scène (1959-1960) et théorisé dans différents textes des années soixante.]
2 [ Saporta (Marc), Composition n° 1, Paris, Seuil, 1962 ; traduction italienne, sous le titre Composizione n. 1, Milan, Lerici, 1962.]
3 [Voir Beck (Julian), La vita del teatro, Turin, Einaudi, 1975 (exemplaire à l’ALN).]
4 [Projet resté lettre morte dans Il filo rosso.]
5 [Théâtre dirigé par Jerzy Grotowski de 1959 à 1963.]
6 [La date de la première représentation du Chat botté de Ludwig Tieck est 1797. Voir ci-dessus.]
7 [Gelber (Jack), The Apple, New York, Grove Press, 1961 ; traduction italienne, sous le titre La mela, in Nuovo teatro americano, sous la direction de Furio Colombo, Milan, Bompiani, 1963, p. 233-286.]
8 [Voir Meyerhold (Vsevolod), L’Ottobre teatrale 1919-1939, Milan, Feltrinelli, 1977 (exemplaire à l’ALN).]
9 [Nuovo teatro americano, op. cit., p. 31.]
10 [Voir ci-dessus.]
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