Les chemins de Luigi Nono
p. 7-19
Note de l’éditeur
La première partie de ce texte (I) est la reprise d’un article paru dans Le Monde du 17 septembre 1987 (p. 22) à l’occasion d’un portrait de Luigi Nono réalisé par le Festival d’Automne à Paris, et au cours duquel Prometeo fut donné en création française (le texte a été très légèrement remanié). La suite du texte a été écrite pour cette édition.
Texte intégral
I
1Les dernières œuvres de Luigi Nono ont dérouté quasiment tous ceux qui avaient jusque-là suivi son évolution ; elles ressemblent à des rituels mystérieux dont on ne comprend d’abord ni la signification ni l’architecture : longues coulées sonores souvent aux limites de l’audible, vagues harmonieuses qui vous enveloppent et se retirent, stridences soudaines ; les textes, fragmentaires, sont organisés en un montage minutieux et ésotérique, les voix et les instruments entremêlés dans un continuum sans cesse transformé par la live electronics.
2La musique de Nono, que certains croyaient pouvoir classer si facilement dans la catégorie dévalorisante de la « musique politique », ne se laisse donc pas appréhender si aisément. Elle est à l’image du compositeur lui-même : mystérieux, généreux, fragile et violent, toujours imprévisible. Il existe une photo prise dans les années cinquante, chez lui, où il est assis devant une reproduction grandeur nature du Guernica de Picasso : grand, maigre, les yeux en feu, il exprime l’urgence de sa souffrance, de sa passion et de sa révolte. Plus de trente ans après, ses photos révèlent un homme à la fois tourmenté, austère et secret : mais c’est le même regard, la même détermination, la même force contenue.
3Cela suffirait à démentir l’image que l’on a façonnée d’un homme dogmatique, d’un musicien au service de l’idéologie communiste (Nono est entré au Parti communiste italien en 1952). Nono l’inquiet est avant tout à la recherche de ces chemins dont parle Massimo Cacciari, son collaborateur des dernières années : « Réussir à parcourir tous les chemins, sachant qu’il n’y aura pas de “sortie”, sans nostalgie, sans consolation – mais TOUS les chemins… ».
4Aussi est-il un peu simpliste et réducteur de vouloir diviser son évolution créatrice selon les fameuses trois périodes refermées sur elles-mêmes, quand bien même cela permet de fixer quelques repères. Il faudrait voir en effet dans ses changements d’orientation la recherche d’une adéquation entre l’idée de l’œuvre et sa matérialisation, une sorte de perpétuel ajustement, l’expérience des innombrables possibilités que suggère Cacciari.
5Nono s’est d’abord situé dans le contexte du mouvement postwébernien des années cinquante qui se rassemblait chaque année dans la petite ville allemande de Darmstadt ; il était aux côtés de Boulez, Stockhausen et Pousseur. Sensible dès ses débuts à la possibilité de lier le langage musical nouveau de sa génération à un nouvel humanisme et à une perspective démocratique pour l’Europe sortant du fascisme, Nono utilisa symboliquement, à la base de sa première œuvre (Variazioni canoniche), la série de l’Ode à Napoléon de Schoenberg, violent pamphlet contre Hitler. Contrairement à plusieurs de ses collègues, la fascination qu’exerce alors sur lui la musique de Webern ne s’accompagne pas d’un rejet de Schoenberg, auquel il voue la plus grande admiration (il lui dédiera sa première œuvre scénique, Intolleranza 1960).
6Son refus d’un certain dogmatisme sériel, combattu au même moment par Boulez et Maderna, et qu’il lie au refoulement de l’histoire, à l’indifférence vis-à-vis des problèmes de contenu dans l’œuvre musicale, conduit Nono à développer un style compositionnel indépendant et original. L’influence de Scherchen et plus encore celle de Maderna – deux musiciens avec lesquels Nono travaille entre 1946 et 1949 – sont ici déterminantes. Berio a défini Maderna comme « le seul à Darmstadt qui possédait le sens de l’histoire ». C’est lui « qui nous montra le chemin », écrira pour sa part Nono. Son commentaire sur les Quattro lettere de Maderna, composées en 1953 sur des textes de Gramsci, une lettre de Milena à Kafka, une lettre d’un condamné à mort de la Resistenza et une lettre d’un industriel, constitue en réalité son propre programme esthétique : « Dans cette composition, nous avions cette interpénétration réciproque entre un contenu idéal totalement lié à la réalité, et une conception musicale tendant à des formes totalement nouvelles ».
7Le succès, pour Nono, vint en 1956, avec la création d’Il canto sospeso, sous la direction de Hermann Scherchen ; l’œuvre, aux yeux de la critique, réconciliait sérialisme et expressivité, comme si, face à la tragédie de l’histoire récente, la complexité du travail compositionnel fondé sur le sérialisme intégral prenait sens. Mais en 1961, la création d’Intolleranza 1960 sera accueillie par des boules puantes et suscitera de violents échanges entre spectateurs.
8L’œuvre de Nono, à partir de cette époque, entre en conflit ouvert avec la société et les institutions musicales, y compris celles de la nouvelle musique. En 1959, à Darmstadt, Nono livre un texte extrêmement critique à l’égard de ceux qui, après s’être jetés sur les manipulations purement mécanistes de la série, se laissent séduire par les conceptions cagiennes du hasard et du collage (lequel « naît d’une pensée colonialiste », dira Nono). Il y dénonce « le refus de l’histoire » et de « son processus évolutif et constructif », une fuite résignée de la responsabilité, et rappelle que « toute expression du matériau reste limitée au décoratif, au pittoresque ornemental, sans la compénétration réciproque entre conception et technique ».
9Au cours des années soixante, Nono s’isole de plus en plus du milieu musical : aux questions posées par Sartre dans Qu’est-ce que la littérature ? – « Que doit-on écrire ? Pourquoi écrit-on ? Pour qui écrit-on ? » – qu’il cite à plusieurs reprises dans ses textes, Nono répond par une expérimentation à la fois musicale et sociale : celle d’un nouveau matériau dans le Studio de phonologie de Milan (ses œuvres, désormais, utiliseront presque toutes les moyens électro-acoustiques) ; celle de nouvelles formes musicales qui reposent essentiellement sur la technique du montage ; celle enfin de nouvelles situations de communication musicale – agit-prop, concerts dans les usines et dans la rue, dialogue avec les publics éloignés de toute expérience de la musique contemporaine, échange avec les habitants des pays socialistes et les citoyens des pays du Tiers-Monde… Cette période atteint son point culminant, et en même temps son moment de dépassement, avec la deuxième œuvre scénique, Al gran sole carico d’amore (Au grand soleil d’amour chargé, titre emprunté à un poème de Rimbaud), composé de 1972 à 1974 en collaboration étroite avec le metteur en scène soviétique Youri Lioubimov. Nono y réfléchit plusieurs situations révolutionnaires à partir de quelques figures féminines marquantes, comme Louise Michel, la Mère de Gorki et Tania Bunke.
10Le catalogue des œuvres de Nono laisse alors apparaître des années singulièrement peu productives : entre 1974 et 1979, il ne publie que deux brèves partitions,… sofferte onde serene… et Con Luigi Dallapiccola. On peut penser que durant cette période, durant laquelle il commence l’élaboration avec Massimo Cacciari du projet qui débouchera sur Prometeo, le processus de création fut bloqué par la remise en cause qu’il avait engagée vis-à-vis de lui-même, « avec ce mélange de cruauté et de bienveillance dont lui seul a le secret » (Cacciari), comme s’il pressentait que le temps des révolutions était échu (Al gran sole s’attache d’ailleurs à des situations d’échec). La floraison exceptionnelle des années quatre-vingts montre en tout cas que, durant ces quelques années, Nono a surmonté ses difficultés et qu’il s’est ouvert un nouvel horizon.
11La critique a beaucoup glosé sur ce qu’il est convenu d’appeler, depuis lors, « le nouveau Nono ». Le compositeur fut présenté soudain sous les traits du militant déçu, trouvant refuge dans une musique de l’« intériorité » qui confine au mysticisme, voire au « narcissisme » selon les termes d’un musicologue allemand. Un tel jugement, outre qu’il ressemble à une tentative de récupération idéologique (le Nono mystique contre le Nono politique), schématise une fois de plus la pensée du compositeur. Et, finalement, c’est encore à partir de la surface de ses œuvres, de ce que l’on peut en saisir à travers les textes mis en musique, ou plus encore grâce aux textes de présentation, que la musique de Nono est jugée.
12Ce malentendu n’est pas nouveau. Il remonte aux premières compositions du musicien. Les œuvres, soit que leur impact ait été trop immédiat, soit que les situations qu’elles évoquaient fussent trop fortes, n’ont guère retenu l’attention d’un point de vue strictement musical. Nono en est d’ailleurs un peu responsable : il s’est toujours méfié de l’écriture en soi et, dans les années soixante, de l’œuvre en tant que telle. Sa conception de la série fut d’emblée plus proche de la musique de la Renaissance, qu’il avait étudiée avec Maderna, que de l’ultrathématisme que l’on trouve encore dans les premières œuvres de Boulez. Son écriture vocale, au lyrisme flamboyant, apparut à certains comme une concession au goût italien du beau chant. De fait, la musique de Nono est entièrement fondée sur la voix, matériau d’une souplesse infinie, médium hautement expressif et chargé d’histoire. Dans ses œuvres récentes, Nono a réussi à obtenir cette fusion entre voix et instruments à laquelle, semble-t-il, il aspirait depuis ses débuts (notamment par un traitement souvent vocal des instruments, comme l’indique le titre de l’une de ses œuvres des années cinquante, Canti per 13). Sa musique, au fond, paraît essentiellement concernée par les différentes ramifications du son, par des miroitements, des transformations, des déplacements même imperceptibles, par ce que l’on pourrait rassembler sous le terme de résonance.
13Les développements mélodiques (les envols du chant) et les vibrations harmoniques (les effets de profondeur) ressortissent d’un tel phénomène, comme si chaque son entraînait à sa suite une constellation d’autres sons en mouvement. Une telle conception, dont on peut voir l’origine dans la sensibilité de Nono au paysage sonore proposé par sa ville natale, Venise, implique un rejet de la traditionnelle discursivité musicale et un renversement des hiérarchies traditionnelles de l’écriture musicale.
14Et en effet, à aucun moment la musique de Nono ne se dirige vers un style narratif ou descriptif. Sa musique échappe au temps calculé du chronomètre, au temps pulsé et défini par des repères réguliers, au profit d’un temps suspendu, le temps de la vibration sonore qui, comme le dit Gurnemanz dans Parsifal, devient espace. Déjà, dans les chœurs des années cinquante et soixante, Nono disséminait le texte et le contour mélodique qui s’y rattache dans les différentes voix, spatialisant un matériau de caractère linéaire. En ce sens, son style n’a pas changé depuis ses débuts, et l’on pourrait presque dire que les œuvres de la fin permettent de mieux comprendre celles de sa première période : sa musique est d’essence monodique, mais une monodie travaillée de façon extrêmement complexe et raffinée, d’abord sur le plan des timbres, des dynamiques, des densités, des registres, puis sous la forme de blocs sonores, d’un continuum entre son et bruit, d’un montage d’éléments disparates, enfin sur le plan des micro-intervalles, des modes de jeu, des transformations spatiales, sonores et dynamiques obtenues grâce à la live electronics (ce qui explique peut-être son intérêt à la fin pour les monodies hébraïques et leurs modulations si subtiles).
15Nono a travaillé sur la spatialisation du son, non seulement sous l’angle de ses transformations possibles hors de toute directionalité temporelle, mais aussi sous l’angle de la communication. La suppression du rapport frontal entre source sonore et public, Nono l’a recherchée notamment dans les années soixante, lorsqu’il fit sortir ses œuvres des salles traditionnelles. Mais il l’a réalisée de façon plus convaincante dans ses dernières pièces, et tout particulièrement dans Prometeo, où les sources sonores sont distribuées autour du public et où la live electronics fait circuler les sons de manière complexe. Le projet du Prometeo est tout entier contenu dans cette ouverture à la perception des détails les plus infimes, à ces différentes qualités de résonance dont les enchaînements, non contraints par des développements logiques et prévisibles, nous entraînent vers l’inlassable déchiffrement de ce qui va venir, d’un futur exigeant de nous disponibilité, absence de préjugés et détermination. Par là, Nono renonce aussi à toute fausse totalité. Il maintient la flamme des pensées visionnaires, capables de transformer le réel, dans cette forme de l’Ouvert, autrefois greffée sur les luttes anti-impérialistes et les expériences politiques novatrices.
16Le projet, utopique, est l’une des aventures les plus fortes de la musique actuelle, et son impact sur des compositeurs de toute génération et de style différent (de Klaus Huber à Stefano Gervasoni en passant par Wolfgang Rihm) est révélateur. Pour ceux qui en acceptent l’idée, le voyage proposé par Nono est, dans tous les sens du terme, bouleversant : non seulement parce qu’il est un voyage vers l’inconnu, mais parce qu’en développant nos capacités d’écoute, il modifie définitivement notre perception de nous-mêmes, notre perception du monde extérieur et, bien sûr, celle de toute musique. Dans cette ouverture à l’inconnu, dans cette recherche obstinée de l’autre, il y a une dimension éthique, humaine et politique essentielle. À l’heure d’un certain conformisme généralisé, cette attitude critique, cette inquiétude fondamentale, cette force d’invention et d’expression, tournée vers d’autres possibles, est tout à la fois un anachronisme et une forme d’anticipation, de même que Nono a su lier, dans son œuvre, les références les plus anciennes aux moyens technologiques les plus avancés, ne cherchant jamais, là comme dans ses relations à l’histoire vivante, le moment de la synthèse ou de la réconciliation, mais cette tension vers un but lointain, cette puissance du désir qui conduit vers les autres, cet élan généreux qui fonde tout son espressivo, celle d’un homme qui a voulu être, comme il le dit lui-même dans certaines de ses lettres, un « homme-musicien ».
II
17« Homme-musicien. » L’expression apparaît notamment dans une lettre à Karl Amadeus Hartmann écrite en octobre 1958, dans ce style haché et exclamatif si typique de Nono, et si proche par ailleurs de son écriture musicale : « À peine de retour de Pologne ! Ma plus belle expérience à ce jour, comme homme-musicien. Très important là-bas : le grand espoir ! ! ! ! ! ! ! ! ! Situation musicale trrrrrrrrrrès belle. Là-bas de vrais amis, des amis fousromantiques-vivants ! et une base humaine, pas de cercle, pas de snoberie : on est comme on est dans le travail ». Dans une lettre antérieure au même correspondant, Nono fustigeait ces « musiciens qui oublient d’être des hommes ». Ainsi, la vie, l’engagement, le partage ne sont pas dissociés de l’activité compositionnelle, et dans la nécessaire solitude du travail créateur résonne cette conjonction de forces, d’idées et de mouvements qui met le feu aux poudres de l’imagination musicale et lui donne sens. Déjà, dans une intervention faite à Darmstadt en 1953, Nono parle de Webern comme de « l’homme nouveau, doué de sérénité et de sûreté, qualités qui lui ont permis d’imprégner la vie actuelle de tensions intérieures ». Et il poursuit : « La tension dans la musique de Webern est identique à celle qui gouverne, sous forme dialectique, la nature et la vie. Ce serait une grande erreur et un profond danger de ne vouloir appréhender la force créatrice de Webern que par des schémas techniques et de ne concevoir sa technique que comme une table de calcul. Il convient plutôt de chercher à comprendre pourquoi et comment il a utilisé cette technique. Quand on ne considère que les éléments techniques de la musique, on ne peut que passer à côté du sens et du contenu ».
18À la lecture de l’ensemble des textes que Nono a écrits tout au long de sa vie, et que cette édition révèle dans toute son ampleur, on mesure ce que signifiait une telle exigence : une bonne moitié d’entre eux témoignent de son implication dans la vie politique italienne et internationale. Les idées défendues à l’intérieur du milieu musical – la responsabilité historique du compositeur, les nouvelles formes de théâtre musical, l’ouverture à d’autres conceptions, à d’autres cultures, à de nouvelles formes d’écoute – qui représentaient jusque-là une somme de réflexions à l’intérieur du domaine esthétique, doivent être désormais perçues à travers ces innombrables textes dans lesquels Nono rend compte de son activité militante. L’engagement, chez Nono, n’était pas une posture. Parmi les compositeurs de sa génération, il est l’un des seuls à s’être confronté aussi directement à la question cruciale du lien entre art et société, cherchant littéralement à composer ce rapport plutôt qu’à en accepter les termes passivement. Cela lui a valu le terme péjoratif de « musicien engagé ». En ce sens, les mots d’un critique aussi avisé que Claude Rostand dans le petit Dictionnaire de la musique contemporaine édité par Larousse en 1970 sont significatifs : « Luigi Nono est un des plus grands musiciens vivants, mais il est à redouter que si sa passion politique continue de progresser, son activité finisse par échapper à la compétence du critique musical ».
19Il est vrai que l’historiographie musicale persiste à étudier la musique comme si elle était détachée de la réalité, entretenant l’idée d’une forme idéale qui surplombe les questions historiques et sociales. La culture institutionnelle, qui s’est développée à travers la glorification d’un répertoire « atemporel », et qui s’apparente à un privilège social, fausse la réalité des œuvres présentées et finit par menacer l’existence même de la musique « savante » dans nos sociétés. Quant aux musiques nouvelles, elles sont le plus souvent retranchées dans des circuits spécialisés. (Il existe peu d’empressement au sein des grandes institutions pour démocratiser les répertoires, quels qu’ils soient, les programmes dits « populaires » étant trop souvent mis au service des œuvres les plus conventionnelles, celles dont on présume un effet immédiat et qui s’apparentent aux « tubes » dans le domaine de la variété ; le mot « populaire », dans l’esprit des entrepreneurs de spectacles, est directement lié à la valeur marchande de l’objet, à cette fonction de divertissement qu’E. T. A. Hoffmann avait stigmatisée avec une ironie mordante à la naissance du phénomène.) Nono, en insistant sur le sens et le contenu, sans négliger les dimensions techniques et linguistiques de la musique, a situé son travail dans une toute autre perspective. Face à des publics aussi différents que des étudiants en composition ou des ouvriers dans une usine, sa « méthode », si l’on peut dire, reposait sur le dialogue bien plus que sur une parole d’autorité. Dans ses ateliers, cours de composition ou présentations de concerts, il confrontait son travail et ses idées à d’autres formes de pensée, à d’autres sensibilités, liées à des contextes différents. Il cultivait cette « anxiété pour l’inconnu » dont il parle dans une intervention sur Bartók, qui brise les lignes de démarcation établies et ouvre à de nouvelles possibilités. Parmi de nombreux exemples, cette réflexion après sa rencontre avec de jeunes musiciens d’Amérique latine et de Cuba : « La leçon qu’ils m’ont donnée, c’est la nécessité du dépassement d’un ethnocentrisme dont nous sommes victimes pour bien des raisons. Cette culture européenne et occidentale, de plus en plus égocentrique, qui se pose de plus en plus de manière catholique et impérialiste, comme la culture dominante et agissante au sens nord-américain, pourquoi prétend elle s’imposer comme une condition nécessaire ?
20Pour le jeune bolivien, vietnamien, cubain ou angolais, le problème du développement et de l’importance d’un langage musical se pose en relation directe avec sa situation… ». Et de conclure : « L’importance d’un musicien, sur quoi se fonde-t-elle et sur quoi se vérifie-t-elle ?
21Certainement pas sur des arguments exclusivement techniques et linguistiques. Sur eux, bien sûr, mais surtout dans la perspective d’un rapport social et structurel nouveau.
22Ici nouveau en tant que développement historique et social. Nouveau pour le développement ou la création du socialisme. Nouveau pour l’homme nouveau ».
III
23Comment cerner le lien interne entre une dimension technique ou esthétique autonome et la signification historico-sociale d’une œuvre ? On s’égare vite, dans les commentaires, à ne pas relever cette solidarité entre le travail d’écriture et un contenu lié aux défis de l’histoire présente, visant à changer les règles du jeu. L’insistance du compositeur sur l’idée de recherche dans le domaine strictement musical – celle de voies nouvelles et inexplorées dans la création, mais aussi celle de nouvelles approches de ce qui est connu – est liée à cette volonté de changer la réalité, d’abattre les obstacles qui empêchent l’épanouissement collectif de l’individu, son émancipation sociale et intellectuelle. Car chez lui, même s’il a mis en scène et s’est identifié aux figures les plus tourmentées et les plus tragiques de l’histoire du siècle, aux figures de victimes qui reflètent une réalité oppressante et les catastrophes qui en découlent, l’individu ne se résout pas à être liquidé par la machine économique et administrative, sauvegardant, par la force d’un esprit critique acéré, sa part de liberté. Pour Nono, l’émancipation de l’individu ne peut avoir lieu qu’à l’intérieur d’un processus collectif, dans la réalité de la lutte et d’une élaboration de valeurs nouvelles, dans le mouvement qui postule la solidarité entre les intellectuels et le peuple, entre les hommes de différents horizons géographiques et culturels.
24Une telle attitude n’a pas seulement conduit Nono à un certain isolement musical ; en tant que projet global, elle a échoué. Sa musique, en prenant le parti des victimes, avait anticipé sa propre position dans un monde qui n’a pas évolué dans la direction souhaitée : de fait, elle est du côté des vaincus, dans le peu d’espace qui leur est dévolu. Dans cet écartèlement entre le monde protégé et parfois un peu fat de la musique contemporaine, dont il était une personnalité marquante, et celui des luttes politiques, sur fond de guerre froide, il s’est impliqué et a défendu des positions qu’il est facile aujourd’hui de critiquer ou de juger naïves. Les nombreux articles sur la RDA ont quelque chose de pathétique : Nono croyait à la possibilité d’un développement autre de la culture allemande après la Seconde Guerre, dans le contexte socialiste, à partir de personnalités comme celles de Dessau et de Brecht, auxquelles il était très attaché. Il voulait que ce fût possible, et il pensait qu’il fallait travailler en ce sens. On lui concédera le mérite d’avoir anticipé l’effondrement d’un monde qui n’était pas moins problématique que celui de l’Ouest, et de s’être confronté, comme homme et comme musicien, à ses propres apories (a contrario, l’évolution actuelle du continent sud-américain pourrait laisser penser que des luttes auxquelles Nono a participé, comme en témoignent tant de textes, est née une prise conscience menant à des transformations politiques conséquentes). Il y a dans sa dernière manière une forme de déconstruction de ses propres illusions, non pas d’une manière mélancolique et résignée, bien que la mélancolie fasse partie de la sensibilité nonienne depuis les débuts, mais par la recherche d’autres chemins, d’autres possibles. Le déplacement opéré en compagnie de Massimo Cacciari, de la scène politico-sociale concrète à des constructions allégoriques puisées à l’intérieur d’une vaste constellation historique, révèle une dimension mythologique présente tout au long de la trajectoire du compositeur, mais longtemps masquée par les références politiques directes. Elle est fondée sur des figures héroïques, même si ce sont celles de victimes, et sur un art de la métamorphose qui fait surgir ce qui n’était pas attendu, échappant à la logique apparente. Dans les œuvres de la dernière période, le monde des idées pures, via les anciens Grecs, Hölderlin, Benjamin ou Nietzsche, n’a-t-il pas été un refuge de la foi révolutionnaire désormais sans objet précis ? Les figures solitaires incarnant une conscience critique et utopique ne répondent-elles pas à celles des « saints » et « martyrs » de la révolution dans les œuvres antérieures ? Le glissement vers une dimension quasi religieuse, voire mystique, qui caractérise la démarche philosophique de Cacciari et est perceptible de façon directement sensible à travers les dispositifs spatiaux et la dimension cérémonielle des œuvres, demanderait à être réfléchi. On ne peut dissocier, chez Nono, la forme résolue de l’engagement d’une certaine mystique de la révolution. Existe aussi dans le désir de transcender la réalité présente tout en sauvant de l’oubli certains aspects du passé demeurés prophétiques, une forme d’épiphanie que l’œuvre, illuminant la conscience, rend possible.
25Si Nono, dès ses premières œuvres, cherche à saisir ce moment utopique où le temps serait dépassé, transformant la musique en une sorte de liquide amniotique qui renvoie à sa Venise natale, avec sa circulation fluide du son, ses vibrations sonores si différenciées, cette spatialisation naturelle qui met en relation le proche et le lointain (que l’on retrouve à un autre niveau dans la compénétration des cultures d’Orient et d’Occident), il manifeste aussi un élan qui apparaît comme le contrepoids d’une force d’oppression suscitant révolte et indignation. Le continuum, l’aspect méditatif, mais aussi la déchirure, la violence du geste, le cri. Ces deux moments sont mêlés dans l’écriture. On n’épuise pas Il canto sospeso, œuvre emblématique des années cinquante, en déroulant les tables sérielles qui affectent les hauteurs, les durées ou les timbres, cette construction de proportions établies au préalable et visant à créer une continuité organique. On ne peut réduire cette partition à la fois fragile et puissante à un système d’organisation musicale absolu. Il faut prendre en compte aussi les percées et les trous à l’intérieur de la texture, ces formes irrationnelles qui ébranlent l’édifice, ainsi que l’alternance des mouvements, qui échappe à une perspective unique, à une harmonie d’ensemble, créant une tension entre éléments individuels et éléments collectifs, qui sera développée plus tard sous la forme d’oppositions entre lignes chantantes et blocs sonores, sons musicaux et sons-bruits, puis entre sonorités pures et sons creusés de l’intérieur, démultipliés par la live electronics. L’expressivité naît du conflit entre des principes d’organisation préalables et les élans ou les dépressions qui en brisent la logique. C’est, à l’intérieur du procès compositionnel, le principe même des tensions sociales. Que l’individuel soit sauvé au moment de sa chute réunit dans une même figure l’expression tragique de la réalité, celle d’une oppression aveugle et déterminée, et l’espérance, qui n’est peut-être pas dénuée d’une certaine aura religieuse : il y a dans la conscience nette du sens de la vie exprimée par ceux qui vont mourir, et qui savent pourquoi, quelque chose d’une rédemption, d’un acte sacrificiel au nom de tous. Pour le petit berger grec anonyme, pour le militant politique connu, comme pour Prométhée, Bruno ou Hölderlin, l’individuel ne se conçoit qu’à l’intérieur du destin collectif. Le moment de la prise de conscience, où la vision d’un autre possible s’articule avec violence à une réalité destructrice, est un moment d’extrême lucidité et d’émotion intense. Il est réalisé musicalement par la tension entre les extrêmes. La beauté pure n’y est pas éliminée, ni la célébration du monde, mais l’une et l’autre sont intégrées à l’intérieur d’un chemin tourmenté qui débouche sur l’inconnu, le non-réconcilié. Dans Das atmende Klarsein, l’opposition entre les soli mouvementés de la flûte, fondés sur le souffle et ses fluctuations, filtrés par la live electronics, et le hiératisme des voix pures du chœur, avec ses intervalles consonants et ses permutations d’accords dans l’espace, provient de cette tentative, sans cesse reprise, d’une forme nouvelle de relation entre l’individu et la communauté : ni repli de l’un dans un monde protégé, ni exaltation de l’autre sous une forme idéalisée. La dramaturgie reflète les dispositions de la technique compositionnelle elle-même. Nono rompt ainsi avec la conception bourgeoise héritée du XIXe siècle, et rejoint, en les réinterprétant, certaines tendances historiques, y compris celles de la vieille polyphonie vocale. Car le conflit entre l’individuel et le collectif, dans la représentation musicale où il touche aux structures mêmes du travail compositionnel, n’est pas nouveau. Il traverse toute la musique du XXe siècle et s’annonce déjà clairement au siècle précédent. Il est masqué par un discours à la fois technique, esthétique et idéologique qui refuse de voir, pour reprendre les termes d’Adorno, les stigmates sociaux à l’intérieur des formes musicales intrinsèques. Il a pris aujourd’hui une forme exacerbée mais trouble, qui correspond à un moment d’anomie dans la pensée politique et dans les constructions eschatologiques, débouchant presque mécaniquement sur différentes formes de populisme qui se présentent comme expressions mêmes de l’universel, et qui prennent, dans le domaine musical, la forme de fanfares héroïques, ou celle d’un art décoratif sans substance résolvant ses contradictions réelles dans l’élégance et la futilité de ses ornements.
IV
26Présenter l’ensemble des textes de Luigi Nono, c’est donc mettre côte à côte des textes techniques qui traitent de questions purement compositionnelles, de prises de position éthiques et esthétiques, et de très nombreuses interventions dans la réalité politique, liées à son militantisme (Nono n’y épargne pas ses propres camarades). On ne saurait dissocier ces différents aspects d’une pensée et d’une action qui a précisément cherché l’abolition des frontières entre art et vie, entre pensée et action. Les œuvres ont toutes été nourries, parfois très directement, d’expériences humaines, intellectuelles et affectives vécues dans les luttes menées sur plusieurs fronts : en Italie même, où Nono n’a cessé d’intervenir, dans les pays dits socialistes, où il a tissé des liens profonds avec des intellectuels et des artistes isolés par le rideau de fer, en Amérique du Sud, continent en proie à la domination impérialiste la plus directe, et foyer de diverses formes de rébellion. C’est ce rapport très concret, à la fois idéal et charnel, avec la lutte menée au nom de la dignité humaine, qui façonne la musique de Nono. D’une part, il détermine son expressivité tranchante et généreuse, sa forme faite de saillies, de déchirures, d’éclats et de longues méditations sonores ; d’autre part, il conduit à une conception singulière de l’œuvre, qui ne trouve son aboutissement que dans le temps réel, dans le moment vécu, refusant le statut d’objet clos sur lui-même, intangible et absolu : la live electronics, après l’utilisation des moyens électro-acoustiques plus anciens, a permis cette esthétique du non finito qui déplace les hiérarchies de la composition et ouvre à une autre relation entre compositeur, interprète et public, exigeant de ces derniers qu’ils donnent une forme toujours actuelle à une proposition initiale. Les partitions du dernier Nono ne fournissent pas tous les éléments permettant à l’œuvre d’être réalisée, comme c’est le cas des partitions traditionnelles ; le matériau stocké dans l’ordinateur, qui autorise d’infinies variations, constitue une part essentielle du résultat sonore ; il n’est toutefois pas défini de manière unilatérale, et peut, doit changer en profondeur à chaque exécution, prenant en compte, notamment, la configuration des lieux où l’œuvre est jouée (la composition de l’espace, dans la musique de Nono, n’est pas un vain mot). Cette incertitude de l’œuvre en tant qu’objet fini, qui ne se laisse pas enfermer dans une partition, n’est que le miroir de son élaboration : toutes les œuvres de la dernière période ont connu une phase expérimentale où Nono explorait le matériau sonore en collaboration avec des interprètes privilégiés et avec les techniciens du studio de Freiburg, dans un travail collectif qui peut faire penser aux remarques de Benjamin sur les nouvelles conditions de réalisation dans les arts reproductibles. L’improvisation, conçue comme forme libre d’expérimentation du matériau, est un moment essentiel dans le processus de composition nonien. Il existait déjà dans les années soixante, y compris dans le travail de montage sur bande magnétique réalisé avec le fidèle Marino Zuccheri. Mais la bande, paradoxalement, obligeait le compositeur à fixer le résultat sonore, alors que certaines parties vocales ou instrumentales, dans les œuvres mixtes, étaient parfois notées de façon si lâche qu’elles ne peuvent être reconstituées a posteriori. Le problème de la notation est encore exacerbé dans les œuvres avec live electronics, impliquant une relation nouvelle entre l’instrumentiste ou le chanteur et le régisseur du son. Elle implique aussi une démarche singulière des interprètes, qui doivent non seulement saisir le sens de l’œuvre, mais aussi le recréer à partir des conditions du moment. Cette conception ouverte, qui n’a pas grand chose à voir avec le concept d’« œuvre ouverte » développé dans le cercle de Darmstadt à la fin des années cinquante, comporte un risque : celui que les interprètes fassent des choix qui se retournent contre l’œuvre elle-même (certains interprètes ont hélas projeté sur les œuvres de la fin une vision esthétisante qui va à l’encontre des idées de Nono). Mais il serait tout aussi absurde de figer l’image sonore que l’on a conservée des exécutions réalisées sous la responsabilité de Nono lui-même, une attitude qu’il aurait violemment combattue. L’édition critique en cours d’élaboration aidera les interprètes responsables dans cette tâche singulière. On pourrait résumer ce problème de notation en citant la présentation lapidaire qui accompagne l’une des œuvres de la fin, Post-Prae-Ludium per Donau (1987), pour tuba et live electronics : « Le déroulement de la composition est fixé dans ses moindres détails, alors que la notation est pensée comme trace pour l’interprète ». À la lumière de cette étrange dialectique entre le fixé et l’ouvert, il est possible de jeter un regard différent sur les œuvres de la première période ; on en saisit autrement la fragilité d’écriture, cette recherche d’un monde sonore au-delà des limites, impondérable, multiple, reposant sur des différenciations infinitésimales.
27L’œuvre de Nono nous pose une question essentielle pour la musique des cinquante dernières années : celle du rapport entre un matériau sonore d’une ampleur sans précédent, pour lequel il existe potentiellement des relations infinies, et une écriture qui se résout parfois à n’être plus qu’une tablature (les « systèmes » compositionnels que se sont forgés les différents compositeurs peuvent être perçus comme des moyens de réduire drastiquement ce champ des possibles à un ensemble de relations signifiantes). En inscrivant au cœur du dispositif le geste de l’improvisation et de l’expérimentation, ainsi que la possibilité de décisions instantanées qui changent le visage de l’œuvre au moment où elle est donnée, Nono a tiré les conséquences d’une mutation induite par l’utilisation des nouveaux moyens technologiques (dont on retrouve l’image très simplifiée dans certaines démarches de la musique rock). C’était déjà le sens des diffractions du texte dans les œuvres chorales, qui firent couler beaucoup d’encre en leur temps. Il s’agissait pour Nono d’explorer les multiples aspects de chacun des éléments du texte, afin de renouer avec les forces profondes qui l’avaient produit, plutôt que d’en exprimer le contenu supposé et de le réduire ainsi à quelque chose d’unitaire. Cette idée, Nono la poursuivra à travers le principe du montage, puis dans son travail avec les moyens de la live electronics, où il fut un pionnier. Si, dans la musique de Nono, le rapport entre notation et résultat est complexe et instable, c’est en partie parce qu’il reflète les tensions et les contradictions qui existent entre le travail de création et la réalité sociale.
28Dans le microcosme du studio, le dernier Nono recomposait inlassablement ce monde qu’il avait voulu transformer, lui donnant une épaisseur historique nouvelle, avec cette puissance du désir qui traverse toutes ses œuvres et tous ses textes, et qui émanait de sa personnalité, mais qui était marquée en même temps par un doute existentiel conduisant à une mélancolie pouvant le mener jusqu’au désespoir absolu. L’homme lui-même était fait de ces tensions extrêmes, qu’il a fixées dans sa musique. Ses écrits, qui accompagnent son œuvre, en sont la trace toujours vivante.
29Qu’il me soit permis ici de remercier Laurent Feneyrou du travail de titan effectué sur l’ensemble de ces textes, dont l’ampleur est apparue avec la création de l’Archivio Luigi Nono à Venise : travail immense de recherche, de sélection, de traduction, d’annotation, qui pouvait s’appuyer sur l’édition italienne récente d’Angela Ida De Benedictis et de Veniero Rizzardi, et qui débouche sur un corpus quasiment exhaustif. Qu’il me soit permis aussi de remercier Nuria Nono-Schoenberg, grâce à qui cette édition a été rendue possible, comme l’ensemble des recherches effectuées aujourd’hui, et en particulier pour l’autorisation de joindre à l’édition de ces textes la conférence donnée par Luigi Nono à Genève, dans le cadre d’un concert Contrechamps, le 17 mars 1983, à la Salle Patiño. Il nous a semblé important que cette voix si particulière, si déterminée et si fragile, à l’image de sa musique, accompagne la lecture des textes, et restitue quelque chose d’une présence qui manque cruellement aujourd’hui.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Essais avant une sonate
et autres textes
Charles E. Ives Carlo Russi, Vincent Barras, Viviana Aliberti et al. (trad.)
2016
L'Atelier du compositeur
Écrits autobiographiques, commentaires sur ses œuvres
György Ligeti Catherine Fourcassié, Philippe Albèra et Pierre Michel (éd.)
2013
Fixer la liberté ?
Écrits sur la musique
Wolfgang Rihm Pierre Michel (éd.) Martin Kaltenecker (trad.)
2013