Un univers intellectuel personnel
Le critique musical Bernd Alois Zimmermann
p. 135-142
Texte intégral
1Le recueil de textes publié par Christof Bitter, Intervall und Zeit [Intervalle et temps], propose au lecteur intéressé par le compositeur un parcours stimulant et assez représentatif à travers l’œuvre musicologique de Bernd Alois Zimmermann, Les textes centraux sont naturellement, eux aussi, présents dans ce choix. Mais ils ne présentent pas de manière exhaustive, il s’en faut de loin, l’activité de Zimmermann dans ce domaine. Les critiques et les essais autonomes qu’il a écrits à la fin des années quarante et au début des années cinquante prouvent que l’activité de Zimmermann comme compositeur alla de pair, dès son commencement, avec une réflexion sur la théorie musicale.
2On retrouve aussi bien sûr dans cet ensemble cet écrit auquel on donne toujours, à tort, le titre abrégé de Journal, rédigé entre juin 1945 et janvier 1947. On peut considérer son titre réel, Du und Ich / und Ich und die Welt / Versuch einer Selbstkritik in Tagebuchform [Toi et moi / et moi et le monde / tentative d’autocritique sous forme de journal] comme une allusion au fait que ce que l’on y lit aspire à un certain caractère obligatoire, qui empiète le domaine de l’écrit strictement privé. D’ailleurs, les réflexions d’ordre privé et d’ordre esthétique sont ici liées d’une manière particulièrement organique.
3Deux questions éveillent tout particulièrement, à cette époque, l’attention de Zimmermann : les problèmes que pose un théâtre musical contemporain, d’une part, et d’autre part la tentative d’assembler dans un cadre relevant de l’histoire musicale les nouvelles expériences musicales dont la diversité l’avait tellement submergé après la Seconde Guerre Mondiale. Le désir, ou même le besoin, de donner un ordre historique aux nouveaux phénomènes peut aussi s’expliquer par les études de musicologie que Zimmermann avait entamées après avoir achevé ses études de pédagogie musicale, en février 1947. La thèse qu’il avait prévu d’écrire, Die Fuge in der Musik des 20 Jahrhunderts [La fugue dans la musique du 20e siècle] resta toutefois à l’état de fragment (que l’on retrouva dans son héritage).
4Zimmermann utilise – ou, d’un autre point de vue : détourne – le cadre de ses critiques de concert pour en faire une réflexion musicale et affirmer sa propre position. Il se lance ainsi, prenant pour prétexte le débat sur la création du mystère de Walter Braunfels Verkiindigung [Proclamation], dans des considérations sur la problématique des œuvres scéniques musicales (Kölner Universitatszeitung, 1948) :
5« Que l’opéra soit en crise est aujourd’hui un fait avéré de l’histoire musicale, et sa situation actuelle indique que cette crise est encore loin d’être surmontée. On imagine difficilement que des œuvres comme Wozzeck, Cardillac, Oedipus Rex, Histoire du soldat et d’autres permettent la création d’un nouveau type d’opéra, ou, pour parler plus précisément, de deux nouveaux types, c’est-à-dire de l’opéra musical absolu (Cardillac) et de l’oratorio scénique (Oedipus Rex), tant l’enfant sauvage de la lubie bardesque des comtes s’élève contre de telles « tentatives de restriction » puritaines, et en appelle résolument au « théâtre musical » ou à nouveau – c’est d’ailleurs le cas le plus rare – au drame musical. Nous vivons des temps agités, et des tentatives de libération ont déjà été entreprises dans toutes les directions – leur résultat – : on s’est dans un premier temps libéré de l’angoisse des doctrines stylistiques. Pour l’opéra, cela signifie en partie le retour de toutes ces choses qui auraient échauffé la bile de tous nos vaillants contemporains, voici vingt ans : on retrouve le pathos héroïque, la déclamation verbale en haut et la psychologie en bas (dans l’orchestre), le drame rédempteur et ce festival de solennité scénique. »
6Dans un commentaire détaillé de la première allemande de l’opéra de Benjamin Britten Der Raub der Lukretia [Le Viol de Lucrèce] (Stimmen, N° 13/14, 1949), ce genre de maximes plutôt théorique est transposé dans la pratique de la critique musicale. Un manuscrit assez long, que l’on pourrait peut-être présenter comme un essai radiophonique, et qui remonte sans doute, lui aussi, aux années 1948/49, traite le problème de « Richard Strauss in Musikleben seiner Zeit » [Richard Strauss dans la vie musicale de son époque], et consacre également d’assez longs passages au problème d’un théâtre musical contemporain.
7Dans cette perspective, Les Soldats, qu’il commença en 1957, constituent le point final d’une confrontation permanente avec le phénomène de « l’opéra » (tout comme l’idée de la « symphonie » le poursuivit pendant de nombreuses années). On voit ainsi naître enfin de la réflexion historique les premiers projets de compositions personnelles pour le théâtre musical, qui ne rentrent pas encore, toutefois, dans le concept d’« opéra » – comme l’oratorio radiophonique Des Menschen Unterhaltsprozess gegen Gott [Le Procès pour rire de l’homme contre Dieu] ou le projet Volpone qui précéda immédiatement Les Soldats.
8Des éléments systématiques d’histoire musicale se retrouvent dans presque toutes ces critiques précoces, rédigées notamment pour la Kölner Universitätszeitung et pour la revue publiée par Hans Heinz Stuckenschmidt et Josef Rufer à Berlin, Stimmen.
9Dans le numéro d’avril 1948 de la Kölner Universitätszeitung, on trouve déjà un assez long essai sur la « Moderne französische Musik » [Musique française moderne], qui reparaîtra l’année suivante, dans une version écourtée, sous le titre « Jenseits des Impressionismus. Von Debussy bis zur Jeune France » [Au-delà de l’impressionnisme. De Debussy au groupe Jeune France], dans Musica (N° 12, 1949).
10Son article sur la « Woche für neue Musik » [Semaine de la nouvelle musique] de Francfort, paru dans la Rheinische Zeitung du 23/7/1949, donne de précieuses indications sur la manière dont le compositeur, qui était encore, à l’époque, un néoclassique, se concevait lui-même. Cette semaine se déroulait en liaison avec les cours d’été de Darmstadt et présentait pour la première fois la technique sérielle dans un cadre assez large :
11« La plus forte impression de la Musikwoche fut sans aucun doute le concert rassemblant des œuvres de Schœnberg que Winfried Zillig, un élève de ce dernier, dirigea d’une manière convaincante et expressive avec le Rundfunkorchester de Francfort. Dans l’excellent programme, qui contenait aussi bien des œuvres précoces, à commencer par les Gurrelieder, que des œuvres de composition sérielle, nombre de jeunes auditeurs prirent conscience de l’extraordinaire importance de Schœnberg, non seulement comme véritable initiateur de la nouvelle musique, mais surtout comme personnalité d’une grande force expressive. Les différences séparant Schœnberg, Stravinski et Hindemith ne pouvaient pas mieux ressortir qu’elles ne le firent durant cette Musikwoche, et la nouvelle orientation vers l’expressivité ne semble pas justifier à elle seule le fait que les chefs-d’œuvre des périodes médianes de création de Stravinski et de Hindemith que l’on a pu y entendre, le Sacre du Printemps et le Τrio à cordes op. 34, aient une affinité plus importante et plus immédiate avec notre époque que l’Orpheus (1947) de Stravinski ou le Concerto pour piano de Hindemith (1945) et sa Sonate pour violoncelle (1948)... »
12Ce jugement rejoint certaines interrogations d’une génération plus jeune sur le néoclassicisme pratiqué jusqu’alors, des doutes qui se cristallisèrent autour de la seconde version de la Vie de Marie de Hindemith. Zimmermann reconnaît lui aussi le problème posé par cet idiome. Dans son article « Entscheidung im Material » [Le Choix du matériau] (Darmstädter Echo, 26/8/1950), qui résume ses impressions sur les cours d’été de 1950, il soulève des objections plus concrètes :
13« L’époque du silence de la jeune génération est révolue. Ceux qui, avec une opiniâtreté et une vitesse dont seule est capable la jeunesse, ont porté au tombeau, dans leurs travaux, l’héritage d’une musique déjà devenue historique, phénomène pour lequel ce que l’on a nommé « la course à Hindemith » était une évolution nécessaire et moins stérile qu’on l’a souvent décrit, se trouvent au-delà de tous les emportements stylistiques et ont très rapidement compris que la querelle autour des techniques et des moyens est secondaire, si l’on considère la pénétration intellectuelle exercée par l’œuvre d’art, et la responsabilité que celle-ci porte dans le pur processus de la création... »
14Le fait que Zimmermann ait considéré comme possible, en 1950, une telle réconciliation des styles, peut trouver son origine dans les compositions qui illustraient le dodécaphonisme de l’Ecole de Vienne. Devant la force morale d’une œuvre comme Un Survivant de Varsovie de Schœnberg (créée en Allemagne en 1950, à Darmstadt, sous la direction de Hermann Scherchen), le raisonnement sur la technique et le style n’a pas lieu d’être. Zimmermann parle, dans une certaine mesure, d’une manière impersonnelle de cette jeune génération où il se situe encore vraisemblablement sans aucun problème, et où il se voyait plutôt, en raison, bien sûr, de son âge. dans une position intermédiaire, prenant déjà un peu ses distances par rapport à l’enthousiasme de créateurs encore plus jeunes, comme Henze : ce fait est sûrement plus qu’un trait de langage. Ce n’est qu’au cours des années cinquante, où cette unité se dissout, que la langue de Zimmermann devient plus vive, et son énonciation plus personnelle. Dans l’article paru en 1951, « Material und Geist » [Le Matériau et l’esprit]1 (Melos, 1/1951), que l’on peut, pour une large part, lire comme une refonte de « Entscheidung im Material », le ton a changé. Il écrit, à propos de la technique sérielle de Schœnberg :
15« ... et le point crucial, ici, c’est que ce n’est pas sa technique sérielle en soi qui le place dans une situation aussi exposée, mais la force stupéfiante d’une personnalité..., qui rend son système si infectieux, en premier lieu par la transmission trop hâtive du contenu et du moyen artistique entre les mains de ses successeurs... »
16C’est sans doute aussi par réaction aux cours d’été de 1952, qu’il avait profondément ressentis comme un choc et qui, avec les créations de Structure la et Kreuzspiel, ouvraient la voie à la musique sérielle, qu’il publie « Unzeitgemässe Betrachtungen zur Musik der jungen Generation » [Considérations inactuelles sur la musique de la jeune génération] (Melos, 11/1952), génération dont il ne se considère plus comme un membre.
17Le critique musical et chroniqueur Zimmermann s’exprime ainsi pour la dernière fois. La position esthétique où il se trouvait tout d’un coup pouvait difficilement le pousser à faire des déclarations générales. Ce n’est qu’en décembre 1955, au terme d’un douloureux processus d’adaptation et de remise en question, que Zimmermann rédige un essai qui commente, indirectement, sa propre situation : « Mozart und das Alibi » [Mozart et l’alibi]. Mais à partir de cet essai, Zimmermann met en forme son univers intellectuel parfaitement autonome. Il connaîtra l’une de ses formulations les plus détaillées dans l’émission de radio « Sechs Jahrhunderte Ars Nova » [Six siècles d’Ars Nova] : le compositeur ne veut plus prendre place dans un univers globalisant. Il commence plutôt à concevoir sa propre existence artistique comme l’instance préservant la cohérence des choses.
18L’émission de radio, diffusée le 30 novembre 1963 sur la troisième station de la WDR sous le titre « Sechs Jahrhunderte Ars Nova – Ein Streitgespräch über ein gestern wie heute aktuelles Thema abendländischer Musik » [Six siècles d’Ars Nova - un débat sur un thème toujours actuel de la musique occidentale] (Numéro de bande WDR I-77459/63/I-III), a connu des avatars parfaitement comparables à plusieurs de ses œuvres musicales. La retranscription de l’émission porte encore le titre « Über die freundschaftlichen Beziehungen zwischen der « bösen neuen » und der « guten alten » Musik. Ein Streitgespräch unter Musikstudenten erdacht von Bernd Alois Zimmermann » [Sur les relations amicales entre la « mauvaise, nouvelle » et la « bonne, ancienne » musique. Un débat entre étudiants en musique, imaginé par Bernd Alois Zimmermann2, soulignant ainsi la portée pédagogique que Zimmermann avait donnée à cette émission.
19L’histoire de cette émission, que des documents permettent de retracer, nous fait remonter en 1960, où, dans une lettre du 5/11/1960 au rédacteur chargé de la Nouvelle Musique à la Südwestfunk, Josef Häusler, nous entendons parler pour la première fois de réflexions déjà fort concrètes sur une émission destinée à la série programmée par Häusler et intitulée « Junge Komponisten über alte Musik » [Les Jeunes compositeurs parlent de la musique ancienne]. Zimmermann souhaite utiliser comme exemples musicaux des compositions du Primo Libro di Capricci de Girolamo Frescobaldi, le prélude en mi bémol majeur du premier volume du Clavier bien tempéré, le dernier mouvement de la Sonate pour piano op. 110 de Beethoven, ainsi que les pièces d’introduction et de conclusion du Ludus tonalis de Paul Hindemith.
20La grande importance accordée à ce stade aux Capricci de Frescobaldi est vraisemblablement liée à un projet de la maison d’édition Bärenreiter, qui publiait les œuvres de ce compositeur et voulait engager divers compositeurs – entre autres Zimmermann - à adapter de la musique ancienne. Dans une lettre du 29 avril 1960, on soumet à Zimmermann une proposition liée à cette affaire. Le 27 mai de la même année, Zimmermann donne son accord pour sa participation, et annonce qu’il désirerait se concentrer sur les Capricci de Frescobaldi. Le projet d’adaptation lui-même semble d’ailleurs n’avoir été repris effectivement qu’en 1962 – avec les Cinque Capricci –, car aucun autre document le concernant n’existe entre ces deux dates.
21Mais les premières réflexions sur l’actualité de Frescobaldi s’expriment directement dans l’émission prévue pour la Südwestfunk. (Dans ces conditions, le manuscrit radiophonique daté de 1962 « Frescobaldi »3, publié dans le recueil d’essais Intervall und Zeit, est un dédoublement ou un prolongement de ces réflexions intiales.)
22Pour autant qu’il soit possible de tirer du choix des exemples musicaux des conclusions a posteriori sur les thèmes abordés dans cette émission, nous aboutissons - si on la compare aux lignes que « Six siècles d’Ars Nova » tracera par la suite – à une image parfaitement conventionnelle. A partir des Capricci de Frescobaldi, on examine apparemment les ricercari, les fugues et autres formes compositionnelles. Le Ludus tonalis de Paul Hindemith fait office de point final classique dans cette succession, et Zimmermann ne le dépasse pas. Cela peut être lié au mode d’écriture choisi en guise de transitions, dont l’importance diminue dans des compositions qui ne se servent plus de la musique ancienne comme point d’appui extérieur. Le concept de l’émission semble donc reproduire une fois de plus, peut-être à contrecœur, une image néoclassique. (On pourrait même penser que Zimmermann se rappelait le projet de sa thèse inachevée.)
23Le 11 décembre 1960, Zimmermann annonce l’envoi du manuscrit, et informe simultanément Josef Häusler qu’il a élargi le cadre des exemples musicaux :
24« S’y ajoutent encore l’Agnus Dei de la messe L’Homme armé de Josquin, Movements for piano and orchestra de Stravinski, Ricercar and doubles de Davies, le dernier mouvement de la Hammerklaviersonate de Beethoven, et le dernier mouvement de l’opus 111, toujours de Beethoven. Disparaissent Capriccio di durezze de Frescobaldi, et le prélude et le postlude du Ludus tonalis de Hindemith. »
25Dans la lettre du 26 décembre 1960, date à laquelle le manuscrit est effectivement envoyé, Zimmermann entreprend de justifier le fait que son ancien projet se soit autant élargi :
26« Dans le premier cahier des articles de Darmstadt est reproduite une lettre de Schœnberg où le musicien écrit à peu près ce qui suit, sur le fond : quand je veux écrire une œuvre, tout se déroule devant moi comme un paysage clair et translucide... même s’il est certain que je ferai tout, par la suite, d’une manière parfaitement différente.
27Le même phénomène frappe ma contribution à votre série d’émissions. Au début, ce devait être Frescobaldi, et ce devait être une chose brève, durant tout au plus trois quarts d’heure, à présent l’éventail s’est sensiblement élargi, il est plus ample – et il est en tout cas totalement différent de ce qui avait été prévu. Avec les exemples, tout cela devra prendre environ quatre-vingt-dix minutes, soit une émission nocturne complète.
28J’espère que vous approuverez, non, je suis certain que vous approuverez le fait que je me sois éloigné des méthodes de représentation utilisées jusqu’ici, et que je me sois rapproché d’une forme semblable à celle du feature : le débat, le débat inventé. »
29Le fait que Zimmermann ne tienne plus compte du cadre préalablement fixé montre que cette émission, que Zimmermann avait sans aucun doute acceptée, au début, comme un travail alimentaire, est à présent devenue un texte que le compositeur considère comme une œuvre à part entière. C’est un phénomène que nous rencontrons dans nombre de ses compositions : leur tendance à aller, dans une certaine mesure, « à la dérive » apparaît également dans ce texte plus ou moins littéraire. Ici encore, comme l’indique Zimmermann en faisant référence à Schœnberg, le texte a fondamentalement changé de cap au cours de l’écriture.
30La réaction de Hausler à la lecture du manuscrit, et tout particulièrement à la demande de Zimmermann, qui réclamait des honoraires proportionnels à l’ampleur de l’émission, fut celle que Zimmermann avait vraisemblablement attendue en secret, ou du moins redoutée. L’émission ne fut pas produite, et Zimmermann proposa le 27 avril 1961 le manuscrit à la Bayerische Rundfunk.
31En 1963, enfin, Zimmermann soumet un manuscrit retravaillé et élargi au rédacteur chargé de la nouvelle musique à la Westdeutsche Rundfunk, Otto Tomek. La décision de produire ce manuscrit est peut-être liée au succès de la création de la symphonie vocale Les Soldats, en mai 1963. Deux lettres, que Zimmermann écrit en octobre et novembre 1963 de Rome à Otto Tomek, illustrent, sous forme embryonnaire, les discussions préalables à la mise au point définitive de l’émission. Zimmermann propose Raoul Wolfgang Schnell comme réalisateur, et laisse carte blanche à Tomek pour la mise en forme du manuscrit. Zimmermann ne fut cependant pas totalement satisfait du résultat final, que, séjournant à Rome, il n’avait pu superviser. La lettre du 25 novembre 1963, adressée à Tomek, le laisse entendre sans aucune ambiguïté :
32« Reçois tous mes remerciements pour ta lettre du 19/11. J’y ai compris, d’une part, que mon manuscrit va être réalisé, ce que l’on peut bien sûr juger réjouissant. Mais je ne peux naturellement pas non plus passer sous silence le fait que la production ne m’a pas apporté la joie que j’attendais, cela me ferait beaucoup de peine si, quelle qu’en soit la raison, ce manuscrit qui te procura tant de plaisir au début te rebutait aujourd’hui. Une discussion sur des thèmes aussi difficiles ne se laisse naturellement pas présenter comme du cabaret, même si j’admets volontiers que le parlé et l’écrit sont deux choses différentes, et même si j’y ai moi aussi longuement réfléchi.
33Naturellement : tu avais les pleins pouvoirs, mais puisque l’on a « tranché dans le vif », je voudrais te proposer que l’on souligne, dans la présentation et dans la conclusion, que le texte a été adapté pour la radio, puis mis en ondes.
34On me prête certaines qualités d’écriture. Cela me peinerait de n’avoir pas su les garder pour cette pièce. Mais quoi qu’il en soit : ma joie de t’avoir vu réaliser cette émission n’est pas obscurcie sur l’essentiel, mes remerciements ne sont pas voilés le moins du monde. Ce qui me semble voilé, en revanche (c’est ce que je suis forcé de supposer), c’est le regard qu’a porté le réalisateur sur la pièce, même si je me permets de garder une bonne opinion de lui. Mais puisque c’est moi-même qui ai proposé le réalisateur, il ne me reste qu’à accepter la chose avec keep smiling. Du reste : une pièce aussi exigeante est naturellement, pour le meilleur des régisseurs, un sacré morceau. »
35L’idée d’établir des parallèles entre l’ancienne et la nouvelle musique, pour donner une légitimité historique à cette dernière, à laquelle on reprochait toujours de ne pas être de la musique, se rattache à une tradition du programme nocturne de la WDR. Les analyses de Webern par Stockhausen, que Zimmermann prenait parfaitement au sérieux, répondaient elles aussi à ce type de préoccupations. Le cas sans aucun doute le plus extrême, qui, comme le montrent des mentions presque identiques dans « Six siècles d’Ars Nova », avait sans aucun doute profondément influencé les conceptions de Zimmermann, était celui d’une émission de Karel Goeyvaerts, au printemps 1957, qui tentait d’établir des parallèles entre la technique isorythmique – sur l’exemple d’un motet de Guillaume de Machault – et la musique sérielle. Apparemment, on prévoyait même une comparaison avec la Deuxième Cantate de Webern, mais elle ne fut pas développée dans cette émission. La constellation formée par la technique isorythmique et la Deuxième Cantate de Webern se retrouve, dans l’émission de Zimmermann, comme une entité plus ou moins refermée sur elle-même, suivie presque immédiatement par ces données qui prennent leur source chez Josquin et Frescobaldi et, dans une certaine mesure, correspondent à la configuration que Zimmermann avait fixée à la fin 1960.
36Il est impossible de dire immédiatement pourquoi le lien Machault-Webern n’a manifestement fait son apparition dans le texte de Zimmermann que dans l’élaboration de la version qui serait par la suite diffusée par la WDR (si nous écartons, pour une fois, l’opportunisme qui n’est, là non plus, pas exclu). Les influences de Webern depuis le Concerto pour violoncelle et orchestre de chambre de 1953 sont aussi indéniables que la confrontation analytique spécifique du compositeur avec la configuration rythmique de la Deuxième Cantate de Webern, qui s’est exprimée dans plusieurs pages conservées (cf. Klaus Ebbeke : « Zu Bernd Alois Zimmermanns frtiher Reihentechnik », in Musiktheorie, N° 1, 1987, p. 45). On pourrait imaginer que Zimmermann, qui séjournait à la Villa Massimo au moment de la diffusion de l’émission de Goeyvaerts, ne prit connaissance que plus tard de ce manuscrit. Zimmermann, dans le cheminement de ses pensées, fait sans doute ainsi appel à des considérations qui étaient, dans une certaine mesure, « dans l’air » à cette époque. Mais il les amalgane en un système très personnel. Pour Zimmermann comme pour beaucoup d’autres à cette époque – les résultats de telles analyses et de telles mises en parallèles constituent des faits musicaux réels, qui ne portent donc aucun copyright analytique. Il devrait donc s’agir d’un éloge de l’originalité de l’édifice plutôt que des pierres qui le constituent.
37L’émission « Six siècles d’Ars Nova » ne nous est parvenue que sous forme de manuscrit d’émission, la forme, donc, que lui avait donnée Otto Tomek (et, pour son domaine, Raoul Wolfgang Schnell), et qui ne recueillit (voir ci-dessus) que l’assentiment mitigé de Zimmermann. Mais puisqu’il s’agit – avec les bandes de l’émission – de la seule source existante, il est légitime de reproduire ici, pour la première fois, ce texte absolument central dans la réflexion musicale de Zimmermann, et de le rendre ainsi accessible à un large public intéressé par la question.
38Le texte ci-après est reproduit dans une totale fidélité au manuscrit de l’émission, avec tous les passages douteux. Une erreur semble ainsi, manifestement, s’être glissée dans les considérations sur le nombre des transitions en talea dans le Kyrie de la Messe de Machault, mais elle ne pourrait être parfaitement corrigée que si l’on connaissait l’analyse utilisée par Zimmermann pour fonder sa réflexion. En ce qui concerne le « canon de devises », en revanche, il s’agit bien sûr, selon toute vraisemblance, d’un « canon de diminutions »4.
39Paru pour la première fois sous le titre «Eigene Gedankenwelt. Der Musikkritiker Bernd Alois Zimmermann» in Musiktexte. Zitschrift für neue Musik, 24, avril 1988.
Notes de bas de page
1 Traduction française in Contrechamps, 5, nov. 1985, pp. 30-31.
2 Se reporter page 145.
3 Traduction française in Contrechamps, op. cit., pp. 44-48.
4 En allemand : Devisenkanon et Divisionskanon. Par souci de clarté, nous avons choisi de rectifier systématiquement dans le corps du texte : nous traduisons donc Devisenkanon par canon de diminution (N. D. L. R.).
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Regards croisés sur Bernd Alois Zimmermann
Actes du colloque de Strasbourg 2010
Philippe Albèra, Pierre Michel et Heribert Henrich (dir.)
2012
Pierre Boulez, Techniques d'écriture et enjeux esthétiques
Jean-Louis Leleu et Pascal Decroupet (dir.)
2006
Karlheinz Stockhausen. Montag aus Licht
Revue Contrechamps / numéro spécial
Philippe Albèra (dir.)
1988